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Est-elle énervée à ce point parce que je l’ai empêchée de rendre Thomas Inerte ? Je décide que nous devons discuter et je l’attire dans le Calme.
— p****n, ça ne va pas, Mira ? dis-je dès qu’elle apparaît dans le Calme. Si tu es contrariée à ce point, il te suffit de me le dire. As-tu la moindre idée de la douleur que c’est ?
Son regard se verrouille sur moi et fait la même chose que les yeux de Thomas.
Avant qu’elle fasse un pas, je me souviens de la théorie que j’avais eue au bout de la langue un peu plus tôt, avant qu’elle me fasse douter de Thomas. Cette théorie expliquerait toutes les choses étranges qui se produisent.
Pour faire bonne mesure, je demande néanmoins :
— C’est parce que Thomas n’est pas Inerte ?
Au lieu de répondre, Mira s’avance vers moi et elle essaie de faire exactement ce que son corps figé inflige à mon corps dans le monde réel.
Un coup de pied dans les cacahuètes, honte sur elle. Deux coups de pied au même endroit, honte sur moi. Je place mes bras en croix pour la bloquer. Le dos de mes mains pique à l’endroit où son pied a touché, mais ce n’est rien par rapport à ce qu’il se serait produit si je n’avais pas bloqué son coup.
Elle entame un coup de poing et je l’évite. Je suis de plus en plus sûr de ce qu’il se passe réellement. Tout concorde. Les flics. La façon dont Thomas m’a regardé et attaqué. La façon dont il a ignoré Mira pendant que nous nous battions, ce qui était dangereux et irrationnel. Et la raison pour laquelle Mira est maintenant concentrée sur le fait de m’attaquer.
— Tu es Poussée, dis-je en faisant un pas de côté pour éviter son coup.
Elle trébuche et lance un nouveau coup de poing.
— Reprends tes esprits !
Elle ne répond pas et elle poursuit son attaque impitoyable.
Je sais que je ne devrais pas être vexé qu’elle ne se soit pas arrêtée : personne n’a jamais prétendu que l’on pouvait arrêter quelqu’un en lui disant qu’il était Guidé, mais il est difficile d’imaginer que je l’attaquerais, même si quelqu’un me Poussait. J’ai l’impression que d’une façon ou d’une autre je serais capable d’exercer mon libre arbitre. D’un autre côté, elle ne m’a sans doute pas consciemment entendu quand je lui ai dit qu’elle était Poussée. Dans son esprit, ce n’est peut-être pas moi qu’elle combat, mais plutôt un ennemi illusoire.
Si je ne peux pas la convaincre, je vais devoir l’arrêter d’une autre manière. Je décide de faire quelque chose qui n’est pas élégant, mais qui n’implique tout de même pas de frapper une fille. Avant de commencer, je dois me rappeler que nous sommes dans le Calme et que Mira ne souffrira que très brièvement — s’il est vrai que l’on peut souffrir lorsque l’on est Poussé.
J’évite quelques coups en cherchant une ouverture. Quand elle avance pour me donner un coup de pied, je vois une opportunité. J’attrape sa jambe avant qu’elle puisse m’infliger des dégâts. Cela me fait mal aux mains, mais on n’a rien sans rien. Je tiens fermement le pied de Mira et je le lève sans ménagement en l’air.
J’obtiens le résultat espéré : Mira tombe en arrière. Je suis surpris et soulagé qu’elle réussisse à atterrir en douceur, en tombant avec beaucoup plus de grâce que je ne l’aurais fait.
Son atterrissage n’est pas important, mais le fait d’être libéré de ses coups l’est, car cela me donne le temps de courir vers mon corps et je me presse de le faire.
En voyant le regard de douleur sur mon visage de statue, je me souviens que je suis sur le point de retourner à quelque chose de très désagréable, mais je touche mon bras figé sans hésitation.
Le monde est de retour, tout comme la douleur, qui me paraît en fait pire qu’avant.
Je me force encore à prendre de l’air dans mes poumons et en tenant mes bijoux de famille, j’utilise toutes mes forces pour ne pas tomber à terre. Si je tombe, cela ne finira pas bien pour moi.
Mira n’attend pas que je me remette de son coup. Elle profite de mon immobilité en me donnant un coup de poing au visage.
Ma pommette brûle, mais je n’en tiens pas compte. Cette douleur n’est rien par rapport à ce que subira ma fierté si une fille me bat à mort.
Son coup suivant vise mon estomac et je parviens à attraper son poignet de ma main gauche. Sans me rendre compte de ce que fait mon corps, je m’approche de Mira comme je l’ai fait pour nos millions de baisers. Seulement cette fois-ci, quand je suis tout près d’elle, je lui tourne autour. Je prends son bras avec moi jusqu’à ce qu’il soit plié en formant un angle étrange le long de sa colonne vertébrale, garantissant que tous ses mouvements seront extrêmement inconfortables. Si son coup de pied dans mes boules n’avait pas écarté ce genre de pensées, j’aurais trouvé cette position légèrement érotique.
Elle continue à lutter.
Merde. Je ne peux pas compter sur la douleur pour la maîtriser, pas dans ce cas précis. Elle se blesserait.
Je considère mes options et je fais quelque chose qui n’est pas inspiré par une formation aux arts martiaux. Je la serre dans mes bras de derrière, coinçant ses bras sur les côtés. Quand elle essaie de se dégager, je croise mes doigts autour de sa cage thoracique et je tiens bon. Debout de cette façon, avec mon entrejambe contre ses fesses et le bout de mes doigts frôlant ses seins, la situation passe de légèrement érotique à carrément chaude. Hé, le coup de pied de Mira n’a causé aucun dommage permanent : c’est une bonne nouvelle.
Tout érotisme disparaît immédiatement quand l’arrière de la tête de Mira touche mon visage. Heureusement, grâce à une espèce d’instinct des arts martiaux, je me suis penché en arrière à temps. J’ai mal au menton, mais au moins mon nez n’est pas cassé. Quand Mira rejette sa tête en arrière, je l’évite. Cette manœuvre du câlin n’est pas viable.
Du coin de l’œil, je vois un mouvement flou.
Exactement ce qu’il me faut, me dis-je avant de déphaser.
Les femmes flics que j’ai Guidées pour qu’elles protègent mes mères approchent. J’entre dans leur tête et je change leurs instructions, puis je retourne dans le monde réel.
J’évite encore quelques coups de tête de Mira avant que l’aide arrive.
Une femme costaude se place devant Mira et lui attrape les épaules et l’autre me pousse sur le côté. En un seul geste fluide, elle referme ses menottes sur le poignet droit de Mira. Avant même que je m’en rende compte, les deux mains de Mira sont fermement menottées.
— Bien joué, dis-je à la policière, même si elle ne s’en souviendra sans doute pas plus tard.
Elles posent doucement Mira sur le sol en ignorant ses coups de pied et ses cris.
Menottée et ébouriffée, mais essayant toujours vainement de m’atteindre, Mira ressemble à un zombie sexy. C’est surnaturel.
Je déphase.
Dans le silence de mon endroit protégé, je peux enfin réfléchir à ce qu’il se passe.
Quelqu’un fait à mes amis ce que j’ai fait à Kyle. Quelqu’un d’autre peut atteindre le Niveau 2, le monde des ténèbres psychédéliques qui ressemble si peu à notre réalité quotidienne.
Cette personne a Poussé mes amis.
Cette personne a-t-elle également essayé de me Pousser ? Je suppose que non. Si cela avait été le cas, j’aurais sans doute été attiré dans le Niveau 2 avec elle ou lui. Si cette personne peut entrer dans ma tête, elle m’aurait sans doute Poussé à me suicider, rendant toute cette épreuve avec mes amis et les policiers inutiles.
Alors qui est aux commandes ?
Je me souviens des signes d’un Pousseur découvert dans l’esprit de Kyle à la conférence scientifique, des signes sur lesquels j’avais voulu enquêter sans le pouvoir, parce que la tête de Kyle était en train d’exploser à cause du coup de feu de Victor. La ‘voix’ dans les esprits des policiers peut-elle appartenir au même Pousseur ? Bon sang, j’aurais aimé Lire Kyle suffisamment en arrière pour entendre les instructions. J’aurais alors eu un point de repère pour comparer cette voix.
Dans un souci momentané de politiquement correct, je décide d’appeler ce nouveau Pousseur mystère une ‘elle’ jusqu’à apprendre plus de détails. En outre, pour la différencier de tous les autres étant donné ce qu’elle peut faire, je l’appelle la Super Pousseuse. Pour autant que je sache, je pourrais avoir raison et il pourrait s’agir d’une petite amie puissante qui sortait avec Kyle sans que je le sache. Si la Super Pousseuse est en fait un homme, eh bien, l’appeler ‘elle’, c’est comme le traiter de s****e — ce qui est approprié, puisque cette personne en est une.
Je fais le tour du cimetière et j’observe attentivement les environs. Quel que soit l’endroit où se trouve la Super Pousseuse, je suppose qu’elle n’aura pas pris la peine de marcher très loin dans le Calme pour Pousser mes amis, ce qui signifie qu’elle se cache peut-être dans ce cimetière. Je pense qu’il s’agit d’un des Guides de la veillée funèbre. Elle nous a sans doute suivis jusqu’au cimetière et se cache maintenant comme une lâche.
J’inspecte toutes les cachettes possibles dans un rayon d’environ quinze mètres avant de me rendre compte à quel point c’est futile. Il y a beaucoup trop de cachettes dans un cimetière. Il y a des cryptes avec des portes, de grands arbres, de grosses pierres tombales, des buissons et beaucoup d’autres endroits. Elle pourrait même être assise dans sa voiture sur le parking.
Attendez une seconde. En fait, c’est un endroit qu’il faudrait vraiment vérifier.
Je cours vers le parking en pensant que si j'étais cette Super Pousseuse, c’est là que je me trouverais.
Le parking est relativement vide, étant donné sa taille. Il y a une longue ligne de voitures de police sur un côté, je les vérifie en premier.
Deux minivans Honda Odyssey attirent mon regard, sans doute parce qu’ils sont garés juste à côté de la Crown Victoria de Lucy, si près que s’ils ne bougent pas, nous ne puissions pas sortir du parking.
Je m’approche du premier van et je reçois mon troisième choc de la journée.
À l’intérieur, je vois des silhouettes orange familières à tête chauve.
Les moines du Temple des Initiés.
Je reconnais même le Maître, le moine contre lequel je me suis battu à l’aéroport de Miami.
Merde. Je cours vers le second van. En plus d’autres moines, je trouve quelqu’un de pire.
Caleb.
Je ne sais pas pourquoi je suis si choqué de le voir ici, puisque je sais qu’il travaille pour les Initiés. Je suppose que j’espérais qu’il serait encore occupé avec les problèmes que ma tante lui avait causés à l’aéroport.
Mais non, le voici dans le siège passager avec un regard sombre et déterminé. Quoi qu’il lui soit arrivé, il va se défouler sur moi s’il en a l’occasion. Comme Eugene aime le dire, les problèmes n’arrivent jamais seuls.
J’essaie de rester calme. Ils sont sûrement ici pour me ramener au temple, afin que mes grands-parents et les autres Initiés puissent continuer à me persuader de ‘faire mon devoir’, ce qui pour eux signifie b****r Julia ou quelqu’un d’autre qui leur paraîtrait mériter de porter mon bébé.
Sauf s’ils ont deviné la vérité au sujet de ma nouvelle capacité. Alors, ils voudront m’utiliser pour faire ce qu’ils voulaient faire à ma descendance.
Non, cette possibilité n’est pas très probable.
Peu importe leur raison d’être ici, cela change tout.
J’ai tout juste réussi à leur échapper en Floride, et c’était dans un aéroport bondé sans qu’une Super Pousseuse me chasse.
J’hésite à attirer Caleb dans le Calme et à lui parler de cette Pousseuse. S’il me croit, il partira sans doute très vite. Après tout, la Super Pousseuse pourrait le contrôler aussi facilement qu’elle a contrôlé Thomas.
Cette pensée me glace le sang. Je déteste l’idée de gérer Caleb en général, mais en particulier si un ennemi invisible le contrôle. Bien sûr, il ne me croira pas, et le résultat le plus probable si je l’attire dans le Calme sera qu’il me rende Inerte, avec une minuscule chance que je puisse déphaser au Niveau 2 en approchant de la mort. Non merci. Cette option ne me va pas. J’ai besoin d’avoir mes pouvoirs si j’espère sortir d’ici en vie.
J’évalue mes possibilités en courant vers mon corps. Je ne mets pas longtemps à réaliser que je n’en ai qu’une seule : je dois courir afin d’attirer l’attention de cette Pousseuse et de ces moines sur moi et non mes amis et ma famille. Si j’ai de la chance, la Pousseuse et les moines pourraient se battre pour m’avoir.
D’un autre côté, je ne peux pas abandonner mes mères, Thomas et Mira ici. Et si la Super Pousseuse prenait le contrôle de Caleb et leur faisait quelque chose ?
Je retourne à l’enterrement et je forme un plan rapide.
Les hommes qui tiennent Thomas vont le lâcher, le menotter et le traîner jusqu’à Cypress Hills Street.
Les femmes qui tiennent Mira l’emmèneront à Forest Park Drive.
Je Guide mes mères pour qu’elles courent en direction de Jackie Robinson Parkway.
Tout le monde — les flics tenant Mira, mes mères, le quarterback et compagnie — a pour ordre de prendre un taxi et de me rejoindre au nouveau repère d’Eugene, le laboratoire que j’ai financé pour lui à Bensonhurst, Brooklyn.
Je Guide ensuite chaque personne restante, y compris le prêtre, pour retenir les moines et toute autre personne ne faisant pas partie de la cérémonie en cours. Comme la majorité de ces gens sont des policiers, je dois prendre la décision importante sur l’usage ou non de la force létale. Même si ces idiots habillés en orange m’irritent, ce ne sont que les outils des Initiés, et je répugne à les voir se faire tuer. Je Guide donc les officiers armés pour qu'ils vident leurs pistolets avant le début de cette opération, mais qu'ils agissent comme s’ils étaient armés et dangereux. Cela me semble un bon compromis.
Une fois que les préparatifs sont faits, je décide de quitter le Calme.
Je cours vers mon corps, je frappe contre mon corps figé et quand le monde redevient bruyant, je continue à courir.
Dans ma vision périphérique, je vois tout le monde agir pour exécuter mes ordres. Ce travail de Guidage de masse aurait fait la fierté de ma tante Hillary, qui s’en charge habituellement.
Je cours si vite qu’au bout de quelques minutes j’ai l’impression que mes poumons vont exploser. Je ne tiens pas compte de la douleur et je cours encore plus vite en me promettant de faire un peu plus de cardio dans ma routine sportive habituelle. Quand j’ai l’impression d’être sur le point d’avoir une crise cardiaque, je vois enfin la route qui borde l’herbe verte du cimetière. Je sais qu’il s’agit du quartier mal famé de l’est de New York derrière ce portail, mais cela n’entame pas ma joie. La clôture de deux mètres face à moi est le seul obstacle. Je grimpe par-dessus en faisant de mon mieux pour ne pas être empalé par les piques en forme de feuilles et je saute par terre avec précaution.
Quand j’atterris sur le trottoir sans me blesser, je regarde derrière moi. Je ne suis pas immédiatement poursuivi, mais ce n’est pas une raison pour me détendre et pour faire quelque chose de stupide, comme d’attendre qu’ils me rattrapent.
Je déphase et j’examine Jamaica Avenue, la rue qui se trouve devant moi. Sur ma droite, je vois le métro au loin et un arrêt d'autobus à un pâté de maisons. Pas possible. Je ne prends pas les transports en public dans cette partie de la ville. En outre, j’irais moins vite qu’avec une voiture. Je regarde de l’autre côté de la rue et je vois une Honda Civic terne.
Beaucoup mieux.
Je traverse, je m’approche de la Honda figée et j’ouvre la portière du conducteur. La femme ronde à l’intérieur doit être passée à l’épicerie, car elle porte un sac plastique rempli. Je touche son front et je me concentre. Une fois que je suis dans sa tête, je la Guide :
Regarde de l’autre côté de la rue. Ce beau jeune homme est ton neveu. Tu as décidé de lui prêter ta voiture. Tu vas laisser la voiture en marche avec les clés dessus et trouver un taxi. Ton neveu gardera peut-être la voiture pendant quelques jours. Tu ne t’inquiéteras pas pour ton véhicule et tu ne feras pas une déclaration de vol. Dans quelques jours, tu te souviendras l’avoir laissé à une location de voitures Hertz à Bensonhurst. Quand tu iras le chercher, tu n’oublieras pas de regarder dans la boîte à gants, où ton neveu a laissé mille dollars pour toi.
Je suis content de mon travail et j’espère pouvoir utiliser cette voiture pour récupérer le reste de l’équipe, ce qui serait beaucoup mieux que de les faire chercher des taxis.
Je sors du Calme et je suis frappé par la fatigue d’avant. Je l’ignore. J’ai assez de force pour un sprint final de l’autre côté de la rue. Ainsi déterminé, je cours vers ‘mon’ véhicule.
Quelque chose attire mon attention.
La dame que je viens de Guider me regarde en écarquillant les yeux. Elle me fait des gestes et sa bouche bouge comme si elle criait, mais les fenêtres de la voiture étouffent ce qu’elle dit. Je décide qu’elle doit être heureuse de voir son ‘neveu’. Pour rire, je lui fais signe de la main... et à ce moment-là, j’entends un crissement de pneus et je ressens un coup v*****t de fin du monde.
Merde, me dis-je en volant.
Ma tête frappe quelque chose de dur et je perds connaissance.