IIDécidément, il n’y avait plus d’espoir ; on pouvait jeter le drap sur cet amour ; il était bien mort, si toutefois il avait jamais existé.
Après m’être assez avancé dans l’intérêt de ma protégée (ce que je venais de faire était le seul moyen de me convaincre, non seulement moi, mais encore Jacques, de l’état réel de son cœur) ; après m’être ainsi avancé, dis-je, j’allais nécessairement avoir cette séparation sur les bras. Comment m’y prendrais-je, après l’espoir que j’avais donné le matin à cette femme éplorée, espoir qui, j’en étais sûr, n’avait fait que croître et fleurir ? J’envoyai tous les amoureux au diable ; cependant il me fallait détromper mon ami. Je ne pouvais laisser une minute de plus un pareil mensonge tacher la réputation et l’amour de madame de Wine : j’avouai tout.
– Tant pis pour toi, me dit Jacques, tire-toi de là comme tu pourras.
– Voyons, lui dis-je d’un ton sérieux, c’est assez plaisanter. Ne romps pas ainsi avec cette femme, après une liaison de quinze mois. Cherchons un moyen honorable qui sauve ta délicatesse et ne blesse pas trop son cœur et sa dignité.
– Quant au cœur de madame de Wine, je te l’ai déjà dit, ne te l’exagères pas plus qu’il ne faut. Il y a eu dernièrement entre nous une certaine histoire de bouquet qui m’a prouvé que ce cœur pourrait bien être en chemin, sinon vers un amour, du moins vers une consolation, et qu’il ne souffrirait pas autant que tu le crois.
– Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
– Tu vas encore reconnaître un tour du hasard. Tu sais que je suis l’homme le moins galant de la terre. Une femme à qui je donnerais ma vie sur un mot, il ne me viendrait pas l’idée de lui apporter un bouquet de violettes d’un sou. Je suis complètement ignorant de ces prévenances qui, à ce qu’il paraît, ont un prix énorme aux yeux des femmes, et font même tout le mérite de certains hommes. Il en résulte que, depuis que nous nous connaissions, je n’avais pas envoyé une fleur à madame de Wine, qui, du reste, n’en acceptait de personne. Celles qui entraient dans la maison y entraient, le jour de marché aux fleurs, achetées par elle, et, le soir, en venant, je les trouvais dans le boudoir ou dans le salon. Il y a environ trois semaines, un matin que j’avais, sans qu’elle pût s’en douter, quelque chose à me reprocher vis-à-vis de madame de Wine, je passe devant la boutique d’un fleuriste et j’y vois des violettes de Parme admirables. J’en fais faire un énorme bouquet et je l’envoie à madame de Wine, sans y joindre ma carte, pour avoir, quand je la verrais, le plaisir de me vanter d’une galanterie si nouvelle. J’arrive à cinq heures du soir, j’entre dans le salon, je regarde, pas de bouquet ! je passe dans la salle à manger, pas de bouquet ! j’ouvre le boudoir, pas de bouquet ! rien non plus dans la chambre à coucher ! Restait le cabinet de toilette, vaste chambre très élégante, avec un lit où couche quelquefois la mère quand elle s’attarde chez sa fille. Je me disposais à y continuer mes recherches, que je faisais sans affectation, quand madame de Wine m’arrêta et me demanda où j’allais.
– Ma mère est dans ce cabinet de toilette, elle essaye une robe, n’entrez pas, me dit-elle d’un ton si naturel, qu’il n’y avait pas le moindre doute à élever. D’ailleurs, pourquoi aurais-je soupçonné madame de Wine d’un mensonge ? Je n’entre donc pas ; mais, intrigué de n’avoir pas vu le bouquet, je lui dis :
– Est-ce qu’on ne vous a pas apporté un bouquet aujourd’hui ?
– Non.
– Vous en êtes sûre ?
– Très sûre.
– Demandez donc à votre femme de chambre.
La femme de chambre paraît.
– Marie, n’a-t-on pas apporté un bouquet à madame ?
– Non, monsieur.
Cependant il était impossible que le fleuriste eût gardé ce bouquet. Madame de Wine mentait-elle ? Je poursuivis :
– C’est bien étrange ! J’ai pourtant vu, ce matin, en passant devant votre porte, un homme qui apportait un bouquet dans la maison. Je ne sais quelle curiosité m’a poussé à le suivre ; il a demandé votre nom au concierge, est monté, et quand il est redescendu, il avait les mains vides.
Madame de Wine rougit.
– Ah ! oui, me dit-elle, un bouquet de violettes ; mais il n’était pas pour moi.
– Pour qui donc était-il ?
– Pour ma mère.
– Pour votre mère ? Depuis quand lui envoie-t-on des bouquets, et surtout chez vous ?
– Elle l’a acheté elle-même, et passant la journée avec moi, elle l’a fait apporter ici ; mais moi, personnellement, je n’ai pas reçu de bouquet.
J’espère que le mensonge était flagrant !
– Eh bien ! continuai-je, veuillez demander à votre mère où elle a acheté ce bouquet.
– À quoi bon ?
– Je veux vous envoyer le pareil.
– C’est inutile.
– Votre mère est dans le cabinet de toilette, elle peut vous répondre tout de suite. Voulez-vous que je lui demande moi-même ?
– Non, j’y vais.
Elle sortit une minute, et reparut en me disant avec un aplomb qui prouvait une certaine habitude du mensonge :
– Elle l’a acheté au marché de la Madeleine.
– Eh bien, il m’a paru fort beau, lui dis-je du ton le plus naturel, et je vais vous envoyer le pareil en m’en allant.
Je causai quelques instants encore et je partis. Je voulais avoir le cœur net de cette aventure. J’envoyai chez la mère de madame de Wine. Elle était si peu chez sa fille, qu’elle n’était pas sortie de la journée. Le mensonge, le double mensonge même, était donc flagrant. Maintenant, pourquoi madame de Wine m’avait-elle dit que sa mère était dans son cabinet de toilette ? pour que je n’y entrasse pas. Pourquoi ne voulait-elle pas que j’y entrasse ? parce qu’elle ne voulait pas que je visse ce bouquet. Pourquoi ne voulait-elle pas que je le visse ? évidemment parce qu’elle le croyait venu de la part d’un autre que moi. Donc il y avait un mystère dans la maison, et comme je ne demandais qu’une chose, c’était que madame de Wine eût à mon égard un tort quelconque pour m’autoriser, vis-à-vis de ma conscience, à continuer ce que je faisais, je fus enchanté de cet incident. Je ne lui dis rien, je ne la surveillai même pas ; mais je me gardai cette porte dérobée pour m’échapper le jour où décidément il faudrait en finir. Ce jour est venu ; je te livre le fait, il est authentique ; tires-en le parti que tu voudras. Je n’en déduis pas que madame de Wine ait un autre amant ; cependant, comme tu l’as vu tout à l’heure, cette nouvelle ne m’étonnerait pas ; mais il vient certainement chez elle quelqu’un que je ne connais pas, dont elle accepte des bouquets qu’elle me cache. Ce n’est peut-être qu’un enfantillage ; tant pis, nous en ferons un prétexte. De sa position actuelle à celle de successeur, le dépit aidant, il n’y aura pas loin pour le galant inconnu ; et de là à se consoler, il n’y aura pas loin pour madame de Wine. Du reste, ne t’a-t-elle pas demandé de lui dire toute la vérité ? Cette démarche ne prouve-t-elle pas une âme prête à tout apprendre ?… Elle se retirera dans un coin du monde ! Toutes les femmes en disent autant en pareil cas, mais heureusement peu le font. Cependant elle souffre, je le crois, car c’est encore moi qu’elle aime le mieux ; mais, sois-en bien convaincu, elle se sent déjà un appui d’un autre côté. Elle préférerait peut-être n’en avoir pas besoin ; mais elle jette de temps en temps les yeux dessus. C’est ma conviction. Enfin, mon cher ami, c’est plus fort que moi, je ne puis prendre cette liaison au sérieux, surtout maintenant. Mets-toi donc à l’œuvre dès ce soir, et, en attendant, allons dîner.
Peut-être, à l’heure où Jacques prononçait le nom de madame de Wine pour souhaiter de rompre avec elle, un autre, l’inconnu au bouquet, prononçait-il ce nom avec tous les rêves et toutes les ambitions de l’amour. Ainsi va le monde. Que de femmes il y a dans une femme ! et c’est bien heureux. Buffon a dit : « Le style, c’est l’homme ; » on pourrait dire de la femme ce qu’il a dit du style, car la femme n’est pas ce qu’elle est, mais ce que l’homme la voit.
Je dois dire que le récit de Jacques atténua un peu l’effet produit sur moi par la visite du matin, et madame de Wine m’apparut déjà sous un autre aspect. J’acceptai donc la mission diplomatique dont mon ami me chargeait. C’était plus qu’une mission à remplir ; c’était peut-être une étude à faire, et c’est mon métier que ces sortes d’études.
Il me restait à apprendre comment Jacques avait contracté la nouvelle liaison dont l’aurore servait de couchant à l’autre. Heureusement il n’était pas capable, surtout avec moi, de s’arrêter à moitié chemin de ses confidences, et je me promis de le questionner tout en dînant.
– Où allons-nous dîner ? lui dis-je.
– Chez Lether.
– Rue de Rivoli ?
– Justement : je dîne là tous les jours.
– C’est bien loin de toi cependant.
– Il le faut ; mais allons, je suis déjà en retard.
Cette nécessité de dîner tous les jours au même endroit, cette crainte d’être en retard pour dîner dans un restaurant, se rattachaient bien certainement à l’histoire que je voulais connaître. Nous étions déjà en route.
– Ah çà ! lui dis-je, maintenant tu vas me conter…
– Je te conterai tout, mais pas ce soir… un jour que nous aurons le temps.
– C’est donc bien long ?
– Assez.
– Et ce soir ?
– Je ne pourrai peut-être pas rester plus d’une demi-heure avec toi.
– Que fais-tu donc ?
– Je n’en sais rien encore, mais je vais le savoir. D’ailleurs, tu dois aller chez madame de Wine.
Nous arrivâmes chez Lether.
– Il n’est venu personne pour moi ? dit Jacques au garçon.
– Non, monsieur, pas encore.
La salle était pleine. Ce n’était pas le lieu ni le moment d’insister pour une confidence. Nous causâmes donc de toute autre chose. À peu près vers le milieu du dîner, un homme, qu’il était facile de reconnaître pour le portier d’une grande maison, entra et marcha droit vers nous. Jacques lui tendit la main et prit un petit papier plié, mais non cacheté, et renfermant deux lignes tout au plus.
– C’est bien, dit-il.
L’homme se retira sans dire un mot.
– On t’écrit des lettres qui me paraissent assez mystérieuses, dis-je à Jacques. Pourquoi ne les cachette-t-on pas ?
– Il n’y a pas de danger que le messager les lise.
– Il ne sait pas lire ?
– Si ; mais elles sont illisibles.
Et en même temps il me passait le papier en me disant :
– Essaye.
Il y avait deux lignes écrites au crayon. Il m’eût fallu une demi-heure pour les déchiffrer. Il était évident que Jacques ne lisait pas, mais devinait cette écriture, véritable écriture de femme paresseuse et pressée.
– Eh bien, reprit Jacques, ces deux lignes disent : « Je viendrai vous chercher à sept heures et demie. Je prends votre soirée. »
– Ainsi, à sept heures et demie…
– Je te quitte ; et comme il est sept heures vingt minutes, hâtons-nous.
Cinq minutes après, nous nous promenions sous les arcades, de long en large, comme des gens qui attendent. J’offris à Jacques de le laisser seul.
– Non, me dit-il ; seulement, quand tu verras un petit coupé avec deux chevaux blancs venir de notre côté, tu pourras t’en aller.
– Bien.
Au même moment, le bruit de roues rapides et sonores se fit entendre, deux lanternes brillantes, interceptées périodiquement par les piliers des arcades, roulèrent vers nous, en nous regardant pour ainsi dire. Jacques me donna une poignée de main ; la course de la voiture se ralentit, s’arrêta tout à fait ; la portière s’ouvrit toute seule avant que le valet de pied eût le temps de descendre du siège, et Jacques sauta dans le coupé, qui repartit immédiatement sans qu’on eût besoin de donner un ordre. Il passa à côté de moi ; je vis une petite main gantée qui achevait de le fermer, et, dans le fond, une femme, un voile, une ombre !
Il y avait dans ce bien simple détail un charmant parfum de mystère. La voiture disparut bientôt, et moi, je me rendis chez madame de Wine en me demandant comment j’allais présenter la difficile mission dont j’étais porteur. Heureux homme que ce Jacques, qui négociait ses amours lui-même, et divorçait par ambassadeur !
Deux ou trois fois je m’arrêtai dans l’escalier de madame de Wine, pour mettre de l’ordre dans mon message. Enfin je sonnai, résolu à prendre conseil des circonstances.
– Madame est sortie, me dit la femme de chambre.
– Pour toute la soirée ?
– Oui, monsieur. Elle a dit qu’elle ne rentrerait peut-être que dans la nuit.
– Elle est à la campagne ?
– Je ne sais pas, monsieur.
– Elle n’a rien dit pour monsieur de Feuil, dans le cas où il viendrait ? Je viens de sa part.
– Rien.
Cette sortie de madame de Wine était bien extraordinaire. En effet, elle passait toutes ses soirées chez elle à attendre Jacques, et, ce soir-là, elle avait une seconde raison de ne pas sortir, puisqu’elle devait attendre impatiemment ma réponse. Cependant il ne me restait pas autre chose à faire qu’à m’en aller, ce que je fis. J’entrai dans un théâtre, et sur les dix heures je revins chez moi.
– Voici une lettre qu’on a apportée pour monsieur, me dit mon portier : on attend impatiemment la réponse.
Je regardai l’adresse de la lettre ; je ne connaissais pas l’écriture.
« Dès que vous recevrez ce mot, passez chez moi, je vous prie, monsieur ; j’ai quelque chose de très important à vous dire, un service à vous demander.
E. DE NORCY,
Rue de Provence… »
Qu’est-ce que cela voulait dire ? Bien certainement il s’agissait de madame de Wine. Je courus chez mademoiselle de Norcy. Ce fut elle-même qui vint m’ouvrir. Elle me fit signe de ne pas parler, me prit la main et me conduisit dans la salle à manger.
– Parlons bas, me dit-elle, il ne faut pas qu’on sache que vous êtes ici.
– Qu’arrive-t-il donc ?
– Madame de Wine est dans ma chambre, et dans un état qui vous ferait pitié. Elle sait tout !
– Que sait-elle ?
– La nouvelle liaison de monsieur de Feuil.
– Elle ne fait que s’en douter, je crois.
– Elle en est sûre. Elle m’a nommé la femme.
– Comment sait-elle une chose que je ne sais pas moi-même ?
– Elle a reçu une lettre anonyme.
– Quand ?
– Ce matin, en revenant de chez vous.
– Vous savez donc…
– Oui, je l’ai conduite jusqu’à votre porte. Je ne pouvais la quitter dans l’état où elle était. J’ai passé une partie de la nuit avec elle. À quatre heures du matin, elle est arrivée ici. Elle avait attendu monsieur Jacques, elle ne l’avait pas vu rentrer ; elle était comme une folle. C’est moi qui lui ai conseillé d’aller vous voir ; et je la ramenais de chez vous un peu rassurée, quand, en rentrant, elle a reçu cette lettre anonyme. Il faut être bien lâche pour faire ainsi du mal à une femme ! Cette lettre contenait ces seuls mots : « Jacques vous trompe ; si vous voulez vous en assurer, suivez-le, mais suivez-le en voiture, car ils vont vite. » Elle a fait atteler sa voiture et est allée se poster à quelques maisons plus loin que celle de monsieur de Feuil. À deux heures, il est sorti à cheval ; elle l’a suivi. Il est allé au bois de Boulogne, qu’il a traversé tout droit jusqu’à la porte de Suresne. Arrivé là, il a déposé son cheval chez le garde, et il a attendu sur la porte. Bientôt est arrivé un petit coupé avec des chevaux blancs… Oh ! elle n’a pas perdu un détail ! Jacques y a pris place à côté d’une femme, et ils se sont promenés en dehors du bois pendant une heure à peu près. Puis le coupé a déposé monsieur de Feuil où il l’avait pris ; il est remonté à cheval, et s’est éloigné dans une direction tandis que la voiture en prenait une autre. Cette voiture, que madame de Wine a suivie alors, car elle voulait voir cette femme, cette voiture a pris les Champs Élysées et est entrée dans une maison de la rue de Rivoli. C’était bien évidemment là que demeurait cette dame. Madame de Wine a fait demander son nom, puis elle est venue me conter ce qu’elle savait déjà et s’en est retournée guetter encore monsieur de Feuil. Il a ramené son cheval chez lui, il est ressorti pour aller chez vous. Est-ce vrai ?
– Oui, madame.
– De là, vous avez été dîner ensemble rue de Rivoli, chez Lether.
– C’est encore vrai.
– Après le dîner, le même coupé est venu prendre votre ami et l’a emmené.
– C’est parfaitement exact. Et madame de Wine a encore suivi cette voiture ?
– Oui.
– Et Jacques est maintenant ?
– Au Théâtre-Français, dans l’avant-scène n° 2.
– Avec la dame ?
– Oui.
– Seul avec elle ?
– Seul.
– Et madame de Wine ?
– Oh ! madame de Wine a perdu la tête ! Elle vient me chercher pour que je l’accompagne au Théâtre-Français ; elle veut suivre encore monsieur Jacques après le spectacle, elle veut savoir où il a passé la nuit, car maintenant elle est convaincue qu’il a passé la nuit dernière rue de Rivoli ; mais, toute convaincue qu’elle est, elle veut voir. Alors j’ai pensé à vous. Un homme peut ce qu’une femme ne peut pas. Monsieur Jacques aime sans doute madame de Wine, il tient probablement à lui cacher cette liaison, qui n’existe peut-être pas encore. Vous savez tout l’intérêt que je porte à Charlotte ; je la connais, je sais que le chagrin est un mauvais conseiller ; je voudrais l’empêcher de faire je ne sais quelle folie qu’elle fera certainement si elle est sûre d’être trompée ; enfin voici la situation. Tâchez de prévenir votre ami qu’il est surveillé ; qu’il trouve une raison logique s’il peut à sa conduite d’aujourd’hui, qu’il rentre chez lui ce soir, c’est là le principal, et tout pourra encore être réparé, je l’espère du moins. Je ne vous répète pas toutes les extravagances que madame de Wine m’a dites dans le premier moment ; elle voulait entrer dans la loge du Théâtre-Français, souffleter la femme, faire un scandale public, car cette femme est une femme du monde, à ce qu’il paraît. Je n’ai pas eu grand-peine à la ramener à d’autres idées ; elle a de la dignité ; mais, je vous le répète, que monsieur Jacques prenne des précautions : qu’il se cache ou qu’il rompe avec cette nouvelle liaison, ce qui serait mieux ; sans quoi il arrivera une chose dont, s’il aime encore madame de Wine, il sera le premier à se repentir.
Je répétai à mademoiselle de Norcy la conversation que j’avais eue avec Jacques, l’épreuve que j’avais faite sur lui, le résultat qu’elle avait eu, et je lui fis part de la mission dont il m’avait chargé. Elle réfléchit quelques instants.
– S’il en est ainsi, me dit-elle, entrez dans le salon, dites à Charlotte qu’on vous a dit chez elle qu’elle était probablement ici, et déclarez-lui la vérité avec le plus de précaution possible. Ce sera un coup bien dur, mais mieux vaut qu’elle le reçoive ce soir que demain, car ce soir je suis là pour l’atténuer.
Je m’attendais à une scène de larmes et de récriminations ; en effet, lorsque j’entrai, madame de Wine pleurait silencieusement. En me voyant, elle essuya ses yeux, et aux premiers mots que je lui dis, le sang lui monta aux joues ; cependant elle se contint, et d’une voix qui essayait d’être calme, mais sous laquelle frissonnait la colère de l’orgueil blessé :
– C’est bien, monsieur, me répondit-elle, dites à monsieur de Feuil qu’il est libre.
Sur quoi elle se leva, embrassa mademoiselle de Norcy, me tendit la main et se retira, malgré les efforts que son amie fit pour la retenir.
J’avoue que cette femme était tout autre en ce moment, et que l’émotion donnait à sa beauté un caractère nouveau. Elle était plus que belle ; et Junon, jalouse et courroucée, ne fut jamais si superbe et si grande. Certaines femmes auraient besoin d’être vues sous certains aspects pour être comprises et appréciées. On eût aimé madame de Wine rien que pour sa colère. Sans doute, Jacques ne l’avait jamais vue ainsi.
Nous restâmes naturellement encore quelques instants à causer, mademoiselle de Norcy et moi, de ce qui venait de se passer. La vie calme et la douceur de cette jeune femme étaient d’un contraste frappant avec l’agitation qui venait de sortir. Je racontai à mademoiselle de Norcy l’histoire du bouquet, dont je n’avais pas parlé à madame de Wine.
– Oui, me dit-elle, Charlotte est ainsi faite, et ce que vous me dites ne m’étonne pas. Elle aimait, elle aime encore monsieur de Feuil ; elle eût été incapable de le tromper, comme elle serait incapable de lui pardonner maintenant. Elle a cet amour insuffisant qui va jusqu’à la fidélité, mais qui s’arrête au pardon. Cela vient de sa beauté impérieuse et de l’orgueil que lui en ont fait concevoir les hommages dont elle a été entourée toute sa vie. Elle n’admet pas de rivales et ne comprend pas qu’on la trompe. Tout à l’heure, en lui faisant cet aveu dont cinq minutes auparavant elle doutait encore, c’est moins son amour qui a souffert que son orgueil. Elle compte trop sur sa beauté et demande trop en échange. Monsieur de Feuil, que j’aime beaucoup et qui causait avec moi à cœur ouvert, me l’a dit bien des fois. Il lui est impossible de ne pas faire attention à un homme qui lui dit qu’elle est belle, comme si elle ne le savait pas. Elle se prépare bien des chagrins pour l’époque où on ne pourra plus le lui dire. Jamais monsieur Jacques ne lui faisait un compliment, jamais il ne s’occupait de cette beauté ; il la regardait comme un détail. Madame de Wine allait naïvement jusqu’à lui en faire des reproches.
– Si tous les jours je vous parlais de votre beauté, lui disait-il une fois, et que vous vous cassiez deux dents ce soir, qu’est-ce que je vous dirais demain ?
Ils avaient même à ce sujet de véritables querelles, dont elle sortait blessée ; car monsieur Jacques y mettait toute la franchise de son caractère, et elle tout l’emportement et tout l’orgueil du sien.
– Vous devriez être fier d’être aimé d’une femme comme moi ! lui disait-elle une fois ici même.
– Ma chère enfant, lui répondit-il, car devant moi ils ne se gênaient pas, l’homme qui est fier d’être aimé d’une jolie femme est un s*t. J’ai mis ma vanité en moi et non dans les autres. Si l’on me regarde dans la rue, je veux que ce soit pour la musique que je fais et non pour la femme que j’accompagne, et, en tout cas, je préfère qu’on ne me regarde pas du tout. Quand une femme est aussi belle que vous, elle n’a plus qu’une chose à faire, c’est de tâcher de l’oublier elle-même, et, à force d’esprit, de se le faire pardonner par les autres.
Elle sortait donc toujours un peu blessée de ces inutiles discussions ; et les doutes de l’amour méconnu se joignaient aux petites rancunes de la vanité piquée. En somme, elle ne se trompait guère : monsieur Jacques n’avait pas pour elle ce qu’on peut appeler de l’amour. Avec son imagination d’artiste, enthousiaste, pleine de fantaisie et d’inattendu, il tentait quelquefois d’emporter avec lui madame de Wine, et de s’en faire un compagnon sympathique dans les régions supérieures que visitait son talent ; il faisait là des efforts inutiles. Charlotte ne pouvait pas le suivre. Il en est de son esprit comme de son amour : il s’arrête à mi-chemin ; il va jusqu’au tact, il ne va pas jusqu’à l’originalité. Il y a en elle un côté bourgeois qui, tenant à sa naissance, survit à sa position, et qui était incompatible avec l’intelligente sensibilité de monsieur de Feuil. Le père de madame de Wine était un commerçant ; elle a épousé un jeune homme qui avait quelque fortune, à ce qu’il paraît, je ne l’ai jamais connu, et qui se faisait appeler de Wine, d’une petite terre qu’il avait. Cette noblesse-là ne lui a pas ouvert toutes les portes, et, veuve, elle s’est trouvée mal assise entre un monde dont elle ne voulait plus et un monde qui ne voulait pas d’elle. Elle a pensé à utiliser son indépendance pour se créer une société d’artistes, et elle a compté pour cela sur monsieur Jacques, qui s’y est toujours refusé. Son goût, en matière d’art, est fait de traditions et non de sentiments, et les artistes amis de monsieur de Feuil eussent été mal à leur aise chez elle. Enfin, il est résulté de toutes ces petites incompatibilités, mortelles pour l’amour d’un homme supérieur, ce qui devait en résulter naturellement. Madame de Wine, en dehors de monsieur Jacques, a accepté des hommages, très innocents, j’en réponds, mais indispensables à sa nature, et qui ont produit l’histoire du bouquet ; d’un autre côté, monsieur de Feuil, quand il a rencontré une femme comme celle avec qui il est ce soir, dont j’ai entendu parler souvent, qui est une très grande dame, une beauté charmante, une originalité réelle, s’est trouvé entraîné sans pouvoir, sans essayer même de se retenir à une liaison qui n’était plus qu’une habitude. Cependant Charlotte souffre, car elle aimait monsieur Jacques autant qu’il est dans sa nature d’aimer.
Je crains ce qui va arriver : ce n’est pas une de ces femmes à qui le souvenir ou la douleur imposent la dignité ; elle est accessible au dépit, sans compter qu’elle est faible et qu’elle a toujours besoin de s’appuyer sur quelque chose représenté par quelqu’un. Elle va sans doute s’engager trop rapidement dans quelque liaison nouvelle : voilà ce que je voulais empêcher, voilà ce dont monsieur Jacques, comme je vous le disais, se fût repenti s’il eût aimé encore Charlotte. Mais que faire maintenant ? Les conseils de l’amitié sont bien peu de chose devant les conseils de la colère et de la jalousie. Ma vie à moi est toute tranquille, et, renfermée dans un petit cercle d’affections et d’habitudes, n’a que peu de temps à donner à des agitations étrangères, que je blâmerais si je parvenais à les bien comprendre. Je dirai à Charlotte tout ce qu’il est de mon devoir de lui dire, et à la garde de Dieu ! si par hasard Dieu s’occupe de pareilles choses.