La forêt de Noctervine s'étendait à perte de vue, vaste et changeante, comme un monde à part enfermé dans une bulle de brume enchantée. Ici, les saisons ne suivraient pas les règles du monde extérieur. Elles obéissaient à la magie de l'Arbre-Mère, cœur battant de la forêt et source de toute vie féerique. Le ciel y semblait plus vaste, plus coloré, peint de nuances mouvantes qui n'existaient nulle part ailleurs. Au moindre frémissement des feuilles, un tintement cristallin s'élève, semblable à un rire d'enfant.
Les fées vivaient en harmonie dans cette forêt où tout semblait respirer la lumière. Leurs maisons, sculptées dans les branches ou nées de fleurs géantes, se balançaient doucement au gré du vent. Elles volaient d'un perchoir à l'autre, leurs ailes diaphanes laissant derrière elles une traînée de poussière lumineuse. Elles chantaient au matin, dansaient au crépuscule, et riaient tout au long du jour.
Mais au cœur de cette société presque parfaite, une dissonance persistait.
Néryn.
Il était le seul à ne pas appartenir tout à fait à ce monde de pétales et de sourires. La seule fée à ne pas être née, mais né. Un garçon. Une anomalie. Lorsqu'il avait éclos, l'Arbre-Mère avait tremblé. Les anciens s'étaient penchés sur lui comme on observe une fissure dans un joyau sacré. Il n'avait pas pleuré, n'avait pas ri. Il avait simplement ouvert les yeux — deux perles bleues si pâles qu'elles ressemblent au vide. Sa chevelure blanche nacrée, presque irréelle, tombait en vagues soyeuses sur ses épaules frêles. Et sur son torse, une marque étrange, une spirale gravée dans la peau, pulsait doucement comme une blessure ancienne.
Il n'avait pas été accueilli avec joie. Les chants avaient été étouffés, les fleurs fanées. On l'avait confié aux petites mains — celles qui nettoient, réparent, transportent — celles que personne ne voit vraiment. Il n'avait pas reçu de nom sacré, seulement « Néryn ».
Les années étaient passées. Il avait grandi à l'écart, logé sous les racines humides d'un arbre secondaire, loin de la chaleur des habitations principales. Ses journées débutaient avant l'aube et se terminaient bien après le coucher des lucioles. Il apprenait vite, observait en silence, retenait tout — les cycles de floraison, les chants anciens, les gestes des soigneuses et les rites des vertes. Mais nul ne prenait la peine de l’ancien. Il n'était pas censé être là.
Chaque matin, le tintement des clochettes marquait le début des tâches. Les fées vertes invoquaient le soleil, dispersant la rosée d'un battement d'aile. Les soigneuses examinaient les cocons de naissances. Les défenseuses patrouillaient, leurs ailes bardées de motifs guerriers.
Et Néryn, lui, se rendait là où personne ne voulait aller.
Ce jour-là, il fallait nettoyer les bassins d'irrigation derrière la cascade chantante . Une tâche difficile : l'eau enchantée était capricieuse et refusait souvent de se laisser approcher. Il marcha longtemps, les pieds nus sur les mousses argentées, saluant d'un murmure les rares fées qui daignaient le regarder. Certaines l'ignoraient, d'autres feignaient de ne pas l'avoir vu. Une ou deux riaient derrière leur main.
Il atteignit la cascade au moment où le soleil perçait les nuages, peignant l'eau d'arcs-en-ciel vivants. Le spectacle l'émerveillerait toujours. Il posa son seau, dévissa sa gourde, et s'agenouilla près du bassin.
— Tu ne devrais pas être ici.
La voix, douce, mais ferme venait d'au-dessus de lui. Il lève les yeux. Une fée aux ailes dorées le fixait, perchée sur une branche. Son regard n'avait rien d'hostile, mais il était chargé de distance.
— Je nettoie, répond-il simplement.
Elle haussa les épaules et s'envola sans un mot. Il soupira, tira sa manche et plongera les mains dans l'eau. Le courant semblait jouer avec lui, esquivant ses doigts, provoquant des tourbillons là où il tentait de nettoyer. C'était comme ça à chaque fois. Même l'eau ne voulait pas de lui.
Après plusieurs heures de travail, trempé et réfrigéré, il s'accorde une pause sous la voûte végétale. Il découvre un petit carnet de feuilles qu'il cache dans sa poche intérieure : un recueil de phrases entendues, d'observations, de mots anciens et de questions sans réponse. Tout ce qu'il apprenait en secret, il l'écrivait ici. Une page tenue son attention. Il l'avait griffonnée la veille, après avoir surpris une discussion entre deux anciennes :
« … Si le lien se manifeste, alors l'Arbre-Mère devra choisir. Ce serait une abomination. »
Quel lien ? Et pourquoi une abomination ?
Il trace un point d'interrogation au crayon de charbon, puis renvoie le carnet.
Ce matin, les feuilles avaient un goût de pluie. Je me demande si l'une des vertes a mal chanté ou si l'Arbre-Mère est d'humeur sombre. Je me suis réveillé dans mon abri sous les racines, l'humidité m'engourdissant encore un peu. Dormir là, c'est comme dormir dans le ventre d'une bête endormie. Pas très agréable, mais au moins, c'est silencieux. Personne pour rire ou chuchoter en me voyant.
Je sors toujours en rampant un peu pour ne pas connaître mon front contre la branche basse. Même les racines semblent vouloir me barrer le chemin. Parfois, je me dis que je suis né tordu, parce que même les troncs m'en veulent.
Je prends ma besace tressée et mon balai de fortune, mon bien le plus précieux. C'est à moi, au moins ça.
En sortant, la lumière de l'aube me caresse les paupières. Des rayons dorés filtrent à travers le feuillage, et j'entends les chants joyeux des autres fées qui dansent déjà dans les airs. Leurs ailes brillent de toutes les couleurs, tandis que moi, je reste au sol, invisible.
Je me surprends à penser :« Une journée de plus sans qu'on m'invite à chanter. Quelle surprise. » Je prends un chemin qui contourne les zones centrales, pour éviter les regards, les murmures. Sauf que je les entends toujours, ces chuchotements : « Il fait peur… », « On aurait dû le laisser dans le tronc… », « Même son ombre semble froide. »
Je serre les dents. Ils ne savent pas ce que j'entends quand je dors. Ce que je sens quand leurs ailes effleurent l'air trop près de moi.
Je m'approche du bassin de stockage, déverse mes déchets végétaux. Une mousse visqueuse collée à mes doigts, et un amas de racines en décomposition éclate sous la pression. Je retrousse les manches, nettoie en silence, en détail, en disparaissant.
On attend de moi que je sois une main sans voix, sans éclat. Mais mes pensées, elles, ne se taisent jamais.
Je me demande parfois ce que ça ferait de partir. Traverser la lisière, quitter Noctervine, disparaître dans les brumes. Est-ce que quelqu'un le remarquerait ?
Je lève les yeux vers les hauteurs, là où les branches s'entremêlent. Je connais un coin secret au sommet du saule noir, un arbre que les autres disent maudit parce qu'il pleure une sève noire. Moi, je sais qu'il n'est pas maudit. C'est juste triste. Comme moi.
Je grimpe, branche après branche, silencieux. Arrivé en haut, le vent siffle fort, la lumière danse en éclats. Je m'installe dans la fourche creuse, dors mon carnet de feuilles séchées et mon bout de charbon.
Je griffonne sans réfléchir : une spirale, une plume brisée, quelques mots.
Puis-je regarder la forêt.
Je me demande ce que je fais ici. Je n'ai jamais été vraiment l'un des leurs. Pas de rôle sacré, pas de don, pas de chanson. Même les anciennes évitent mon regard. Elles disent que je suis une erreur. Pourtant, l'Arbre-Mère m'a créé.
Je reprends mon chemin, le balai à la main, le cœur encore battant de ce que je viens de voir. Mais je ne peux pas me permettre de céder à la peur ou à l'excitation. Pas maintenant. Les corvées n'attendent pas, même pour un garçon comme moi.
Je passe près des vieilles racines où poussent les fougères, là où personne ne vient jamais. C'est là que je dois aller aujourd'hui : nettoyer cette vieille clairière où les feuilles mortes s'accumulent et menacent l'équilibre fragile de la forêt.
Je balaie lentement, les gestes mécaniques. Mes pensées, elles, s'égarent toujours ailleurs. Je ne peux m'empêcher de repenser à la lumière que j'ai vue. Une lumière qui ne vient pas des fées.
Puis mon regard accroche quelque chose, un coin de cuir utilisé qui dépasse sous un amas de sèches. Curieux, je m'agenouille et dégage doucement l'objet. C'est un livre. Vieux, abîmé, couvert de poussière et d'une fine couche de mousse. Il semble très ancien.
Je souffle dessus pour enlever la poussière et ouvrir la couverture. Les pages sont jaunies, mais les mots sont encore lisibles, écrits d'une calligraphie soignée, presque oubliée.
Le titre est simple : Les êtres magiques du monde.
Je feuillette les pages, fasciné. Il y a des dessins de créatures que je n'ai jamais vues, des histoires sur des êtres aux pouvoirs étranges, des légendes sur des territoires lointains. Je lis que dans ce monde, il y a des dragons, des esprits de l'eau, des loups-garous, et bien d'autres encore.
Mon cœur s'accélère. Ces pages sont un trésor. Un secret. Quelque chose qui dépasse tout ce que je connais ici.
Je regarde autour de moi, craignant qu'on me surprenne avec ce livre interdit. Mais la clairière est vide. Seule la forêt semble m'observer, silencieuse.
Je ferme le livre avec précaution et le serre contre moi. Je le prends. Je vais le garder. Ce sera mon secret. Mon refuge. Ma fenêtre ouverte sur un monde que je rêve de découvrir.
Je quitte la clairière, le livre caché sous ma cape, l'esprit en feu. Peut-être que, finalement, cette journée n'est pas comme les autres.