II

2338 Words
IINinon venait de se lever après une nuit d’insomnie, pendant laquelle elle avait cherché quel malheur pouvait s’être abattu sur la famille, pour que, la veille, pendant le dîner, sa mère et son grand-père eussent une physionomie si altérée, et Alexandre un air à la fois arrogant et maussade. Quand elle avait, plus tard, dit bonsoir à sa mère, elle avait vu des larmes dans les beaux yeux bleus, et comme elle interrogeait avec inquiétude, Mme Bordès avait répondu d’une voix étouffée : – Prie bien pour Alexandre, petite chérie, car il s’apprête à nous faire un grand chagrin. – Ah ! maman ! Lequel donc ? – Je te dirai cela plus tard. D’ailleurs, j’espère qu’il va réfléchir, que ce n’est chez lui qu’un moment de bravade. Ninon, qui aimait ardemment tous les siens, n’avait pu fermer l’œil de la nuit. Sans cesse, elle cherchait ce que pouvait bien méditer Alexandre pour causer tant de peine à ceux qui l’avaient élevé et entouré d’une affection forte et tendre. Il n’avait jamais été le frère préféré de Ninon. Sa nature égoïste, molle pour tout ce qui n’était pas son intérêt ou son plaisir, vaniteuse, très renfermée et manquant de franchise, faisait un contraste absolu avec celle de Laurent, excellent garçon, serviable comme pas un, très simple, très droit, travailleur infatigable et extrêmement affectueux. La plus complète harmonie avait toujours existé entre celui-ci et la petite sœur très vive, un peu coléreuse parfois, mais si tendre et si câline, qui était vraiment, depuis sa naissance, le rayon de soleil de la vieille ferme. Néanmoins, Ninon ne manquait pas d’affection pour l’aîné, et Alexandre, de son côté, lui en témoignait autant qu’il en était capable. D’ailleurs, qui n’eût aimé cette charmante créature, si bonne, si ardemment charitable, si délicieusement impulsive, toujours gaie, toujours prête à rendre service ? Ninon était la petite chérie du grand-père, ce dont aucun de ses frères n’avait songé à être jaloux ; elle était aussi très estimée de tous les habitants du bourg de Sarnay, dont dépendaient les Nardettes. Et surtout elle était tendrement aimée à la Mirille, la grande maison rose qui était la propriété de l’ancien industriel Pierre Larmy. Le père de celui-ci, issu d’une humble famille du pays, avait réussi, par son travail et ses aptitudes particulières, à établir à Angers une importante fabrique de chapellerie qui était vite devenue très florissante. Pierre lui avait succédé, tout marchait admirablement, lorsque, trois ans auparavant, ce dernier avait été atteint d’une douloureuse maladie qui l’avait obligé malgré lui à abandonner complètement la direction de la fabrique à un chargé d’affaires, en attendant que son fils aîné, Didier, pût le remplacer une fois son service militaire fini. Sur le conseil des médecins, il était venu s’installer pour toute l’année, avec ses deux filles, à la Mirille, la jolie propriété où auparavant il venait seulement passer l’été, la proximité d’Angers lui permettant d’aller jeter fréquemment à la fabrique le coup d’œil du maître. Ses enfants et les jeunes Bordès s’étaient connus tout jeunes. D’ailleurs, il y avait entre eux un lointain lien de parenté. Ils étaient également de la vieille race de ces paysans qui, aux jours de la Terreur, luttèrent intrépidement pour leur foi et pour leur roi. La fortune avait laissé Pierre Larmy très simple, sans aucune prétention, et la différence de position ne l’empêchait pas de considérer les Bordès comme ses meilleurs amis. Veuf de bonne heure, il avait élevé ses quatre enfants dans les principes solides et très religieux qui avaient toujours été ceux de sa famille. Mélite et Valentine, maintenant sorties du couvent, tenaient sa maison. Didier, qui venait d’avoir vingt et un ans, allait commencer au mois d’octobre, à Laval, son service militaire, Gratien, plus jeune d’un an, faisait son droit à Paris. Ils formaient une des familles les plus considérées du pays, à cause de sa dignité de vie, de ses convictions religieuses très fermes, de sa charité très grande. Sur Gratien seul, on se réservait. Le jeune Larmy n’avait pas le sérieux de son aîné, et il était revenu aux oreilles de plusieurs que le père avait dû payer de grosses dettes contractées par lui à Paris. Mais il était aimable et plaisait généralement beaucoup, du moins aux gens superficiels. Avec Ninon, il continuait, de même que son aîné, les rapports d’amitié simple et de camaraderie contractés dès l’enfance. Le charme de la jeune fille agissait sur lui comme sur tous, et si Ninon eût été coquette, ou seulement un peu moins inexpérimentée, elle se serait aperçue qu’elle était fort admirée de Gratien Larmy. Mais Ninon était encore enfant, et surtout elle ne s’occupait aucunement d’elle-même. Puis, sans qu’elle en eût même conscience, déjà son jeune cœur s’était donné. La jeune fille, sa toilette achevée, était entrée dans la chambre de sa mère. Mme Bordès, déjà levée, se coiffait devant la vieille glace entourée d’un cadre dédoré, qui formait le principal ornement de cette pièce meublée avec une simplicité extrême. Elle tourna vers sa fille son visage fatigué, creusé par l’insomnie de cette nuit. – Vous n’avez pas dormi, maman chérie ? dit tristement Ninon en offrant son front aux lèvres maternelles. – Non, mignonne, je n’ai pas pu. Je suis si tourmentée ! – Pourquoi donc, chère maman ? Le bras de la mère entoura le cou de Ninon, attira la jolie tête blonde qui s’appuya contre la poitrine maternelle. – C’est Alexandre... Il veut faire un mariage que nous ne pouvons admettre. Comprends-tu, Ninon, qu’il veut épouser la fille de Firmin Bardonnier ! – Oh ! maman ! Si jeune que fût Ninon, elle était au courant de la politique actuelle, dont on parlait fréquemment devant elle. Surtout elle n’ignorait rien de Bardonnier, dont le nom était lié à la persécution religieuse qui sévissait sur la France. – Ce n’est pas possible ! Alexandre !... Oh ! il ne peut persister dans cette idée ! – J’espère, en effet, qu’il réfléchira, et qu’il ne passera pas outre à la volonté de son grand-père. Mais comme cela prouve, hélas ! quel changement s’est produit en lui ! – Et... s’il veut quand même, maman ? – Nous ne le reverrons plus... Oh ! ma Ninon, prie bien pour que ce malheur s’éloigne de nous. Ninon mit un ardent b****r sur la joue sillonnée de pleurs. – Je vais à la messe, et je demanderai tant au bon Dieu qu’il change le cœur d’Alexandre ! Ne pleurez pas, maman aimée, ce n’est pas possible qu’il nous fasse ce chagrin affreux, en manquant ainsi à tous ses devoirs ! Quand Ninon descendit, elle trouva à la porte de la salle son grand-père qui fumait sa pipe, sur le seuil. Près de lui, Laurent se tenait debout, silencieux, une expression soucieuse et triste sur son visage au teint clair et coloré, un teint de blond que le hâle n’avait jamais pu altérer. Sans mot dire, Ninon vint appuyer sa tête contre l’épaule de l’aïeul, en levant vers lui ses yeux qui disaient clairement : – Je vous aime tant, grand-père ! Oh ! bien plus encore maintenant qu’un autre vous fait souffrir ! La main du vieillard se posa doucement sur la blonde chevelure. – Va prier pour nous, chérie. Il mit un b****r sur le front de la jeune fille, et Laurent l’imita. Alors, Ninon s’éloigna et, traversant la grande cour où s’ébattaient de nombreux volatiles, se trouva sur la route qui allait rejoindre le bourg de Sarnay. À gauche, à une centaine de mètres des Nardettes, se dressait une vieille maison à demi croulante, dont une épaisse toison de lierre cachait par endroits les crevasses. Un enclos mal tenu l’entourait. On appelait cette demeure la Brossière. Elle appartenait à une vieille cousine des Larmy, marraine de Didier, qui y vivait seule avec une jeune servante aux trois quarts idiote. Mme Brénoux avait perdu naguère son mari et son fils dans des circonstances terribles, et, depuis lors, elle était demeurée très bizarre. D’humeur sauvage, elle ne voulait voir personne en dehors des Larmy et des Bordès. Encore, à certains jours de plus noire mélancolie, refusait-elle même de les recevoir. Très méfiante par nature, elle était devenue d’une avarice sordide, se privant de tout et n’ayant jamais l’idée de venir en aide au prochain. Comme elle n’avait, prétendait-elle, aucune confiance dans les banques, elle conservait chez elle tout son avoir, très considérable, dont les Larmy devaient être les seuls héritiers. Sa vie s’écoulait, triste et sans consolation, dans cette sombre demeure. Mélite et Valentine Larmy venaient la voir de temps à autre, mais elles n’y étaient guère encouragées par l’humeur revêche de la vieille dame qui critiquait tout en elles. Ninon seule trouvait un peu grâce devant elle et parvenait parfois à adoucir ce pauvre esprit aigri par le chagrin et une farouche solitude. Comme la jeune fille passait ce matin-là devant la Brossière, une fenêtre du rez-de-chaussée s’ouvrit, le long et blême visage de Mme Brénoux apparut. – Viendras-tu me voir aujourd’hui, Ninon ? demanda-t-elle. – Pas aujourd’hui probablement, madame, mais demain, bien sûr. – Bon, tu seras gentille... Ce n’est pas comme Mélite et Valentine, qui ne se soucient guère de se déranger pour moi ! Ninon ne répliqua rien, mais elle songea en elle-même que Mme Brénoux faisait tout ce qu’il fallait pour éloigner ses jeunes parentes. À leur dernière visite, qui datait de quinze jours, elle s’était montrée si malveillante, si acerbe, que Valentine était sortie de chez elle en pleurant, et que Mélite, moins sensible, s’était écriée avec colère : – Elle pourra attendre longtemps avant de nous revoir ! – Gratien est-il toujours à la Mirille ? reprit Mme Brénoux. – Oui, madame. Et le voilà repris par ses rhumatismes, pauvre garçon ! – Ça l’oblige à rester tranquille au lieu de faire des sottises ! dit la vieille dame avec une sorte de petit rire ironique. Il paraît que son père est décidé enfin à lui refuser catégoriquement de l’argent. Voilà une bonne résolution qu’il aurait dû prendre il y a longtemps... J’espère que Didier viendra me voir un de ces jours. Il est gentil, ce garçon, bien supérieur à son frère, de toute façon. – Oh ! oui ! dit Ninon avec conviction. La vieille dame l’enveloppa d’un regard mi-ému, mi-ironique. – Ah ! tu trouves cela aussi, toi ? D’ailleurs, Didier a toujours été ton camarade préféré. C’est certainement une belle nature, bien franche et très aimable, et il est certain que vous devez vous comprendre... Allons, au revoir, Ninon, je ne veux pas te retarder. Bien vite, Ninon gagna l’église. C’était une vieille bâtisse sans grand caractère, mais où il faisait bon prier, dans la tranquillité recueillie qui y régnait. Ninon s’absorba aussitôt dans une supplication ardente pour Alexandre. Était-ce possible qu’une âme si chrétiennement élevée en arrivât là ! Déjà, depuis plusieurs années, on pouvait remarquer chez lui un changement dans les habitudes religieuses de son enfance et de son adolescence. Quand il venait passer quelques jours aux Nardettes, il se rendait encore à la messe du dimanche, mais il y avait la même attitude distraite et indifférente que prenait M. de Bleuves, un châtelain des environs, piètre chrétien, lorsqu’il accompagnait par pure courtoisie sa femme à l’office dominical. Oui, il était certain que depuis longtemps Alexandre avait perdu la foi. Et ce projet de mariage ne disait-il pas que chez lui la notion de l’honneur disparaissait aussi ? Involontairement, le regard de Ninon se portait à sa gauche, vers le banc des Larmy. Là se tenait Didier, qui assistait aussi à cette messe matinale. Celui-là était un vrai chrétien et un honnête homme dans toute l’acception du mot. Puis, comme l’avait dit tout à l’heure Mme Brénoux, quelle belle nature, loyale, affectueuse et d’instincts si élevés ! Quand Ninon sortit de l’église, elle trouva près du bénitier Didier, qui lui présenta l’eau bénite. Ils se signèrent tous deux, puis sortirent ensemble. Au-dehors, Ninon tendit la main au jeune homme en demandant : – Vos sœurs ne sont pas venues ce matin, Didier ? – Non, Valentine a été souffrante cette nuit, elle a encore un peu de fièvre ce matin, et Mélite a à faire entre elle et ce pauvre Gratien, qui gémit dans son lit où le cloue une crise affreuse. – Oui, elle commençait hier quand nous l’avons rencontré. J’espère qu’elle ne durera pas trop longtemps ! Et votre père, Didier ? – Il y a vraiment une amélioration en ce moment. Dieu veuille qu’elle continue ! Il paraît que vous avez la visite d’Alexandre, Ninon ? Une ombre parut tout à coup couvrir le visage de la jeune fille. – Oui. Une pénible visite, Didier. Les yeux de Didier – des yeux bleus très beaux comme ceux de Gratien, mais si différents d’expression – se posèrent, plein d’un affectueux intérêt, sur la physionomie attristée de Ninon. – Pourquoi, Ninon ? – Parce qu’il veut faire un mariage tout à fait inacceptable. Oh ! Didier, qu’il est douloureux de voir changer ainsi ceux qu’on aime... Des larmes remplissaient les yeux de Ninon. Didier pressa doucement la petite main qu’il tenait toujours. – Pauvre Ninon ! dit-il avec émotion. Depuis longtemps, je devinais qu’Alexandre n’était plus avec nous. Oui, cela doit être profondément triste pour vous tous ! Mais peut-être arriverez-vous à le raisonner, si vraiment ce mariage est impossible ? – Oh ! oui, Didier ! Si vous saviez de qui il veut devenir le gendre ! Je ne puis vous le dire, ce serait peut-être indiscret de ma part, car maman m’a appris cela en secret. Mais il faut vraiment, pour avoir eu cette idée qu’Alexandre soit... soit... absolument fou ! Quant à se laisser raisonner, vous savez combien il a toujours été entêté dans ses idées ? – Oui, je sais, Ninon. Mais il est capable encore, je suppose, de comprendre des considérations d’honneur, de conscience ? – Je ne sais pas... murmura faiblement Ninon. Devant ce jeune homme loyal, intransigeant sur le chapitre de l’honneur et du devoir, elle se sentait profondément humiliée à l’idée que son frère s’apprêtait à forfaire à l’un et à l’autre. – Si, si, Ninon, il faut le croire ! Voyons, puisque Alexandre est là, je vais vous accompagner chez vous, si vous le voulez bien, pour lui dire bonjour. Ninon acquiesça joyeusement, et ils prirent la grand-rue du bourg, salués au passage de bonjours empressés, auxquels ils répondaient avec une aimable cordialité. Nul ne songeait à s’étonner de les voir ainsi tous deux. Ils continuaient à agir comme dans leur enfance, avec la même simplicité, et chacun voyait toujours en eux la petite Ninon et le petit Didier qui jouaient encore l’année précédente comme de vrais enfants. Comme ils entraient dans la cour des Nardettes, ils rencontrèrent Alexandre qui sortait pour une promenade, dans l’intention, déclara-t-il, d’aller faire une courte visite à la Mirille, car il repartait dans l’après-midi pour Paris. – Déjà ! Même pas vingt-quatre heures de séjour ? Et on te reverra quand ? Alexandre eut un geste vague. – Je ne sais. Retournes-tu chez toi, Didier ? Je t’accompagne en ce cas ? – Certainement ! Au revoir, Ninon. Puis-je promettre votre visite à Mélite et à Valentine ? – J’y courrai une minute, cet après-midi, pour avoir des nouvelles de cette pauvre Valentine. À bientôt, Didier. Le jeune homme serra longuement la petite main qu’elle lui tendait, enveloppa d’un regard affectueux le frais visage de Ninon, et s’éloigna avec Alexandre. La jeune fille les regarda disparaître, puis rentra dans le logis en murmurant : « Quel dommage qu’Alexandre ne ressemble pas à Didier ! Oh ! ce n’est pas lui qui entrerait dans la famille d’un Bardonnier ! »
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