CHAPITRE 1

1618 Words
CHAPITRE 1 Je sors de l’eau et secoue la tête pour décoller les boucles brunes plaquées sur mes joues. Derrière moi, noyés au milieu des cris des autres adolescents qui s’amusent, j’entends Aurore et Simon qui s’éclaboussent en riant. Nous sommes le 20 juin de l’an 250, c’est le premier jour des vacances et, comme tous les ans, nous avons tenu à fêter cela en pique-niquant au bord du lac. La journée touche à sa fin, le soleil baisse à l’horizon, l’endroit est magnifique. Le lac est tellement immense que je n’en distingue pas l’autre rive. Il est bordé d’arbres luxuriants, le tapis d’herbes qui l’entoure est parsemé de fleurs de toutes les couleurs. J’ai un pincement au cœur en me disant que, dans le passé, de nombreux animaux devaient vivre en liberté ici. Aujourd’hui, il n’y en a plus un seul. Je m’allonge sur ma serviette et regarde le ciel azur au-dessus de moi : nous sommes le 20 juin et j’ai seize ans, tout comme mes amis. Je repense à ce même jour de l’année dernière, nous avions alors quinze ans, et tout était différent. Même si nous savions qu’un décompte commençait pour nous, la journée avait été magnifique et les vacances qui avaient suivi, magiques. Comme si c’étaient les dernières… C’étaient les dernières ! Je ferme les yeux et songe de nouveau à toutes ces années, toutes ces vacances que nous avons passées ici. Les fous rires, les parties de cache-cache dans les bois, les promenades en vélo sur les berges du lac, les batailles d’eau : du plus loin que je me souvienne, Aurore et Simon ont toujours été là, avec moi. Ma gorge se serre et je me redresse en secouant la tête. Je regarde autour de moi, nous sommes les seuls de notre âge. Tous les autres adolescents présents ont quinze ans ou moins. Depuis ce matin que nous sommes arrivés, ils nous jettent de petits regards en coin. Si les autres ont préféré rester en famille, Simon, Aurore et moi nous étions promis de faire comme d’habitude… jusqu’au dernier moment. — Eléa, qu’est-ce que tu fais ? me crie Aurore en me tirant de ma rêverie. — Je prends le soleil avant qu’il ne se couche ! Elle sort de l’eau avec Simon et ils me rejoignent sur leurs serviettes. Aurore est ma meilleure amie, nous nous connaissons depuis notre naissance, nous avons seulement quelques jours d’écart et nos parents sont voisins, nous avons donc pratiquement grandi ensemble. C’est la plus belle et la plus intelligente des filles que j’ai jamais rencontrée. Elle est grande, élancée, ses cheveux couleur de feu donnent de la profondeur à son regard d’émeraude, et sa peau laiteuse est parfaite, sans tâche ni cicatrice. Il faut dire qu’elle y fait très attention, et s’enduit régulièrement le corps de crème à base d’aloès, que sa mère prépare elle-même, afin de la protéger du soleil. Notre seule rivalité était sur le plan scolaire, mais elle finissait toujours par gagner. Mes yeux glissent sur Simon, mon meilleur ami. Aurore et moi l’avons rencontré dès nos premières années d’école et nous l’avons tout de suite adopté. Il est grand, blond, les yeux marron, et, ces derniers temps, une certaine musculature commence à apparaître sur son corps, plus tout à fait enfantin. Il était loin d’être le plus bête en classe, même si, bien souvent, il se contentait d’en faire un minimum. Nos copains ont pris l’habitude de nous appeler les trois inséparables, Aurore la rousse, Simon le blond, et moi, Eléa, la brune aux yeux bleu nuit. Nous avons toujours été dans la même classe, nous avons passé toutes nos récréations et toutes nos vacances ensemble. Nous avons toujours tout partagé ; les joies comme les peines et les doutes. Ce sont mes moitiés. Sur le plan physique pourtant, nous sommes très différents. Je suis plus petite qu’Aurore et plus maigrichonne aussi. Là où ma meilleure amie commence à avoir des formes féminines, moi, je ressemble encore à une enfant de quatorze ans. Mais je ne me plains pas. Plutôt sportive, ma taille et mon poids sont un avantage certain dans bien des situations. Simon soupire et nous regarde. — Que faisons-nous ? Vous voulez rentrer ? — Attends encore un peu ! répond Aurore. Le soleil commence à peine à baisser, nous avons le temps ! — Oui, mais mes parents organisent une soirée avec toute la famille pour l’occasion, je ne voudrais pas faire attendre tout le monde. — Pareil pour moi, dis-je, même Anaïs a fait le déplacement ! Aurore se retourne vers moi. — Quoi ? Ta sœur est là et tu ne m’as rien dit ! Je soupire. — Elle me manque tellement depuis qu’elle est partie que je n’aime pas spécialement partager nos conversations, et puis, ce n’est pas comme si j’allais pouvoir la cacher, tu aurais fini par la croiser. Elle devait arriver ce matin, je pensais qu’elle viendrait nous rejoindre pour se baigner. Anaïs… la dernière fois que je l’ai vue, c’était il y a deux ans, l’année de ses seize ans. Le 21 juin. Penser à elle me ramène à demain, à notre 21 juin, et je vois dans les yeux de mes amis que leurs pensées ont suivi le même cheminement. — Allez, dis-je en tapant dans mes mains, rangeons nos affaires et rentrons chez nous. Aurore, si tu veux, passe à la maison un moment, tu pourras voir Anaïs et l’abrutir de questions sur sa vie dans la Nouvelle Tokyo ! — Je pourrais aussi lui poser des questions sur… — Non, tu sais qu’ils n’en parlent pas, l’interrompis-je. Que personne n’en parle jamais. Aujourd’hui encore moins que d’habitude. — Et puis, pour dire quoi ? ajoute Simon. Anaïs fait partie des Grands maintenant, et tout ce qu’elle a vécu pendant deux ans est classé confidentiel. Elle en a fait le serment. — Je sais bien, répond Aurore en faisant la moue. Mais j’ai tellement envie d’en apprendre plus. J’ai horreur de cet inconnu qui plane sur nous ! Je lui prends la main avec tendresse. — Nous en sommes tous au même point, Aurore ! Nous avons tous peur ! Simon passe son bras autour de ses épaules. — Oui et puis, nous serons ensemble : le trio inséparable. Rien ne pourra nous arriver. À nous trois, nous sommes invincibles ! Rappelle-toi toutes ces batailles gagnées dans la cour de récré ! Aurore le regarde et un petit sourire se dessine sur son visage. Elle se dresse sur la pointe des pieds et lui plante un bisou sur la joue. Puis elle se penche vers moi et me prend dans ses bras. — Vous avez raison, mes moitiés, nous sommes inséparables et rien ne peut nous arriver. Allons-y. Il est temps que j’aille affronter la peine de mes parents. Chacun de nous finit de ranger ses affaires en silence, puis nous enfourchons nos vélos. Le retour se fait dans le calme, nous sommes perdus dans nos pensées. J’en profite pour laisser mon regard se perdre sur notre quartier ; l’endroit que je connais le mieux, celui où j’ai grandi, où mes amis et moi avons passé tellement de bons moments. La Nouvelle Paris. La ville n’est pas tout à fait située à l’emplacement du Paris du passé, mais plutôt à sa périphérie et elle est totalement différente de l’ancienne. De taille modeste, elle se compose exclusivement de maisons. Les bâtiments plus imposants appartiennent au Gouvernement ou aux propriétaires de plantations. Tous les quartiers sont arborés et fleuris. Les rues sont propres. Rien ne dépasse. Nous posons un pied à terre devant la maison de Simon, première bâtisse de la rue des Orangers. Plusieurs navettes sont garées devant. Ses parents ont effectivement convié toute la famille. À peine nous sommes-nous arrêtés que sa mère ouvre la porte d’entrée. — Simon ! Te voilà enfin, ça fait déjà une heure que tout le monde est arrivé ! Ses yeux sont rouges et elle tient un mouchoir en papier à la main. La soirée ne va pas être facile ! Aurore et moi embrassons Simon, chacune sur une joue, puis je le prends dans mes bras un petit moment en murmurant : — À demain, Simon, salue tes parents pour moi, et dis-leur que j’espère les revoir bientôt. Dis à ta mère que ses biscuits vont terriblement me manquer ! Quand je recule, j’ai les larmes aux yeux et Simon aussi. Lorsque Aurore s’approche de lui à son tour, les siens brillent aussi plus qu’à l’accoutumée. Nous nous étions promis de ne pas pleurer et d’être forts… Nous n’allons donc pas commencer maintenant ! Je prends une profonde respiration et remonte sur mon vélo. Aurore fait de même et Simon se retourne vers nous une dernière fois. — À demain, mes moitiés, à demain pour notre grand jour ! Aurore et moi continuons en silence jusqu’aux numéros 43 et 44 de la rue des Orangers. Je jette mon vélo sur la pelouse devant chez moi et me précipite dans les bras de mon amie. — À demain, Aurore ! Promets-moi d’être forte ce soir ! Promets-moi de ne pas craquer ! — C’est promis, Eléa. De toute façon, je ne peux pas craquer devant eux. J’entends sa voix qui se casse sur ses dernières paroles. Puis elle reprend : — Je suis leur fille unique ! Ça va être horrible ! — Je sais ma belle, dis-je en lui caressant les cheveux, je sais, mais tout va bien se passer, tu vas voir ! Tu es belle et tu es intelligente, tout ne peut que bien se passer ! Elle respire un grand coup, recule et me serre les mains. — Et toi, ça va aller ? Je fais un geste évasif pour balayer ses inquiétudes. — Pff ! Tu sais, je suis persuadée que les conversations de la soirée vont tourner autour de la vie d’Anaïs. Anaïs la nouvelle Grande, Anaïs la première Grande de la famille, Anaïs envoyée dans la Nouvelle Tokyo pour y travailler sur les nanotechnologies ! Je ne vais même pas avoir le temps de penser à tout ça ! — Eléa, regarde-moi ! Je lève la tête vers mon amie et mon regard accroche le sien. — Tu n’es pas plus bête que ta sœur ! Il n’y a aucune raison que ton avenir soit différent ! Bientôt, tes parents auront deux fois plus de motifs d’être fiers ! Je la serre une dernière fois dans mes bras puis je recule d’un pas décidé. — Merci, Aurore, merci d’être mon amie, merci d’être ma moitié ! À demain pour notre grand jour ! Elle m’embrasse sur la joue et quand elle se redresse elle lance : — À demain pour La Rafle ! Demain le 21 juin. Journée mondiale de La Rafle.
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD