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Thomas ! crié-je en bloquant sa tentative de frapper ma pomme d’Adam. Qu’est-ce que tu fous ?
Thomas me donne un coup de pied dans le tibia pour toute réponse. Parce que je parle et que je suis surpris, je ne vois pas arriver le coup et bon sang, ça fait mal. Le mélange de trahison, d’incrédulité et de colère refaisant surface intensifie la douleur.
Quand Thomas avance pour m’attaquer à nouveau, je fais un écart pour éviter son poing, mais quelque chose me distrait, quelque chose qui a un rapport avec le combat. Une partie de moi — celle qui se réveille pendant les combats depuis que j’ai joint mon esprit à celui de Caleb dans la tête du gourou israélien d’arts martiaux — remarque que le style ‘intéressant’ de combat de Thomas est inspiré par l’hapkido.
Comme pour confirmer ma supposition, Thomas attrape mon bras quand je l’avance pour le frapper dans le ventre et il écartèle mon coude. Son geste est suivi d’une explosion de douleur. Puis il me jette par-dessus son épaule. Deux classiques de l’hapkido, me dis-je en fendant les airs.
Alors que je suis sur le point de frapper le sol, le monde ralentit légèrement, j’ai donc un peu d’espoir en essayant encore une fois de passer dans le Niveau 2 du Calme. Mon combat avec Thomas a recréé les conditions exactes de la dernière fois : si j’atterris sur la tête, je me briserais le cou et je mourrais.
Je frappe le sol. L’air s’échappe de mes poumons lorsque j’atterris sur le dos plutôt que sur la tête. Il ne s’est clairement rien passé en ce qui concerne le passage au Niveau 2. Le seul résultat de ma chute est une douleur abominable au coccyx.
— Tu vas t’arrêter, Pousseur. Maintenant.
La voix de Mira est froide et autoritaire.
Si elle s’adressait à moi, j’aurais fortement envisagé de m’arrêter.
J’essaie de dire ‘écoute-la’ en roulant sur le ventre, mais il ne sort qu’un sifflement lorsque Thomas donne un coup de pied dans mes côtes exposées.
Un coup de feu retentit.
Le corps de Thomas tombe sur moi.
Est-il mort ? Je suis partagé entre l’espoir qu’elle l’ait touché, car cela arrêterait le combat, et le fait de ne pas vouloir que Thomas soit blessé, parce que, eh bien, c’est Thomas. Je n’ai pas encore accepté l’idée qu’il essaie vraiment de me tuer : je pourrais trouver une autre explication si les gens voulaient bien s’arrêter d’essayer de me casser la figure.
Quand il me fait une clé de cou, je me rends compte que j’avais tort : il n’est pas mort et je me suis trompé sur son style de lutte. Il s’agit ici plutôt d’une cravate d’aïkido. Ce que je sais également au sujet de cette prise, c’est qu’une fois que l’on est attrapé, c’est généralement la fin.
— Darren, ne bouge pas, dit Mira.
Je parviens seulement à pousser un grognement affirmatif. Ensuite, je fais comme si je choisissais de ne pas bouger pour obéir à sa demande.
Elle tire une seconde fois.
Un liquide chaud éclabousse mon corps et la prise de Thomas se relâche.
J’essaie de bouger, mais je ne suis pas encore prêt.
Mira réenclenche la sécurité du pistolet et elle bataille avec le corps de Thomas pour le faire rouler du mien. Je me sens tout de suite plus léger.
— Tu vas bien ?
Elle touche doucement mon visage.
Je crache du sang. Je fais bouger une dent avec ma langue. Ce n’est pas bon signe. Normalement, les dents sont des objets stables et immobiles.
— De quoi ai-je l’air ?
— Tu as l’air... troublant. Sortons d’ici.
En grimaçant, je me traîne à quatre pattes et je me retourne pour me trouver à côté de Thomas, puis je cherche son pouls.
Il y a un battement de cœur, mais il est faible. Sa respiration est irrégulière et je ne sais pas combien de temps il lui reste.
— Tu n’aurais pas dû faire ça.
Je fouille Thomas à la recherche d'un pistolet ou d’un indice expliquant pourquoi il m’a attaqué. Je ne trouve rien.
Sauf si je sors du Calme, Thomas sera Inerte.
— Non, mais, tu te fous de ma gueule ? dit-elle. Tu préfères qu’il te rende Inerte ?
— Non, mais...
Je m’éloigne en rampant de lui et j’avance vers mon corps figé.
— Il a essayé de te tuer, sans doute pour t’empêcher d’outrepasser les ordres de tes tueurs.
Elle hoche la tête en direction des policiers.
— D’ailleurs, c’est quelque chose que tu devrais faire dès que possible.
Elle a raison. Si Thomas m’avait rendu Inerte, ces policiers m’auraient tiré dessus dans le monde réel, ce qui me rappelle qu’elle a également raison pour ce second point.
Je dois empêcher tous ces flics de me tuer. Je n’ai que quelques instants pour sortir du Calme et revenir. Quelques instants qui me donneraient l’occasion d’annuler mes blessures ainsi que celles de Thomas. Les mains des flics sont assez loin de leurs armes pour me permettre ce luxe.
Je décide que ce n’est pas assez efficace de ramper et je me lève, même si cela me donne l’impression d’avoir soudain vieilli de trois siècles.
Mira se tourne vers Thomas, se met à genoux et vérifie son pouls. Elle ne semble pas ravie par ce qu’elle découvre.
Je me sens abattu. Je n’ai pas réussi à temps. Il est déjà mort, ce qui signifie qu’il est maintenant Inerte.
Une partie de moi pense ‘ah, d’accord, c’est peut-être mieux’.
Puis Mira se relève et elle le vise avec son pistolet.
J’avais tort. Elle a dû découvrir qu’il avait encore un pouls et décidé de l’éliminer. Elle veut le rendre Inerte.
Je ne sais pas pourquoi je fais ce que je fais alors.
Mon corps souffrant le martyre, je bondis sur mon double figé.
Je tombe à une trentaine de centimètres de lui/moi. Je suis sûr que j’ai dû casser autre chose, car la douleur est hallucinante. Le côté positif c'est que je me sens presque prêt à déphaser, mais je frappe encore le mur mental. Si je pouvais grimper par-dessus, je pourrais passer au Niveau 2. D’un autre côté, j’ai déjà frappé ce mur avant sans obtenir le moindre résultat.
Mira m’entend bouger et ses yeux s’écarquillent pour me lancer un regard du genre ‘tu es fou’. Puis elle fronce les sourcils en comprenant.
— Crétin, dit-elle en enlevant la sécurité du pistolet.
Pas de Niveau 2 cette fois, me dis-je en tendant la main droite en tremblant et en la faufilant sous le pantalon de mon corps figé pour toucher la cheville. Je sens la jambe poilue sous mes doigts et toute la douleur disparaît.
Les bruits du monde reviennent et l’instant d’après, quand je déphase, tout redevient silencieux.
Je suis de retour dans le Calme et toutes les blessures infligées par Thomas ont disparu, tout comme Mira et le corps de Thomas.
Je me dis que je n’ai pas entendu le coup de feu de Mira, ce qui signifie que Thomas n’est pas Inerte. Youpi ?
J’envisage de l’attirer dans le Calme, mais je décide de ne pas le faire. Elle est sans doute furieuse contre moi parce que j’ai contrecarré son plan. Je n’ai pas envie de régler cela maintenant, pas avant d’avoir sécurisé la zone.
Je m’avance vers l’endroit où se tiennent mes mères. Même si je suis sur le point de neutraliser la menace que représentent les policiers, je Guide mes mères pour qu’elles se couchent sur le sol au cas où tout ne se déroulerait pas comme prévu et au cas où Thomas aurait caché une arme que je ne pourrais pas trouver. Je suis sûr que ce n’est pas le cas, puisqu’il l’aurait utilisée pour me tirer dessus quand il m’a attaqué, mais quand il s’agit de ma famille, je reste très prudent. Pour faire bonne mesure, je m’assure qu’elles ne remarqueront rien si des coups de feu sont tirés. Elles doivent ignorer toute violence qui aurait lieu dans les prochaines minutes. Cela m’est égal si mes mères subissent une légère amnésie : la sécurité prime avant tout. Avec de la chance, elles penseront avoir rêvassé à cause de la voix monotone du prêtre.
En sachant que mes mères seront couchées en sécurité sur le sol, je m’approche des officiers en uniforme.
Je trouve deux policières et je les Guide pour qu’elles marchent vers nous, se couchent sur le sol et couvrent mes mères de leur corps. C’est peut-être exagéré, mais je préfère prévenir plutôt que guérir.
Je m’approche alors de chaque policier et je lui Guide les instructions suivantes : tu ne vas pas prendre ton arme. Tu ne vas pas partir de cet endroit pendant les vingt prochaines minutes. Tu es concentré sur les émotions du deuil et tu ne feras attention à rien d’autre que la cérémonie. Tu observes solennellement quelques minutes de silence pour le héros décédé.
Je donne des instructions similaires d’ignorer le monde et de ne pas bouger aux autres policiers en civil ainsi qu’au prêtre et aux types avec des carabines.
En ce qui concerne le quarterback et quelques autres types costauds, je leur donne quelques instructions supplémentaires.
Content de mes progrès jusque là, je retourne vers mon corps et je sors du Calme.
Dès que le monde revient à la vie, je déphase et je ressors du Calme toutes les fractions de seconde pour m’assurer que les flics ne cherchent plus à prendre leurs armes.
À mon grand soulagement, à la cinquième vérification je vois que ce n’est pas le cas.
Je sors à nouveau du Calme.
— Zone sécurisée, je chuchote à Mira dès que les bruits du monde reviennent. Mais juste au cas où, sois prête à n’importe quoi.
Elle ne répond pas. Je suppose que l’incident dans le Calme me vaut ce traitement silencieux. Au lieu de m’inquiéter de l’humeur de Mira, je me concentre sur ce qui m’entoure. Après avoir compté exactement deux Mississippi, j’aperçois du mouvement du côté des policiers.
Je vois également Thomas faire un pas vers moi, le début d’un pas de course.
Je retourne dans le Calme pour m’assurer que mes instructions supplémentaires ont fonctionné. C’est le cas. Le mouvement que j’ai vu du coin de l’œil venait en effet de moi. Je sors du Calme et je me concentre sur Thomas.
Il court vraiment.
Les mouvements flous venant de la foule des policiers s’approchent.
Thomas ne se trouve qu’à quelques pas de nous lorsque le quarterback lui rentre dedans avec la grâce de rhinocéros en rut. Je n’y connais pas grand-chose en foot américain, mais j’ai l’impression que c’est du très bon travail. Thomas vole, il vole loin dans les airs, et il atterrit dans le tas de terre qui est censé recouvrir le cercueil de Kyle. J’espère que ce tas a amorti son atterrissage et j’essaie de ne pas me sentir trop coupable de ce que j’ai fait faire au quarterback.
Ma culpabilité augmente quand ce dernier tombe sur Thomas. Il garde mon ami à terre jusqu’à ce que je puisse comprendre ce qu’il se passe. Les autres policiers costauds forment une sorte de pyramide humaine sur eux. D’après mes souvenirs, ceci ne fait pas trop mal à la personne qui se trouve au-dessous.
Bon, c’est vrai que cela m’est arrivé à la maternelle.
Soudain, mon monde se remplit d’une douleur si viscérale que j’en ai les yeux qui coulent. L’air s’échappe de mes poumons en faisant du bruit.
J’essaie de comprendre ce qu’il m’arrive et je me rends compte en frissonnant que la douleur vient de l’endroit le plus précieux et intime de mon corps.
Je me concentre pour respirer et ne pas tomber et au même moment, je déphase.
Oh, le bonheur. La douleur disparaît instantanément. Son absence me montre à quel point elle était abominable et j’ai l’impression d’avoir reçu une dose de morphine.
Depuis mon nouveau point de vue, je vois ce qu’il s’est passé et je reste incrédule.
Mira est figée dans l’acte de me donner un coup de pied dans les boules.