CHAPITRE 2

1975 Words
CHAPITRE 2 Au moment où je pose la main sur la poignée de la porte, je repense à la Rafle de ma sœur. Jusqu’à il y a deux ans, dans ma famille, il n’y avait eu que des Ouvriers, jamais un Grand, et aucun Oublié. Mais, depuis, il y a eu ma sœur. Anaïs, la Grande ! Mes parents ont beau me dire qu’ils seront fiers de moi quoiqu’il arrive, je sais qu’au fond d’eux, ils espèrent pour moi le même avenir qu’elle. Après avoir passé deux ans à l’institut de formation en nanotechnologies de la Nouvelle Tokyo, elle aura, dès la semaine prochaine, un poste de chercheuse au sein d’une équipe qui travaille sur le développement d’une molécule qui pourrait rendre de nouveau viable toute notre atmosphère. Moi, je n’en demande pas tant. Je préfèrerais effectivement être dans un institut de Grands, pour que ma famille soit fière et pour être avec Aurore qui, j´en suis certaine, en fera partie. Mais, si je dois être Ouvrière, cela me convient aussi. Tout me va. La seule chose que je désire c’est de pouvoir rester en contact avec mes parents. L’image de Lana, la meilleure amie d’Anaïs me traverse l’esprit, mais je secoue la tête pour la chasser, ce n’est pas le moment de penser à ça. À peine entrée, ma mère me tombe dessus. — Tu n’aurais pas pu rentrer plus tôt ? Cela fait déjà cinq heures que ta sœur t’attend ! Elle n’a pas fait tout ce voyage pour ne te voir qu’en coup de vent ! — Non, maman, Anaïs a fait le voyage parce que, demain, c’est le jour de la Rafle, et que c’est peut-être la dernière occasion pour elle de me voir ! Papa intervient : — Eléa, ne parle pas comme ça à ta mère ! Mais qu’est-ce qui ne tourne pas rond dans ta tête, en ce moment ? Nous avons tous vécu une Rafle, nous savons ce que c’est. Ce n’est pas une raison pour être désagréable ! Pour le coup je crierai bien encore plus fort, quand je me souviens comment tout le monde a vécu la Rafle de ma sœur. Anaïs semble d’ailleurs du même avis que moi. — Papa, maman, laissez-la un peu tranquille, je me rappelle dans quel état j’étais, il y a deux ans ! Elle se glisse sous le bras de mon père qui s’est appuyé sur le chambranle de la porte du salon et s’approche de moi. Elle ouvre ses bras et je me jette dedans. Que c’est bon de la revoir ici, à la maison, avec nous ! C’est à ce moment que je m’aperçois à quel point elle m’a manquée, et que les Com’ journaliers que nous échangeons ne sont pas suffisants. Doucement, elle chuchote à mon oreille. — J’aurais bien aimé vous rejoindre au lac, mais ces deux-là sont intarissables. Ils savent que je n’ai pas le droit de raconter quoi que ce soit de précis, mais ils s’obstinent à me poser dix mille questions ! Je pouffe discrètement contre son épaule, la période où nous faisions tourner nos parents en bourrique me revient en mémoire d’un seul coup. — C’est bon de te voir, Anaïs, ça me fait vraiment du bien ! — Moi aussi, petite sœur, je suis heureuse d’être là, mais dis-moi, comment vont les inséparables ? Je lève les yeux au ciel. — Oh, eux, ils vont bien. Tu sais, tant que nous sommes tous les trois, nous allons toujours bien ! Maman me tape sur l’épaule. — Allez, les filles, allons au salon, histoire de passer un peu de temps en famille. Alors que papa et maman entrent dans le salon, Anaïs se tourne vers moi et fait semblant de s’étrangler en tirant la langue. Je recommence à rire. Maman continue : — Eléa, pour ta dernière soirée parmi nous, nous avons prévu ton menu préféré : rôti de veau aux châtaignes, gratin de pommes de terre au fromage et tarte aux myrtilles. — Hummm, ça me donne faim tout ça ! pouffé-je. Anaïs, qui me regarde avec de grands yeux innocents, me donne encore plus envie de rire. — Ça fait plaisir de voir que vous êtes toujours aussi complices, les filles, lance papa. Même si, comme d’habitude, c’est à nos dépens ! Anaïs et moi éclatons de rire en même temps et il nous faut bien cinq minutes pour nous calmer, les sourcils froncés de maman ne nous sont d’ailleurs pas d’une grande aide. Le reste de la soirée se déroule en douceur. Anaïs nous relate brièvement ce qu’elle peut nous raconter sur les deux ans qui se sont écoulés. Je lui parle des cours et lui donne des nouvelles des personnes qu’elle connaît. Elle nous décrit la nouvelle vie de certaines de ses amies avec lesquelles elle est toujours en contact depuis leur Rafle, mais bien vite son regard se perd dans le vide et je suppose qu’elle songe à Lana, sa meilleure amie : une Oubliée. Pour donner le change, papa et maman lui expliquent les nouveaux procédés qu’ils utilisent dans les champs d’arbres fruitiers de la ville afin d’en augmenter le rendement. Nous attaquons le dîner avec beaucoup de plaisir. Comme d’habitude, c’est un délice. Maman est un vrai cordon bleu. J’apprécie d’autant plus que ce sont mes plats préférés et que je ne sais pas quand j’aurai l’occasion d’y gouter à nouveau. À cette idée, je perds un peu l’appétit, mais Anaïs, qui sent mon malaise, me serre brièvement la jambe et me fait un petit sourire qui chasse mon angoisse. Nous retournons ensuite dans le salon, où comme tous les soirs, la télé se met en marche toute seule à vingt heures. Je serre les mâchoires. Les informations me sortent par les yeux. C’est toujours la même chose. Les louanges du N.O.M et de ce qu’il a accompli et fait pour nous depuis la IVème guerre mondiale. En ce 20 juin, comme tous les ans, les nouvelles tournent autour de la Rafle. Nous voyons des images en direct de la Nouvelle Tokyo, où il est déjà quatre heures du matin et où le lieu de rassemblement est déjà prêt à accueillir les adolescents. Je suppose qu’il en va de même ici, mais je préfère ne pas y penser. Le Grand Gouverneur prend la parole pour encourager les jeunes à faire leur maximum lors des épreuves de demain et je soupire en me passant une main sur le visage. Si au moins tout le monde pouvait arrêter de parler de ça ! Avant la fin du journal, une sonnerie retentit à l’antenne, c’est le signe de l’annonce des exclus de la semaine. Tous les mercredis soirs, le N.O.M fait connaître l’identité des citoyens n’ayant pas respecté les règles et qui sont, de ce fait, exclus des coupoles. Nous n’en avions pas eu depuis plusieurs semaines. La liste de noms défile, suivie de la ville et du motif d’exclusion, et ça me fait froid dans le dos. Je ne les lis même pas, cela me rend malade. Une dizaine en tout et pour tout. Une dizaine de personnes qui ont été chassées et qui ont certainement péri dans d’affreuses souffrances. Voilà comment le N.O.M nous rappelle qu’il est important de suivre le règlement. Je serre les poings pour m’obliger à me taire. Mes parents n’aiment pas quand je commente ce genre d’évènement et je n’ai pas envie de me fâcher avec eux ce soir. La télé s’éteint. Tout le monde reste silencieux. Je remarque à ce moment-là qu’Anaïs a glissé sa main dans la mienne et tente de m’apaiser en me massant la paume. Je lui presse les doigts pour la remercier. Finalement, nos parents se lèvent et après nous avoir embrassées, vont se coucher, nous laissant seules dans le salon, devant le téléviseur noir. Je m’allonge sur le canapé, la tête posée sur les genoux d’Anaïs, et, comme lorsque nous étions enfants, elle se met à fredonner en me caressant les cheveux. Je ferme les paupières et me laisse aller à cet instant de plénitude totale. Au bout d’un moment, j’ouvre les yeux et la regarde. — Anaïs ? Je la sors de sa rêverie. — Mmm. Eléa, qu’est-ce qu’il y a ? — Tu ne veux pas dormir avec moi cette nuit, comme lorsque nous étions petites ? — Très bonne idée, ma puce ! Nous rattraperons un peu le temps perdu ! — Je suis vraiment contente que tu sois là, te voir en chair et en os me rassure par rapport à demain. — Tu n’as pas de crainte à avoir, Eléa. Tu es intelligente, il n’y a aucune raison pour que cela se passe mal. Je suis convaincue que dès demain soir tu pourras envoyer un Com’ à papa et maman pour leur annoncer que tu es dans un institut de Grands. Lequel je ne sais pas, seuls les tests le diront, mais tu n’es pas une Ouvrière, et encore moins... Elle ne termine pas sa phrase, mais je comprends. Ses paroles m’apaisent et je me sens totalement détendue pour la première fois de la journée. Anaïs bâille à s’en décrocher la mâchoire. — Allons au lit, je suis épuisée. J’ai pris une navette très tôt ce matin pour venir et il faut que tu sois en forme pour demain. Je la suis docilement à l’étage. Nous passons chacune notre tour dans la salle de bain et nous retrouvons toutes les deux couchées dans mon grand lit, dans la fraîcheur de la climatisation. — J’avais presque oublié ce que c’était d’avoir chaud, me dit-elle au bout d’un moment. À la Nouvelle Tokyo, nous ne vivons pratiquement pas dehors. L’air n’y est pas aussi pur qu’ici, du coup, tout se fait dans des bâtiments immenses, nous nous déplaçons par les sous-sols. Si nous voulons aller dans la rue, il nous faut un respirateur spécial pour nous protéger de la pollution, ainsi je ne sors quasiment jamais. — Mais c’est l’horreur ! J’espère qu’on ne m’enverra pas à la Nouvelle Tokyo, j’aime trop me promener dehors, aller au lac, marcher dans les rues, regarder le soleil se lever et se coucher. — Tu sais, ma belle, dans les années qui viennent, tu n’auras plus vraiment le temps de faire tout ça, donc peu importe que tu puisses sortir ou pas. — Moi, je trouve que c’est important, ne serait-ce que de pouvoir ouvrir une fenêtre et de sentir la chaleur du soleil sur ma peau. Ça me manquerait tellement ! — Tu t’y feras. De toute façon, tu n’auras pas le choix ! — Alors, c’est vrai ? Je me tourne vers elle et la regarde dans les yeux, la tête appuyée sur ma main. — Nous n’avons vraiment pas le choix, hein ? — Non, Eléa, nous n’avons pas le choix. Tu passes les tests, ils te disent ce que tu vas faire, te mettent dans une navette et tu pars. — Mais… Et les Oubliés ? Aucun d’entre eux tente de faire quelque chose ? Ils se laissent faire docilement ? — Demain, tu comprendras, Eléa… Demain… Je ne peux vraiment pas t’en raconter plus. En expliquant ça, elle fouille la pièce des yeux comme si elle cherchait quelque chose. Je regarde également, mais je ne vois pas ce qu’elle pense trouver. Elle me prend alors dans ses bras, approche sa bouche de mon oreille et chuchote : — Promets-moi, Eléa… promets-moi que, quel que soit le verdict de demain, tu ne feras rien… tu ne tenteras rien ! Je me recule et m’exclame : — Quoi ? Mais qu’est-ce que… Elle colle sa main sur ma bouche. — Chut ! me dit-elle à l’oreille, ne parle pas si fort ! Je me mets donc à chuchoter comme elle. — Mais qu’est-ce que tu me racontes ? — Les choses ont changé, Eléa. Depuis l´époque de papa et maman, les Rafles ont évolué. Il y a eu des soulèvements dont nous n’avons pas entendu parler. Au moment de certaines Rafles, des Oubliés ont voulu s’enfuir. Certains Grands et Ouvriers ont essayé de les aider. Ils ont été tués, Eléa… Alors, promets-moi de ne rien faire. Même si ça dégénère. — Quoi… mais… quoi… comment es-tu au courant ? — J’ai des contacts et les bruits courent vite. Une fois que tu fais partie des Grands, les gens ne font plus forcément attention à ce qu’ils disent devant toi. Tu n’as pas promis, Eléa, promets-moi ! — C’est promis, Anaïs, je ne tenterai rien si, demain, il y a un soulèvement. — Même s’il arrive quelque chose à Simon ou à Aurore ? — Non… non, Anaïs, ça, je ne peux pas te le promettre ! Elle me prend par les épaules et me secoue légèrement. — Tu le dois, Eléa ! Je ne veux pas qu’il t’arrive quoi que ce soit ! Fais-moi confiance, et promets-moi ! — Très… très bien, dis-je. C’est promis… Je ne tenterai rien ! — Merci, Eléa, et n’oublie pas, je t’ai simplement dit : de ne rien tenter… demain. Sur ces paroles, elle se retourne en me souhaitant bonne nuit et en me laissant perplexe. — Bonne nuit, Anaïs. Je repose ma tête sur l’oreiller et me blottis derrière elle, en chien de fusil. Elle attrape la main que j’ai passée sur son ventre et entrelace ses doigts aux miens. Nous nous endormons ainsi, sans un mot de plus.
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