PROLOGUE-2

2199 Words
— Qu’est-ce que tu as voulu faire au juste ? Elle me lance un petit sourire triste. — Ma valise. Je lève les bras au ciel. — Tu as l’intention de prendre tout ça ? Je saisis son sac vide d’une main, pousse une des piles de vêtements du lit pour pouvoir le poser dessus. J’inspecte les habits d’un regard vide avant de me tourner vers elle en soupirant. — Tu as une idée de ce que tu dois emmener ? Elle secoue la tête et se laisse tomber à côté du sac. — Non… aucune idée. Je comptais le faire avec maman. Je m’installe à côté d’elle en croisant les bras. — J’ai rencontré Lana en arrivant, finis-je par dire. Elle se mordille un instant les lèvres avant d’opiner. — Elle n’avait pas l’air en meilleur état que toi. Elle hausse les épaules. — Vous vous retrouvez ici pour le départ ? Elle secoue la tête. — Non. Elle veut rester avec ses parents. Au rez-de-chaussée la porte d’entrée claque. Un bruit de pas se fait entendre dans les escaliers, ma mère apparaît sur le seuil de la chambre. Elle a les yeux aussi rouges que ceux de ma sœur, mais toutes les deux font comme si elles ne voyaient rien. Son regard se pose sur nous, sur le sac, puis sur les tas de vêtements et pour finir un sourire se dessine sur ses lèvres. — Tu essaies de faire ta valise ? Ma sœur opine en faisant la moue. Ma mère, dont le sourire s’élargit, fixe les habits qui recouvrent le sol de la chambre. Soudain, elle part d’un rire nerveux et incontrôlable. Mes lèvres s’étirent également et je me retrouve bientôt à rire sans raison. Ma sœur, qui nous examine d’abord comme si nous étions devenues folles, finit par rendre les armes et son rire rejoint les nôtres. — Tout va bien là haut ? s’exclame mon père depuis le bas des escaliers. Loin de nous calmer, sa question fait redoubler notre hilarité, et nous sommes incapables de lui répondre. Mes yeux pleurent, mon ventre me fait mal, mais je n’arrive plus à m’arrêter. Mon père passe la tête dans l’embrasure de la porte, le regard inquiet, surpris et enfin confus. — Ok, je vais vous laisser. Sa tirade nous fait repartir de plus belle et il nous faut de longues minutes pour arriver à nous maîtriser. Petit à petit, les rires de ma mère et de ma sœur se transforment, stoppant tout net les miens. Lorsque je sors de la chambre pour les laisser tranquilles, elles sont dans les bras l’une de l’autre, en larmes. Ce soir-là, le repas se fait quasiment en silence. Les seuls mots qui s’échangent sont entre mes parents et concernent essentiellement le travail et la belle récolte de pêches que la Plantation Gabe fera cette année. — À condition que les inséparables ne mangent pas tout, lance mon père à mon attention. Je souris pour la forme, mais le cœur n’y est pas. Ma mère essaie à son tour : — Peut-être que grâce à la belle production de cette année, Monsieur Gabe nous fournira des bons de travail bonus comme il le fait habituellement. Nous les mettrons de côté pour que tu puisses rendre visite à ta sœur si elle n’est pas trop loin. Anaïs renifle et sa lèvre inférieure tremble. Nous savons toutes les deux que la seule chance que nous avons de nous revoir dans les deux ans qui arrivent, serait qu’elle soit Ouvrière à la Nouvelle Paris. Toutes les autres destinations nous condamneront à devoir attendre qu’elle ait fini sa formation, ou qu’elle ait, ou moi d’ailleurs, suffisamment de bons de travail pour pouvoir obtenir un ticket sur une des navettes de voyages entre coupoles. Je lui prends la main sous la table et la lui presse tendrement. Elle respire un grand coup puis reprend une fourchette de purée noyée sous un jus de viande et de marrons. Après le repas nous passons au salon. Lorsque vingt heures sonnent, la télévision se met en marche sur les informations du N.O.M. Les vingt minutes de l’émission sont essentiellement consacrées à la Rafle. Le gouvernement nous rappelle pourquoi elle est nécessaire tout en pointant du doigt l’histoire de l’Ancien Monde. Je connais le laïus par cœur. À force de l’entendre à l’école, au journal télévisé, à la maison, je pourrais réciter tout cela de mémoire. Le Grand Gouverneur s’exprime à son tour, pour apporter son soutien et souhaiter bon courage aux adolescents concernés. Pour la première fois depuis que je suis en âge de regarder le journal, son fils l’accompagne le soir de la déclaration de la Rafle. Contrairement à son père, nous ne le voyons pas souvent, mais, à chaque fois que c’est le cas, sa beauté me sidère. Il a des yeux et un regard qui vous transperce de part en part. Je suis certaine que toutes les filles de son école lui courent après et qu’il s’en donne à cœur joie. Je rougis de penser à des choses pareilles, tout en serrant les dents devant ce garçon qui fixe la caméra d’un air tellement assuré. — Oh, mais c’est vrai que le fils du Grand Gouverneur a ton âge, Anaïs ! s’exclame maman. Lui aussi va devoir dire au revoir à ses parents demain. Je lève les yeux au ciel. Comme si son père allait le laisser partir loin de lui ! Le journal se termine sur la traditionnelle devise du N.O.M : Ordre, Obéissance, Sécurité. Trois mots qui m’horripilent. La télé s’éteint et nous restons encore une petite heure à discuter, ou à nous taire, avant de regagner nos chambres. Alors que je suis sur le point de me mettre au lit, on frappe à ma porte. Je n’ai pas le temps de répondre qu’elle s’entrouvre. — Eléa, je peux dormir avec toi ? Anaïs se tient sur le palier en chemise de nuit. J’acquiesce en souriant. — Allez, viens là. Qui sait quand nous aurons l’occasion de dormir à nouveau ensemble ! Nous nous couchons chacune d’un côté du lit et tentons d’attraper un sommeil bien difficile à trouver. Après une nuit très compliquée, maman vient nous réveiller sur les coups de neuf heures trente. C’est exceptionnel de sa part, elle qui déteste que l’on fasse la grasse matinée ! En regardant l’heure sur mon réveil je me fais également la réflexion que cela doit faire un moment que ça la travaille de venir nous bouger. Il ne reste qu’une heure trente avant que la navette passe chercher ma sœur. Nous descendons rapidement pour le petit-déjeuner. Mes parents ont le visage fermé et j’ai moi-même bien du mal à avaler quoi que ce soit. Anaïs tourne et retourne sa cuillère dans son thé sans en prendre une seule gorgée. Mon père passe derrière elle et lui pose les mains sur les épaules. — Tout va bien se passer ma grande. Et rappelle-toi que quoiqu’il advienne, nous serons fiers de toi. Elle opine en baissant la tête. Sa main gauche posée sur son genou tremble. — Mais oui…, lance maman d’un ton faussement enjoué. Regarde ton père et moi ! Nous sommes ravis de notre Rafle et du choix qui a été fait pour nous. Si nous n’avions pas tous les deux atterri ici, nous ne nous serions jamais rencontrés. Ma mère a grandi à la Nouvelle New York tandis que mon père est originaire de la Nouvelle Paris, qu’il n’aura finalement jamais quittée. — Et vous ne seriez jamais venues au monde toutes les deux, conclut mon père en déposant un b****r sur la tête de ma sœur. Je grimace et repousse mon bol et mon assiette, j’ai définitivement perdu l’appétit. Je monte ensuite aider Anaïs à descendre ses affaires puis nous nous installons tous ensemble dans le salon en attendant l’heure. Chaque minute qui s’écoule semble s’enfoncer un peu plus dans mon estomac. Les larmes que je me suis promis de ne pas laisser couler sont sur le point de s’échapper. Ma sœur. Ma grande sœur va nous quitter. Ma sœur à qui je ressemble tant que tout le monde nous prend pour des jumelles. Lorsque ma tablette émait un bip pour m’avertir de l’arrivée d’un nouveau message, je suis tellement soulagée que quelque chose me distrait momentanément, que je me jette littéralement dessus. C’est un message d’Aurore. AURORE : Coucou ma moitié brune ! Simon est avec moi, nous voudrions passer dire au revoir à ta sœur, mais je ne sais pas si ça pose un problème ou pas ? Le 21 juin 248 à 10 h 41 Anaïs qui lit par-dessus mon épaule sourit. — Dis-leur de passer. Ça me fera plaisir de voir les inséparables une ultime fois avant de partir. Elle s’étrangle sur les derniers mots et détourne la tête. Ma mère me regarde, interrogative. — Simon et Aurore demandent à passer pour dire au revoir à Anaïs. — C’est bien ce que j’avais compris. Elle me fait un pâle sourire. — Dis-leur de venir. Ce n’est pas comme s’ils ne faisaient pas partie de la famille depuis quatorze ans. Je la remercie du regard avant de répondre à Aurore. ELEA : Mes parents et Anaïs sont d’accord. Venez vite, c’est étouffant ici ! Le 21 juin 248 à 10 h 44 J’ai à peine appuyé sur « envoi » que l’on frappe à la porte. Je glisse ma tablette dans la poche arrière de mon short et me rue à l’entrée pour ouvrir à mes amis. Aurore me prend immédiatement dans ses bras. — Comment ça va ? murmure-t-elle Je hausse les épaules. — C’est dur. Je ne voulais pas pleurer, mais juste avant ton message je n’en étais pas loin. Encore une fois tu me connais tellement bien que tu savais que j’aurais besoin de vous. Elle me regarde d’un air entendu avant de s’avancer dans la maison pour saluer mes parents. Simon me presse à son tour contre son cœur puis nous suivons Aurore. Entre les effusions des bonjours et des au revoir, le temps passe vite. Et rapidement, trop rapidement, mon père interpelle tout ce petit monde. — Anaïs, il est l’heure ma chérie. Je lève la tête sur l’horloge. Dix heures cinquante-six. La navette arrive dans quatre minutes. Une boule née au fond de ma gorge et dans mon ventre. Des taches noires dansent devant mes yeux. Ma sœur va partir. Mon père attrape le sac, je saisis Anaïs par un bras, ma mère la prend de l’autre côté, et nous sortons dans l’allée. La navette est déjà au début de la rue. Elle glisse lentement à cinquante centimètres du sol. Nous nous avançons jusqu’au trottoir. D’autres familles sont sur le bord à attendre. Tout le monde s’embrasse, se serre dans les bras. Nous entendons des sanglots, des soupirs. Sur le pas de leur porte, les parents d’Aurore nous interpellent et nous font un petit signe. Caroline, sa mère, a les yeux rouges et se les tamponne avec un mouchoir. La navette arrive à notre hauteur. Elle s’arrête, se pose, la porte s’ouvre. Un agent en descend un listing à la main. — Qui part aujourd’hui ? nous interroge-t-il. Ma sœur lève une main tremblante. — Bien. Approchez. Votre nom, prénom et date de naissance, s’il vous plaît. Elle fait quelque pas dans sa direction. — Anaïs… Sa voix se casse, elle se racle la gorge avant de recommencer. — Anaïs Gilban, je suis née le 17 janvier 232. L’agent cherche dans sa liste avant de s’arrêter sur le nom de ma sœur et de cocher la case en face de son nom. — Bien, dites au revoir, prenez vos affaires et grimpez. Je le trouve froid, cruel, indifférent. Il pose sur nous un regard dénué de toute émotion. Comme si tout cela n’était rien. Anaïs s’approche de moi et m’étreint. — Je t’envoie un Com’ ce soir pour te dire où je suis, souffle-t-elle. La gorge serrée, j’acquiesce. Elle me pose une main sur la joue. — Fais attention à toi, et surtout, amuse-toi, conclut-elle. Je lui souris. Elle fait un pas en arrière, mais je ne veux pas la laisser partir. Je la rattrape par la main pour la serrer à nouveau contre moi. — Je t’aime Anaïs, murmuré-je dans un sanglot. Elle pince ses lèvres tremblantes avant de répondre. — Je t’aime aussi, petite sœur. Je ne peux pas tenir ma promesse plus longtemps, j’explose en larmes et Anaïs me laisse dans les bras d’Aurore pour s’approcher de mes parents. Mon père la serre longuement contre lui. Il a les traits tirés, mais il reste digne. Ma mère fond en larmes dès que ma sœur se tourne vers elle. Elles restent accrochées l’une à l’autre, le corps secoué de sanglots, durant de longues secondes. Trop longues apparemment au goût de l’agent. — Il faut y aller maintenant, Mademoiselle Gilban. Vous n’êtes pas la seule à partir aujourd’hui. Ma sœur s’arrache à l’étreinte de ma mère, elle acquiesce en reniflant et en s’essuyant les yeux. Elle dépose un dernier b****r sur la joue de maman, attrape son sac et grimpe dans la navette. Les portes se ferment, la navette décolle du sol, mes larmes coulent. Anaïs, une main posée contre la fenêtre, nous fait un signe d’adieu. Puis la navette avance, trop vite, pour finir par disparaître à l’angle de la rue. *** CLARA LA NOUVELLE NEW YORK le 20 juin 248 GABRIEL : Coucou ma Clara. Ce soir, je ne peux que penser à toi. J’aurais tant aimé passer te dire au revoir aujourd’hui. Malheureusement, cela n’a pas été possible. Je pars demain pour ma Rafle. J’appréhende un peu, j’espère que tout se passera bien. Tu vas tellement me manquer. Je sais que tu le sais déjà, mais je voulais te le redire : je t’aime. J’espère pouvoir rentrer durant ces deux ans pour te faire une visite surprise. Prends soin de toi, sois sage. Bisous. Le 20 juin 248 à 20 h 30 J’arrête ma tablette, les larmes aux yeux. Gabriel part demain. Mon cœur saigne. J’aurais aimé lui dire au revoir de vive voix. Par écrit les mots ne veulent pas sortir. Demain… demain c’est promis, quand ils auront de nouveau un sens, je lui enverrai un message. Lorsque j’éteins la lumière ce soir-là, je ne trouve pas le sommeil. Je pleure durant de longues heures, la tête enfouie dans mon oreiller pour ne pas que ma mère m’entende. Comment vais-je faire pour survivre pendant deux ans sans lui ?
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