Nous attendîmes tout en causant. Je ne sais quel désir me vint alors de connaître cette femme. Chose bizarre que le cœur de l’homme, qui ne peut apprendre qu’il va se trouver en rapport avec une jeune femme sans que quelque chose tressaille en lui ! Curiosité, péché de la première femme, comme je te comprends ! et comme je t’aurais commis si j’avais été le premier homme ! Voilà que je désirais connaître cette femme ! Mais, l’as-tu remarqué, quand une personne que l’on désire voir doit venir dans un lieu où l’on est, il y a je ne sais où, dans l’air, dans le bruit extérieur, quelque chose qui l’annonce bien avant l’heure marquée, et qui dit : « Elle viendra ! » Ce quelque chose se taisait. La pendule marchait sans rien promettre, et à midi personne n’était venu.
– Mon cher, dis-je à Vladimir, elle ne se souvient même plus de votre invitation.
– Elle viendra, vous dis-je… Et tenez, c’est elle, continua-t-il en entendant sonner à la porte.
Au même moment, le valet de chambre parut et remit un petit billet à son maître.
– Voyez-vous ! lui dis-je, car je devinais de qui était ce billet, elle écrit qu’elle ne viendra pas.
Il décacheta la lettre.
– Ah ! toujours la même écriture ! s’écria-t-il en me la passant ; lisez donc cela, si vous pouvez.
Je pris le papier, illisible en effet. Des lignes régulières, des caractères séduisants à l’œil ; on n’écrirait pas autrement avec la pointe d’une aiguille. Toutes les lettres ressemblaient à des i ; toutes se donnaient la main. Pas un point, pas un accent, pas une virgule ; enfin, l’écriture que tu as vue.
Eh bien, je lus couramment. Était-ce un augure ?
« Décidément, ne comptez pas sur moi aujourd’hui. J’ai autour de la table où je vous écris dix personnes que je ne sais comment congédier. Puis, j’ai réfléchi… Sur mes vieux jours je deviens sage, sans compter que vous m’avez promis un convive très dangereux pour une tête aussi peu d’aplomb que la mienne, et Dieu sait que, si je la perdais chez vous, ce ne serait pas avec de douces paroles qu’on m’enverrait la rechercher. Venez me voir, je suis encore seule à Paris pour quelques jours. »
« On vous attendra jusqu’à ce que vous veniez, écrivit aussitôt Vladimir ; on ne se mettra à table que quand vous serez là. Libre à vous, chère duchesse, de nous laisser mourir de faim. »
Le billet plié, Vladimir le remit à son domestique, lequel le rendit au porteur de la lettre. Pendant ce temps, je relisais une seconde fois cette première lettre.
Quelle était la véritable signification de cette excuse ? Fallait-il s’en tenir au sens net du texte, ce qui est toujours bien chanceux quand c’est une femme comme celle-là qui écrit ? fallait-il y chercher une intention secrète ? Ne pouvait-elle réellement venir ? Avait-elle sérieusement peur d’une nouvelle imprudence ? Peut-être. Mais alors pourquoi parler de moi dans de pareils termes ? à quoi bon même parler de moi ? Voulait-elle me donner plus de regrets de ne l’avoir point vue, en ayant l’air d’avouer que ma vue seule pouvait être un danger pour elle, et me faire comprendre ce que je perdais par conséquent à ne la point connaître, cette occasion ne devant pas se représenter ? Voulait-elle se faire prier, et venir sur une seconde invitation, et comme malgré elle et comme forcée, et qu’ayant lu alors ce qu’elle avait écrit de moi quand elle croyait ne point me voir, j’eusse déjà droit à cette intimité de courtisan déclaré, attitré même ; intimité qui plaît tant aux femmes coquettes, et dans laquelle se désespèrent ceux qu’elles y admettent ? Faisait-elle simplement allusion aux compliments exagérés que Vladimir avait dû lui faire de moi, et se moquait-elle tout bonnement de ce monsieur qui avait la naïveté de croire qu’il allait déjeuner avec elle ? ou bien enfin, et n’était-ce pas le plus probable, y avait-il derrière cette lettre quelqu’un ayant plus de droit que Vladimir et qui la retenait loin de nous ? Telles étaient les questions que je me posais, et qu’à ma place et dans la situation d’esprit où j’étais à son égard depuis quelques instants, tu te fusses posées aussi consciencieusement.
– Faites-moi cadeau de cette lettre, dis-je à Vladimir ; elle n’est pas signée.
– Prenez, cher ami, prenez.
Je mis la lettre dans ma poche, et je continuai de rêver à cette femme. Décidément il y avait déjà une affinité secrète entre nous ; car, depuis que j’avais touché cette lettre, une sorte de parfum m’enveloppait et me donnait plus que le désir, me donnait la volonté, le besoin de connaître celle qui l’avait écrite. Pour quelque motif que ce fût, elle s’était occupée de moi ; un instant j’avais pris place dans sa pensée. N’était-ce pas assez pour m’enhardir ? Oui, il fallait que je reçusse un jour, adressées à moi et autrement intimes, d’autres lettres de cette charmante et indéchiffrable écriture que je lisais si facilement. Le croiras-tu ? il me semblait déjà que j’aimais cette femme ! Était-ce la vanité flattée qui parlait ? était-ce cette première secousse souterraine, sans cause apparente, qui annonce à l’âme un bouleversement prochain ? Était-ce (j’espère pour moi que non) mon amour-propre blessé, désireux de prendre sa revanche de la raillerie possible de la lettre et de ce manque de parole au rendez-vous promis ? Je ne sais. Toujours est-il que je ne quittais pas sa lettre des yeux, et que, par moments, je croyais voir les mots se décomposer et me dire, à moi, autre chose que ce qu’ils disaient pour tout le monde. Crois-le bien, quand une femme va prendre une grande place dans notre vie, tout ce qui vient d’elle, la chose même la plus insignifiante, a un langage secret. En attendant, cette voix intérieure qui m’avait dit quelques instants plus tôt : « Elle ne viendra pas ! » me disait maintenant : « Elle viendra ! » Mais à quoi bon tout cela, puisque cette femme était la maîtresse de Vladimir ! Peut-être l’avait-elle été et ne l’était-elle plus ; mais en somme, il ne m’avait fait aucune confidence. Il n’existait, il n’avait peut-être jamais rien existé entre eux. Il s’agissait de le savoir avant qu’elle arrivât.
– La duchesse ne vient pas, dis-je à Vladimir, non pour la raison qu’elle donne, mais parce que c’est vous seul qu’elle veut voir, et que je la gênerais.
– Au contraire, elle n’avait accepté que pour vous. Il paraît que votre nom lui rappelle un souvenir, qu’elle a entendu parler de vous dans une circonstance particulière ; enfin, elle veut vous connaître. Oh ! elle viendra. Seulement, elle se fait un peu prier. Quand je lui ai offert de vous présenter à elle, chez elle : « Non, m’a-t-elle dit ; j’aime mieux voir monsieur de Feuil chez vous. » Si vous ne profitiez pas de cette curiosité-là, vous seriez bien bon ! Faites-lui la cour. Vous avez des chances.
– Comment ! que je lui fasse la cour… Et vous ?
– Moi, je ne suis qu’un ami.
– Un simple ami ?
– Oui. Seulement, je lui ai rendu une fois un assez grand service, pendant un voyage qu’elle a fait en Russie ; elle m’en est très reconnaissante. De là notre intimité. Ainsi, mon cher, ne vous gênez pas.
Au même moment on sonna. Je me levai pour être debout quand elle entrerait. J’étais ému. Pourquoi ? je te le demande un peu ! Depuis une demi-heure je bâtissais toutes sortes de rêves sur cette femme inconnue, rêves qu’au premier souffle elle allait faire envoler… Le domestique entra.
– On demande monsieur le comte, dit-il.
Vladimir sortit et ferma la porte. Je restai seul. Alors j’entendis un frôlement de robe et une voix qui parlait vite et répétait sans cesse : « Non, non, je ne veux pas ! » Mais, à chaque reprise de ce mot, la volonté semblait moins forte et se rapprochait, comme si Vladimir eût attiré la visiteuse vers sa chambre. « Non, je vous en prie ! » dit une dernière fois cette voix… Puis des pas légers coururent vers le fond, la porte s’ouvrit brusquement et Vladimir me dit :
– Venez donc, cher ami, que je vous présente à une charmante dame.
Je m’avançai alors vers cette femme, qui tournait le dos au jour, et me souriait comme pour s’excuser de ses hésitations, peut-être fausses, à me connaître ; hésitations qu’elle ne pouvait douter que j’eusse entendues. Elle répondit à mon salut par un gracieux mouvement de tête, tout en rougissant et en faisant jouer ses petits doigts les uns avec les autres. Mon étonnement fut grand quand je la vis. Ce n’était pas ainsi que je me la représentais ; cependant c’était bien la grande dame dans son expression la plus complète. L’âme resplendissait en elle et se montrait partout où elle pouvait se montrer. Je vais essayer de te détailler tout ce qu’il y a derrière ce masque à travers lequel je devine un sourire. Et en même temps Jacques faisait quelques signes à l’impénétrable domino qu’il ne quittait pas des yeux.
Il reprit :
– Je vis une femme d’une taille ordinaire, et qui paraissait admirablement faite. Elle portait une robe de soie gros bleu, un mantelet de moire noire à b****s de velours, dont les opulentes dentelles traînaient presque à terre ; une c****e blanche, moitié dentelle, moitié soie, évasée comme la corolle d’un fleuret encadrant avec une harmonie parfaite des cheveux châtains, ondés naturellement, divisés en deux bandeaux larges, épais, habilement gonflés et dont quelques mèches, irrégularité pleine de coquetterie, se séparant des autres, laissaient dans deux ou trois places glisser entre elles le ton blanc du front. On eût dit un sourire dans des cheveux.
Ce front est blanc, haut, admirablement fait. Les sourcils, d’une nuance un peu plus douce que les cheveux, ne chargeant en rien la paupière, laissaient aux yeux toute leur valeur.
Oh ! ces yeux, mon ami, ces yeux que je vois briller d’ici entre les deux fentes du masque, ces yeux sont indescriptibles. Ils ont toute la fierté, toute la hauteur des yeux noirs, et tout à coup toute la tendresse des yeux bleus. Ils sont grands et petits, car tantôt la curiosité, l’esprit, l’admiration, les tiennent tous grands ouverts ; tantôt ils nagent, demi-clos, dans l’indolente langueur d’une âme lassée, et plus ils diminuent, plus leur feu devient intense et pénétrant ; mais ce qui caractérise ces yeux, ce qui leur donne avec la mollesse des yeux du Nord l’éclat des yeux de l’Orient, c’est le cercle de bistre qui les entoure et sous lequel on les sent palpiter, car ce cercle n’est autre chose que le reflet de leur orbe intérieur sur la peau plus fine et plus transparente qui les entoure.
Le nez ! un nez d’enfant, tu sais, de ces petits nez mignons, vivants, qui remuent légèrement quand la bouche parle. Un peu moins, il serait trop petit ; un peu plus, il serait commun ; il est juste ce qu’il doit être dans l’harmonie de ce visage, dont il est le seul point un peu mutin.
Des joues rondes, fermes, plus roses encore que de coutume à l’heure où je les voyais pour la première fois, mais cependant toujours teintées de l’incarnat de la vie jeune et saine.
Quant à la bouche, elle est étonnante, tout étroite, et lorsqu’elle s’ouvre tout à coup pour laisser échapper son rire franc et perlé, rebondissant gaiement sur toutes ses petites dents blanches, elle prête un instant à cette tête le mouvement et la grâce d’une tête d’oiseau qui chante.
Maintenant, donne à tout cet ensemble ce qu’on appelle la physionomie ; anime de toutes les émotions familières aux femmes cette tête que j’essaye en vain de te décrire, et tu auras un des plus jolis types qu’on puisse voir. Pour moi, il était tout nouveau. Il me présentait une femme dont, dans la toilette où elle était, il était impossible de ne pas dire : « Voilà une grande dame ! » et qui, vue dans une campagne, les bras nus, et portant un rayon de soleil dans les fleurs de sa gerbe, ferait dire à n’importe qui : « Voilà une belle fille ! »