IV

3588 Words
IVAinsi elle réunissait les deux caractères les plus opposés, qui, se mélangeant avec harmonie, se complétaient l’un par l’autre, ne donnant que ce qu’ils ont de beau et de pur. Cette femme, qui maintenant vit dans la soie et le velours, qui sait à peine marcher, a dû, enfant, soit par intention de ses parents, soit par instinct naturel, courir comme une paysanne, l’été dans les herbes, l’hiver dans la neige, s’y rouler et y puiser enfin cette pureté de sang, cette sûreté de vie prête à affronter tous les climats, prête à braver toutes les fatigues. Aussi, plus je la regardais, plus je l’étudiais, plus je restais convaincu que ce qui l’avait poussée parfois en dehors du cercle où l’on voulait la maintenir, c’était l’exigence de sa nature, le besoin invincible d’espace, de mouvement et de liberté. C’était là une plante trop vigoureuse pour se contenter de l’atmosphère tiède d’un salon. Comme ces arbustes qui brisent le granit des rochers pour aller au-devant de la lumière, elle avait dû impatiemment briser le granit social, et elle étalait maintenant à son aise ses larges pétales et son odorante floraison. Ce que le monde disait d’elle, peu lui importait. Elle s’appuyait sur trois choses qui la mettaient au-dessus de tout : son rang, son cœur et son esprit. Une telle femme ne peut déchoir, quoi qu’elle fasse, car elle ne fera rien en dehors de sa race et de son origine. Diane peut devenir Phœbé la nuit, et se donner à Endymion derrière un nuage ; au jour elle redevient la belle et fière déesse punissant tout Actéon curieux qui aura voulu surprendre les secrets de sa beauté redevenue chaste et pudique. Voilà ce que je me disais. Ah ! mon ami, il n’y avait plus à en douter, j’allais aimer cette femme ; je ne trouvais pas un mot… je regardais. La présentation se fit donc comme elle se fût faite dans les salons d’un ambassadeur, sauf les regards confidentiels. La duchesse parut rassurée ; sans doute ma qualité d’artiste l’avait effrayée d’abord : de là ses dernières hésitations, de là sans doute son refus de me recevoir chez elle ; car tu sais que nous passons aux yeux des femmes du monde pour des hommes impossibles, mal élevés, qu’on peut admirer, mais qu’on n’ose guère recevoir ; on leur dit que nous sentons le tabac, que nous ne vivons qu’avec les courtisanes, que nous ne savons pas parler à une femme comme il faut, et que notre talent, quand on veut bien nous en reconnaître, a poussé par hasard sur nous comme une pêche sur une ortie. « Faites-vous apporter le fruit sur un plat d’argent ; mais, au nom du ciel, madame, ne cherchez pas à voir l’arbre qui l’a produit, vous seriez trop désenchantée ! » Voilà ce qu’on leur dit, à ces pauvres femmes, et elles restent, pour la plupart, condamnées à ce qu’on appelle les hommes du monde ; c’est triste ! – Eh bien, duchesse, dit Vladimir, quand vous voudrez, nous nous mettrons à table. – Oh ! merci, dit-elle, j’ai déjeuné ; je ne viens que pour que vous ne mouriez pas de faim, comme vous m’en menaciez, mettez-vous à table, je vous regarderai ; d’ailleurs il faut que je m’en aille de bonne heure. Nous nous mîmes à table, elle s’assit sur un canapé. – Où allez-vous donc ? lui demanda Vladimir. Elle tira un petit portefeuille de velours, et montrant quelques lignes écrites de cette même écriture que je connaissais déjà : – Voici l’emploi de ma journée, dit-elle : aller chez l’ambassadrice d’Angleterre, chez la duchesse de M… ; mettre des cartes chez la baronne de F…, car j’espère bien qu’elle sera sortie ; dîner chez ma belle-sœur, ce qui n’est pas amusant. – C’est tout ? – Voyez plutôt. Et elle montra son petit calepin. – Il y a des visites qu’on n’inscrit pas. – Comme celle-ci, parce qu’on est sûre de ne pas les oublier. – Ou qu’on espérait ne pas les faire. – C’est vrai, je ne voulais pas venir. – Pourquoi ? – Je vous l’ai écrit. Elle était certainement convaincue que je n’avais pas eu connaissance de sa lettre ; sans quoi, à moins d’être une bien grande coquette, elle n’eût pas lancé aussi hardiment la conversation sur ce terrain dangereux ; cependant elle était bien imprudente ! – Êtes-vous rassurée ? fit Vladimir en me désignant du regard. – Je ne sais pas encore. – Vous n’avez donc rien qui vous protège ? – Rien. – C’est impossible ! – Vous ne me croyez pas ? – J’ai peine à vous croire. – Regardez ma voiture. Vladimir s’approcha de la fenêtre. – C’est votre voiture qui attend là ? – Oui. – Que je vous reconnais bien ! – Comment ? – Faire attendre votre voiture devant ma porte… Demain tout Paris le saura. – Je quitte Paris dans quelques jours, et d’ailleurs je ne fais pas de mal ici. Mais ce n’est pas cela que je vous demande. Regardez ma voiture. – Je la vois. – De quelle couleur sont les chevaux ? – Blancs. – Eh bien, est-ce que j’aurais des chevaux blancs si j’avais à aller quelque part sans qu’on le sût ? – Vous pouvez y aller à pied. – Ce serait encore pis. – Ou prendre une autre voiture. – Vous savez bien que je ne sors jamais que dans la mienne. Êtes-vous convaincu, maintenant ? – Donnez-moi votre portefeuille. – Tenez ! – Ah ! duchesse, que vous devriez prendre un secrétaire ou changer d’écriture ! – Pourquoi ? – Vous êtes illisible. Je n’ai encore vu que Jacques qui vous lise couramment. – Parce que monsieur n’a jamais reçu de lettres de moi… Est-ce cela que vous voulez dire ? – On ne lit pas que les lettres qu’on reçoit. – Je ne comprends pas. – C’est bien simple : la lettre que vous m’avez écrite ce matin est arrivée pendant qu’il était là. – Eh bien ? – Eh bien ! comme je ne pouvais pas arriver à la lire, il m’a rendu ce service. Elle devint pourpre. – Vous plaisantez ? dit-elle. – Pas le moins du monde, fit Vladimir, enchanté de son effet, assez habilement préparé. – Est-ce vrai, monsieur ? me demanda-t-elle. – Oui, madame, c’est vrai ; et voici même votre lettre, répondis-je en tirant la lettre de ma poche. En femme d’esprit, elle accepta franchement la situation. – Le fait est que vous l’avez bien gagnée, reprit-elle, si vous avez pu la lire jusqu’au bout. – Malheureusement, madame, je n’ai pu en lire que la moitié. Elle comprit l’intention de ce mensonge, et, du ton d’une femme familiarisée avec ces petites luttes, elle continua : – Donnez-la-moi, je vous lirai la suite. Et, prenant la lettre, elle lut : – « Puis, j’ai réfléchi… Sur mes vieux jours… » Est-ce à partir de là que vous n’avez pas pu lire ? demanda-t-elle avec un sourire railleur. – Justement. – Je m’en doutais ; c’est pourtant bien facile : « Puis j’ai réfléchi… Sur mes vieux jours, je deviens sage, sans compter que vous m’avez promis un convive très dangereux pour une tête aussi peu d’aplomb que la mienne, et Dieu sait que, si je la perdais chez vous, ce ne serait pas avec de douces paroles qu’on m’enverrait la rechercher. Venez me voir, je suis encore seule à Paris pour quelques jours. » Et tandis qu’elle jetait à Vladimir un regard de triomphe, elle me rendait la lettre, que je remettais dans ma poche. – Tenez, duchesse, lui dit Vladimir en se levant et en se mettant presque à genoux devant elle, il n’y a pas deux femmes comme vous dans le monde. Donnez-moi votre main… Et en même temps il posait ses lèvres sur tout ce qu’un petit poignet souple laissait voir entre un gant et une manchette. En ce moment trois heures sonnèrent. – Trois heures ! s’écria-t-elle. Adieu. Elle se leva de façon à faire comprendre qu’on essayerait inutilement de la retenir ; puis elle dit quelques mots tout bas à Vladimir, qui lui répondit tout haut : « C’est convenu. » Elle me fit un charmant salut, me tendit sa petite main, tira de sa poche un voile épais, le jeta sur son chapeau sans même se regarder dans la glace, le plia devant son visage, et, ainsi voilée, passa devant nous, traversa le salon et disparut. Nous entrouvrîmes les rideaux de la fenêtre, et nous la vîmes monter dans sa voiture ; elle nous envoya un dernier adieu de la main, et les deux chevaux blancs partirent au grand trot. – Quelle folle créature ! dit Vladimir en laissant retomber le rideau ; vous l’avez vue : eh bien, mon cher, elle est toujours la même. Avec quel aplomb elle vous a lu sa lettre ! elle adore ces coquetteries-là. Je voudrais que vous pussiez la suivre maintenant chez l’ambassadrice d’Angleterre ; toutes les femmes qui seront là auront l’air de petites filles à côté d’elle ; nulle ne sait comme elle entrer dans un salon, le traverser, s’asseoir, et grouper sans effort autour de son fauteuil tout ce qu’il y a de jeune, de spirituel et d’élégant. Pour nous dédommager de cette courte visite, elle nous invite à souper ce soir tous les deux. C’est cela qu’elle m’a dit tout bas ; voilà où sont déjà ses belles résolutions. Allez vite, mon cher, allez vite ; c’est à vous de faire changer la couleur des chevaux. Je vous assure que ce vous sera très facile ; elle vous l’a presque dit en vous lisant ainsi sa lettre. À peine si j’écoutais Vladimir. J’avais comme besoin de prendre l’air. L’apparition de la duchesse avait été si courte, l’effet produit si prompt, que j’en étais un peu étourdi. L’amour gris comme le vin. Tu comprends bien que Vladimir ne sut rien de mes impressions, et je pris congé de lui ; je ne devais plus le revoir qu’à minuit, en venant le prendre pour aller souper. Une fois dehors, la force de l’habitude me mit dans le chemin que je suivais tous les jours à cette même heure, et je me trouvai, presque sans savoir comment, à la porte de madame de Wine. Elle m’attendait avec impatience ; j’étais curieux de la voir dans l’état où j’étais. Ah ! mon ami, que toute cette beauté me parut pauvre à côté de l’image que je portais avec moi ! Je fis bien les choses, et madame de Wine m’ayant rappelé que nous allions à l’Opéra, le soir, entendre la reprise de Guillaume, je m’occupai à la rendre aussi belle que possible ; ce fut le dernier effort que je tentai sur moi pour elle. Si je résistais au succès qu’elle allait avoir bien certainement, car elle n’allait pas une fois à l’Opéra sans y faire sensation, j’étais un homme perdu, et je n’avais plus qu’à m’abandonner au courant en cherchant à me noyer le plus tard possible. Jusqu’alors, je n’avais pas cru à ce bouleversement rapide que la première vue d’une femme peut opérer dans un homme. J’y crois maintenant. En attendant, je parai de mon mieux madame de Wine, qui, ne pouvant deviner à quel étrange sentiment j’obéissais, et me voyant plus empressé qu’à l’ordinaire, m’en remerciait naïvement et paraissait heureuse. Je lui offrais l’occasion d’une victoire : c’était à elle à la remporter. Je choisis loyalement sa robe, je lui fis mettre la coiffure qui lui allait le mieux ; certainement elle allait être aussi belle qu’elle pouvait l’être. Elle alla chercher sa mère dans son petit coupé, et elles me trouvèrent à la porte de l’Opéra. Nous arrivâmes au moment où l’on commençait l’ouverture ; la salle nageait en pleine harmonie. Quand on entre dans de la musique pareille, on se sent transporté au-dessus de la terre ; elle isole complètement des autres sensations. Madame de Wine n’en fit pas moins son effet ; toutes les lorgnettes des loges visèrent sur elle, et je dois dire qu’elle soutint le feu de cette curiosité en femme habituée à rester maîtresse du champ de bataille. Quelques amis à elle, tout fiers de connaître une personne qui interrompait Rossini, faisaient tous leurs efforts pour qu’elle les reconnût. La civilisation a mis de la vanité dans tout. Une seule loge était vide encore, et sur le devant de cette loge apparut bientôt une femme qui, à son tour, attira l’attention, mais dans un autre sens. Comme tout le monde, je regardai. Figure-toi, mon ami, que cette femme était vêtue d’une robe de satin cerise, dont une berthe de dentelle noire tempérait à peine le fulminant éclat ; elle était décolletée, bien entendu, et sur sa tête, hérissée de frisures blondes comme la tête d’un bambino – frisures qui donnaient à cette tête des proportions inouïes, – était posée, aussi maladroitement que possible, une grosse rose tout épanouie, et qui avait l’air, de loin, d’une seconde tête poussée sur la première. Cette femme était cependant une femme du monde, certainement ; mais tu sais que quand les femmes du monde se mettent à avoir mauvais goût, ce n’est pas pour peu. Celle-là avait des diamants magnifiques aux oreilles, aux bras et même au cou ; mais elle avait beau faire, elle avait l’air d’une grosse maman espagnole du temps de Louis XIV ; et si tu l’avais vue rester debout et se dandiner pour qu’on la vît bien, et relever les plis de sa jupe, tu aurais fait comme moi, tu n’aurais pu t’empêcher de rire ; et elle ne voulait pas s’asseoir, et elle se tournait à droite, à gauche, et elle souriait, et elle faisait du bruit, et elle avait l’air de dire : « Mais regardez donc comme c’est joli ce que je me suis mis là dans les cheveux ! » Elle fit son effet aussi, je t’en réponds, et il fallait toute la puissance de la musique et tout le bon goût des auditeurs pour qu’elle n’en fit pas un plus grand encore. Enfin, elle consentit à prendre place et à écouter, ou du moins à paraître écouter ; on eût dit qu’elle était seule ; mais évidemment non, car elle tournait à chaque instant la tête, si l’on peut laisser ce nom à la drôle de chose qu’elle avait sur les épaules, et causait avec quelqu’un resté dans le fond de la loge : elle insistait pour que ce quelqu’un vînt s’asseoir à côté d’elle ; ce quelqu’un refusait : ce ne pouvait être qu’une femme qui refusât ainsi. Je ne sais trop pourquoi j’eus la curiosité machinale de savoir qui c’était : je pris ma lorgnette et je regardai. Était-ce une hallucination de mon esprit occupé d’une seule image et la retrouvant partout ? Il me sembla voir dans la glace l’ombre de la duchesse. C’était bien elle, mon cher ; elle était là, comprends-tu ! J’allais la voir toute la soirée, et si elle me voyait elle me verrait avec madame de Wine, c’est-à-dire avec une des plus jolies femmes de Paris !… Quel avantage pour moi ! Je méprisai beaucoup moins alors la beauté de ma maîtresse, et je compris, dans mon égoïsme, de quelle utilité elle pouvait être. Quant à la duchesse, je pouvais l’examiner à loisir sans qu’elle soupçonnât cet examen… Elle était mille fois plus charmante que dans la journée. De très simples et très minces rubans, d’une nuance douce, étaient la seule parure qu’elle eût ajoutée à ses cheveux ; ils cherchaient à toucher les épaules ; à peine si on les voyait. Sa pelisse, qu’elle n’avait pas encore ôtée, entrouverte, laissait voir une poitrine d’une blancheur éblouissante et ferme, que faisait encore ressortir la couleur de sa robe noire, bordée de jais. Pas un bijou, si ce n’est autour du cou un étroit collier de grosses perles, fermé par un rubis. Ainsi vue dans une glace, dans la pénombre d’une loge profonde, elle avait quelque chose d’un rêve, et tous ses mouvements acquéraient plus de grâce, de mollesse, d’harmonie. Pourquoi les peintres regardent-ils leurs tableaux dans un miroir quand ils travaillent ? Pour leur donner ensuite le modelé caressant que le reflet prête aux contours. Vers la fin du premier acte, dépouillée de sa pelisse et dans tout l’éclat de ses épaules et de ses bras nus, elle se glissa silencieusement sur le devant de sa loge, tournée plutôt vers la salle que vers la scène, mais cependant toute à la musique. Je me cachai pour qu’elle ne me vît pas tout de suite, et ne la quittai plus des yeux. Mais comment se trouvait-elle avec cette femme ridicule ? Était-ce une nécessité ? Sans doute, car elle était incapable d’une coquetterie aussi vulgaire, et sa seule beauté lui suffisait, sans besoin de contraste. Quoi de plus charmant que de regarder la femme qu’on aime, je pouvais déjà me servir du mot, à travers de la musique de Rossini ? Cependant une femme, quelque précaution qu’elle y mette, n’entre pas dans une salle comme celle de l’Opéra sans être vue de toutes les autres femmes, qui n’ont même pas besoin de leurs yeux pour en être averties. Une voix secrète leur dit : « Voilà une femme à regarder, à critiquer, à envier ! » et l’on voit une foule de petites mains, les unes prendre, les autres demander leurs lorgnettes, lesquelles montent à la hauteur des yeux sans que le bras oublie la pose qu’il doit avoir pour être gracieux ; car, tandis qu’on lorgne on peut être lorgnée, et il ne faut pas se laisser surprendre. Si la femme ainsi examinée est jolie, les lorgnettes sont longtemps à redescendre et ne s’abaissent que lorsqu’elles ont découvert ce qu’elles cherchent, un défaut. Si la femme est insignifiante ou laide, c’est tout de suite fait, et l’on se rappelle qu’il y a de la musique à écouter. Madame de Wine, par un mouvement sympathique, correspondant directement pour moi plus que pour personne avec l’apparition de la duchesse, prit tout doucement sa lorgnette et regarda. L’examen dura deux minutes. Quel allait être le jugement après cet interrogatoire scrupuleux ? Elle se pencha vers sa mère et lui dit, en lui passant la lorgnette pour l’inviter à regarder : – Voilà une femme qui a un beau collier de perles. – Comme celui de madame S…, fit la mère après avoir lorgné. – Oh ! plus beau. Et elle se remit à écouter. Ainsi elle n’avait vu dans cette femme que les perles de son cou ! elle n’avait pas vu mon regard qui l’enveloppait, elle n’avait pas deviné que cette femme et moi nous nous connaissions depuis le matin, que le soir j’allais me retrouver avec elle, que c’était pour cela que je la quitterais à minuit, elle, madame de Wine, malgré toute sa beauté, malgré tout ce qu’après une pareille soirée cette beauté aurait dû éveiller en moi ; rien ne l’avertissait que cette femme la ferait souffrir ou serait quelque chose dans sa vie ; que je l’aimerais enfin, si je ne l’aimais déjà ! rien ! Elle avait de belles perles, voilà tout… Et les femmes parlent de leurs pressentiments en amour ! et elles disent qu’elles devinent quand on va les tromper !… J’en ai trompé, j’en ai vu tromper, et je les ai toutes vues soupçonneuses à tort et jalouses à faux. La toile tomba. Chacun chercha sa distraction pour l’entracte. Des amis de madame de Wine vinrent lui faire visite ; moi, je me tins dans l’ombre. La duchesse, adossée à son fauteuil, restait dans la pose d’une femme indolente et dédaigneuse de toute curiosité. Les spectateurs de l’orchestre et du parterre s’étaient levés et, tournant le dos à la scène, faisaient l’inspection des loges. Le succès de madame de Wine recommençait, et, malgré son dédain, force fut à la duchesse de faire comme tout le monde, elle prit sa lorgnette. Je profitai de ce moment pour rentrer dans la lumière, et je me mis à causer avec les visiteurs ; elle me vit et me lorgna assez longtemps. Tu penses bien que je ne perdais pas un seul de ses mouvements, tout en ayant l’air de m’occuper d’autre chose : c’est ainsi que je la vis se retourner pour tendre la main à un jeune homme qui entrait dans sa loge. C’était un des plus élégants, des plus spirituels garçons de Paris ; il est vrai qu’il était étranger ; une trentaine de mille livres de rente je crois, un million dans l’avenir, rien à faire dans le présent, vingt et un ans, un beau nom et une charmante figure jeune et mâle, douce et fière à la fois : tel était le nouvel arrivant, le prince de Riva, qu’on appelait ordinairement le petit prince, surnom qui lui venait de sa jeunesse et non de sa taille, car il était très grand. Il s’assit assez familièrement, ou plutôt avec l’aisance que donne l’habitude du monde, derrière la duchesse, et il commença de causer avec elle. Ce fut une étonnante soirée, nous jouâmes sans nous regarder un jeu où le dessus me resta. Elle était bien naïve, bien enfant, cette grande coquette, en matière de coquetterie ! Elle affecta tellement l’intimité avec le prince, elle parut si enchantée de l’avoir auprès d’elle, elle le retint si ostensiblement quand il voulut s’en aller, que je ne doutai plus que ce petit manège ne fût à mon intention. Je la surpris vingt fois glissant un regard de mon côté pour s’assurer que je la voyais, et comme pour me dire : « Si vous êtes avec une jolie femme, je suis avec un charmant garçon. » N’était-ce pas là un véritable enfantillage, et un homme ayant un peu vécu pouvait-il s’y laisser prendre ? Elle alla jusqu’à passer tout un acte avec lui dans le fond de la loge. Tout cet acte, je le passai, moi, dans l’attitude la plus naturelle, causant de temps en temps avec madame de Wine, et sans exagérer en rien la position d’un homme qui accompagne une femme au spectacle, que cette femme soit ou ne soit pas sa maîtresse. Il paraît que le prince avait un rendez-vous, car au quatrième acte il se retira, non sans peine, et un homme qui quitte une femme comme la duchesse avant la fin d’un opéra comme Guillaume Tell est un homme évidemment forcé de s’en aller. D’autres personnes lui succédèrent dans cette loge, mais aucune ne reçut le même accueil. Évidemment elle voulait me faire faire des suppositions très vraisemblables, mais que je m’obstinai à ne point faire. Tu verras bientôt si j’avais raison. Elle partit après le quatrième acte, il était onze heures et demie ; à minuit nous devions être chez elle, Vladimir et moi. Je donnai sa pelisse à madame de Wine, et sous prétexte d’éviter la foule, mais en réalité pour ne pas être en retard, et dans l’espérance de rencontrer encore la duchesse dans les couloirs, je l’emmenai le plus vite que je pus. En arrivant au bas du grand escalier de droite, je l’aperçus sur la dernière marche de l’escalier de gauche ; elle attendait sa voiture comme madame de Wine attendait la sienne. Je n’avais pas le droit de la connaître publiquement, comme me l’avait recommandé Vladimir ; il y avait donc déjà un secret entre cette femme et cet homme qui allaient souper ensemble et qui restaient cinq minutes en face l’un de l’autre comme s’ils ne s’étaient jamais vus. La voiture de madame de Wine suivait la sienne, elles deux domestiques vinrent les prévenir en même temps ; la duchesse, en montant dans son coupé, jeta un coup d’œil sur celui qui attendait et dont le groom de madame de Wine tenait déjà la portière ouverte. – Adieu, mesdames, dis-je assez haut pour qu’elle m’entendit. Et je pris congé de madame de Wine et de sa mère. Les deux voitures s’éloignèrent rapidement. Moi, je me rendis chez Vladimir. – Monsieur n’y est pas, me dit le valet de chambre, mais il a laissé un mot pour monsieur. « Cher ami, me disait ce mot, allez tout droit où l’on nous attend ; je ne pourrai vous y rejoindre qu’à minuit et demi. » Décidément, le hasard fait bien les choses, si toutefois c’était le hasard qui faisait celle-là. Je me rendis à l’hôtel où était descendue la duchesse et dont elle occupait tout le premier étage. Quand je me présentai, la femme de chambre me dit que sa maîtresse n’était pas rentrée, et m’ayant demandé mon nom, elle ajouta qu’elle avait ordre de me faire attendre.
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