Aden
Le médecin au chevet d’Eadlyn, j’arpente la chambre, perdu dans mes pensées. Les portes de la chambre s’ouvrent. Mon père entre, ma mère sur ses talons. Cette dernière attrape mon visage et l’inspecte sous tous les angles possibles.
— Mère, je vais bien, je lui assure.
— On n’est jamais trop prudent. (Elle m’embrasse le front puis détourne les yeux vers Eadlyn.) Comment va-t-elle ?
— Nous avons été attaqués par des Strigoï.
Elle pince les lèvres :
— Oui, c’est ce que nous avons cru comprendre.
Des petits coups retentissent contre la porte. Mrs. Thompson entre dans la pièce. Elle nous adresse une révérence puis s’approche du lit. Un silence solennel règne sur la pièce tandis qu’elle échange vivement avec le médecin à voix basse.
— Venez, dit ma mère, Mademoiselle Calden est entre de bonnes mains.
Jetant un dernier coup d’œil vers la jeune intéressée, je suis mes parents. Nous regagnons la bibliothèque où nous prenons place autour de la grande table ronde située au centre. Ma mère pose deux gros livres anciens devant moi.
— Lis ceci, m’intime-t-elle d’une voix douce.
Des sueurs froides me parcourent le corps à la vue des dessins représentant Rhyfel y Pedair Elfen, La Guerre des Quatre Eléments. Evènement clé de l’histoire des trois principautés, et tristement connu de tous. Enseignée, chantée, répétée comme une vérité indiscutable. Selon l’histoire, largement acceptée par tous, c’est le Royaume d’Iwerddon – terre ancestrale des Enchanteresses – qui a lancé une malédiction après avoir découvert que les trois cousins cherchaient à développer la maîtrise des éléments pour rivaliser avec eux.
Ce châtiment a transformé les familles royales humaines en Créatures de la Nuit, craintes par la plupart. Le Royaume d’Iwerddon, quant à lui, a disparu derrière une barrière magique, scellée et protégée par des créatures mythiques. Seule la Clé de la Lumière serait capable de briser le sortilège et, par la même, la malédiction.
C’est là que réside le mensonge collectif. Si cette légende est répétée à l’envie par le peuple – avec la certitude naïve que l’union de la Clé de la Lumière avec l’une des Clés des Ténèbres suffira à vaincre la malédiction – la vérité est tout autre. Seul les Entités, les lignées royales et quelques familles humaines privilégiées savent ce que dissimule réellement la prophétie : si la Clé des Ténèbres concernée choisit de perpétuer la malédiction, la Clé de la Lumière ne pourra rien y changer. L’équilibre n’est qu’un leurre. La véritable décision appartiendra à celle ou celui qui descend des ténèbres.
Toc…Toc…Toc…
Je secoue la tête, rappelé à la réalité. La voix forte de mon père résonne entre les murs.
— Entrez !
La porte s’ouvre sur Nolan suivi d’une jeune femme. Il ne me faut que quelques secondes pour la reconnaître : Agathe. L’Enchanteresse de la Cour. Cette dernière plisse les yeux tout en lançant un regard interrogateur à mon demi-frère. Ce dernier l’encourage d’un signe de tête.
Elle s’avance.
— Vos Majestés. (Elle s’incline courtoisement, puis se redresse avant d’ajouter. :) Vous souhaitiez me voir ?
— Oui, acquiesce mon père. (D’un geste, il invite les nouveaux venus à prendre place avec nous. Ils s’exécutent.) Après discussion, ma femme et moi sommes convenus qu’il est grand temps de révéler la vérité sur la famille Royale d’Iwerddon.
— Je ne vois pas ce que vous voulez dire Majesté.
Les lèvres de mon père s’étirent en un sourire obligeant :
— Allons. Je suis persuadé que, comme nous, vous savez que Mademoiselle Calden n’est pas la fille biologique de son père. (J’émets un bruit surpris que je camoufle tant bien que mal en quinte de toux.) J’exige de savoir quels sont les bras entre lesquels feu Lady Roxane s’est perdue ainsi que le lien entre sa fille et La Première Tempête.
Son interlocutrice blêmit instantanément :
— J’ai promis à Lady Roxane et ma mère…
— Lady Roxane est morte et enterrée depuis des années, l’interrompt froidement ma mère. Quant à votre mère, elle a fui peu de temps après si je ne me trompe. Dites-nous la vérité. (Mon cœur s’emballe face à son silence entêté. Ma mère frappe du poing sur la table.) Maintenant !
Agathe sursaute. Elle lance un regard nerveux en biais à mon demi-frère qui acquiesce. Prenant une brève inspiration, elle s’humecte les lèvres :
— Mademoiselle Eadlyn Calden est en vérité Amanda O’R’Lyn, le Cymrien pour Den Loch. Son père biologique était Lancelot Den Loch, fils d’Ygride, Princesse d’Iwerddon. En représailles de la malédiction, les enfants des trois princes l’ont capturée et enfermée le temps d’organiser son exécution. Les quelques mois de répit dont elle disposait lui ont permis de mener sa grossesse à terme et soudoyer la sage-femme, qui ne pouvait pas avoir d’enfants, pour qu’elle et son époux élèvent son bébé, Lancelot, comme s’il était le leur.
— Comment Lady Roxane et Lancelot se sont-ils connus ? questionne mon père.
— Au départ, le choix de Lancelot était intéressé. Il s’agissait pour lui d’un moyen de se venger des bourreaux de sa mère, vos arrière-grands-parents, en volant la maîtresse de l’un de leurs descendants, vous. (Les joues d’Agathe rougissent légèrement. Nolan lui prend la main dans un geste encourageant sous le regard réprobateur de ma mère.) Par la suite, Lancelot s’est aperçu que Lady Roxane était une descendante de la noblesse Iwerddonienne par ses parents, eux-mêmes changelins, comme bon nombre des Amis de la Nature venus se réfugier à la Cour à cause des humains.
Un frisson me descend le long de l’échine. Si tel est le cas, cela veut dire que les grands-parents maternels d’Eadlyn font partie de celles et ceux qui ont échappé de justesse aux exécutions de changelins aux quatre coins des trois principautés. J’étais trop petit pour m’en souvenir, mais cette histoire fait partie de celles les plus sombres avec lesquelles j’ai grandi. Ceux qui ont survécu se sont réfugiés derrière les murs des principautés auxquelles ils ont juré une allégeance sans pareille, notamment par la mise à disposition de leurs pouvoirs ou la prise de postes plus classiques.
Mon père laisse échapper un rire amer.
— J’aurais dû m’en douter.
— C’est une très belle histoire que de découvrir que Lord Atticus et Lady Moreen étaient des changelins,mais cela ne nous explique pas le lien entre Eadlyn et La Première Tempête, remarque ma mère.
— Eadlyn est La Clé de la Lumière, Mère. (Tous les regards convergent dans ma direction. Je ne peux m’empêcher de frémir à l’idée de ce que cela implique.) La Première Tempête devait se produire dès la rencontre de l’une des Clés des Ténèbres, descendant de l’un des Disoldwyr et de la Clé de la Lumière, descendante de la famille royale d’Iwerddon.. La renconte entre Saighdiuiri et Eadrom Banphrionsa.
— L’Usurpateur et La Princesse de la Lumière, confirme Agathe dans un souffle. (Nos regards s’accrochent.) Elle et vous, Altesse.
*
Notre longue entrevue éreintante terminée, je m’empresse de regagner la chambre d’Eadlyn avec ma mère. De son côté mon père se retire probablement pour aller se saouler et profiter de l’une de ses nombreuses maîtresses. Nolan et Agathe l’accompagnent quelques pas. Je ne peux réprimer un rire silencieux à l’idée que, connaissant mon frère, il y a de fortes chances pour qu’il finisse par la monter avant la fin de la soirée. Malgré leurs faux airs réticents, leur désir réciproque se voit comme le nez au milieu de la figure.
— Je vais te laisser ici, dit ma mère me sortant de mes pensées. Fais-moi prévenir dès qu’elle sera éveillée. J’enverrai des domestiques vous préparer un bain et vous apporter de quoi boire et manger en tête-à-tête. Si ce que dit Agathe est vrai, il va falloir redoubler d’efforts.
— Je ne tiens pas à me marier tout de suite, je rétorque posément.
Elle s’esclaffe :
— Ne t’en fais pas. Ton père patientera encore un peu avant de te voir la bague au doigt. (Elle attrape une petite fiole dans la poche de sa robe. Je fronce les sourcils, curieux.) Un fortifiant, rien de bien méchant. Assure-toi à bien le boire avant de te mettre à la tâche. Chez nous, pas de mariage sans rien dans le four.
— Mère !
Elle sourit discrètement, m’embrasse la joue et s’éloigne.
— N’oublie pas de passer à la Salle d’Abreuvage !
— Je sais !
Elle disparaît à l’angle. Une fois seul, je prends une lente inspiration puis, le cœur bondissant, j’entre dans la pièce.
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