La Reine blanche se montre

2527 Words
Appuyée contre le dossier de ma chaise de travail, je fixe la pile de boîtes que j’ai rapportée de l’appartement de mon Père une semaine plus tôt.  Je me souviens encore de ma surprise lorsque le Chancelier Costa est venu m’annoncer qu’Antoine vivait parfois dans un luxueux logement du Vieux-Montréal, près du Presbytère.  Voyant que je risquais à tout moment de m’effondrer à la simple mention du nom de mon Père, le Chancelier a précisé que je pouvais prendre tout mon temps pour me rendre sur place et pour disposer des biens constituant mon héritage à ma guise.  Je m’étais enfuie sans le remercier, souhaitant cacher mes larmes, une fois de plus.  Pourtant, les citoyens ne voyaient plus que cela de moi depuis les trois dernières semaines : une Première Prêtresse le visage couvert de sang.  J’aurais bien aimé leur éviter ce désolant spectacle, mais on exige ma présence au Munitum, prétextant qu’il est malsain pour moi de rester constamment enfermée au Presbytère ou à la Chapelle.  Je crois plutôt que Monseigneur souhaite garder un œil sur moi, tout comme les autres Dirigeants de la cité.  Je soupire à cette pensée.  Je n’aime pas savoir que j’inquiète mon Ancien et mes Aînés.  C’est mon rôle au sein de notre société d’adoucir l’immortalité des citoyens et je dois avouer que je m’en sens incapable depuis qu’il n’est plus là pour guider mes pas.  Son absence me fait terriblement souffrir.  Je sens un vide immense en moi.  J’ai mis cinq nuits après avoir entendu Monseigneur m’annoncer la destruction de son Éminence Fabre, mon Père, avant de complètement réaliser que je ne le verrais plus jamais, mon cerveau et mon cœur refusant obstinément d’enregistrer l’information.  J’avais vaqué à mes occupations, considérant que son siège vide sur l’estrade n’impliquait pas sa destruction mais simplement qu’il soit occupé ailleurs dans le Munitum.  Puis, une nuit, le déni a laissé la place à la vérité et je me suis littéralement effondrée devant notre Roi qui devait guetter et attendre cette réaction de ma part.  Aussitôt, la Consul De Lagarde fut à mes côtés et l’on m’emmena dans le bureau de Monseigneur.  Ils ne m’ont rien dit.  Ils m’ont simplement laissé pleurer.  Depuis, il ne se passe pas une nuit sans que je ne sois confronté à une crise de larmes surgissant à n’importe quel instant et pouvant durer des heures.  Quand je suis submergée par ma peine, je suis quasi incontrôlable passant de sanglots hystériques à des élans destructeurs, ravageant meubles et objets sur mon passage, ma bête surfant dangereusement sans jamais prendre le dessus sur moi.  J’ai honte de ne pas être capable de résister à cette envie de tout détruire quand la souffrance de sa perte m’empoigne le cœur.  Dame de Montmagny m’a expliqué qu’il est impératif que je laisse cette rage s’extérioriser si je souhaite retrouver mon équilibre et une certaine sérénité d’esprit.  Il semble que ce soit un passage obligé du deuil et que mon sang Sakyu le rende plus difficile à traverser.  Elle-même ignore le temps qu’il me faudra pour en voir la fin mais j’ai bien lu dans son regard qu’elle se questionne sur la puissance de ces crises.  La douleur de son départ m’effraie.  J’ai parfois l’impression que je ne m’en remettrai jamais.  J’ai bien conscience que mon comportement inquiète les membres de ma Coterie, surtout Lydia.  Elle n’arrête pas de pester qu’il serait temps que nos Érudits trouvent une façon de nous faire gober des pilules pour guérir les dépressions, qu’elle ne peut pas faire tout le travail toute seule.  J’ai beau lui répéter que je n’ai pas d’idées sombres mais seulement de la peine, son froncement de sourcils à chaque fois que je lui dis m’indique clairement qu’elle ne me croit pas.  Je n’ai donc pas été surprise de trouver Farouk devant la porte de mes appartements quelques nuits plus tard.  Des voix me sortent de mes réflexions.  Je détourne les yeux de la pile de boîtes contenant les effets personnels de mon Père que j’ai ramenés de son deuxième domicile et regarde vers la porte de ma salle de travail.  Réalisant que Victoria et Farouk discutent dans le couloir, je me lève pour aller les rejoindre.  Ma chère Régente doit venir s’assurer, que dis-je, surveiller mon alimentation.  J’en ai vraiment plus qu’assez qu’on me traite comme si j’étais une petite chose fragile.  J’ai de la peine.  Mon Père s’est fait détruire par les Raseri il y a un mois.  Je suis désormais sans famille, sans guide.  Je sais que je suis bien entourée car notre cité est différente, mais celui qui m’a offert cette vie n’est plus et ça me fait mal.  Il me semble que c’est facile à comprendre, NON ???   -          J’ai déjà pris mon souper, déclaré-je en ouvrant la porte, sans les saluer.  Je vais bien.  Arrêter de me materner comme si je n’avais qu’une année humaine.    -          Si tu veux être convaincante, essuie ton visage la prochaine fois, jeune fille, grogne Victoria en se plantant devant moi.  Ta souffrance est visible à un kilomètre Rébecca.    -          Elle est surtout légitime, rétorqué-je, sèchement, avant de retourner à ma table de travail.   J’entends des pas me suivre dans la pièce.    -          Effectivement, m’assure la Skugga.  Tu as perdu ton Père et c’est normal que tu souffres, ma chérie.  Il serait aussi normal que tu en parles avec quelqu’un.  Tu dois mettre des mots sur les émotions qui t’habitent.  Pas seulement verser des larmes et faire du brin de scie avec les meubles du Salon de la Congrégation au Munitum.    Je serre la mâchoire pour ne rien répliquer.  Je sais qu’elle a raison.  Mais je suis incapable de parler de lui, de son départ, du terrible sentiment d’abandon qui m’habite depuis que Monseigneur m’a dit ces horribles mots : son Éminence Fabre a été détruit.  Dès que j’essaie de prononcer quoique ce soit à son sujet, les larmes me montent aux yeux et je fais une crise.  Je n’y peux rien.    -          Lydia m’a dit que tu avais vidé l’appartement d’Antoine sans parler de lui.  Par Loudas Rébecca !  Tu as eu accès à tout un pan de sa vie qui t’était totalement inconnu et tu n’as même pas réagi.    -          J’ai amplement réagi, m’exaspéré-je.  Je ne fais que ça depuis qu’il...    Je m’étrangle avec les mots qui refusent encore de franchir mes lèvres.  Je sens mes larmes couler sur mes joues.  Je les essuie rageusement du revers de la main.  Victoria me fixe avec compassion.  Elle s’approche doucement et m’enlace.  Je me blottis dans les bras de celle que je considère comme ma grande sœur depuis les 35 dernières années.  Je m’apaise doucement contre elle, sentant sa main caresser mes cheveux.  Une deuxième présence se fait sentir près de nous.  Farouk, mon Zhutko préféré, mon grand frère, mon Protecteur, nous rejoint dans ce câlin.  Sa main froide se pose dans mon dos, m’apportant le réconfort dont j’ai tant besoin depuis des nuits.  Le flot de mes larmes se calme enfin.  Leur présence me rassure.  Je ne suis pas totalement seule.    -          J’ai l’impression qu’il m’a abandonnée, murmuré-je péniblement.  Je me sens si seule depuis qu’il n’est plus là.    -          Je sais ma chérie, me répond simplement Victoria.    -          Nous sommes là, ma sœur, me rassure Farouk.  Nous serons toujours là.    Je frémis à ces paroles.  Père me disait la même chose.  Je sais maintenant que je n’ai plus le droit d’y croire entièrement.  Victoria semble lire en moi car elle prend mon visage entre ses mains et plonge son regard dans le mien.   -          Ne perds pas espoir, jeune Sakyu.  Notre société n’est peut-être plus aussi rose que ce que tu as bien voulu voir depuis ta renaissance, mais tu as toujours le pouvoir de la rendre magnifique.  N’oublie pas qui tu es.    -          Je… me sens si vide, avoué-je, sans pouvoir la regarder en face, malgré notre proximité.  Comment pourrais-je aider les citoyens à traverser une si grande perte si je n’arrive même pas à l’affronter moi-même ?  C’est moi qui devrais être à leurs côtés alors qu’ils sont tous inquiets pour moi.    -          Rébecca, tu es sa Fille d’abord et avant tout, me rappelle Farouk.  Nous savons tous à quel point il t’aimait et que tu l’adorais.  Votre relation était unique.  C’est normal que nous soyons tous inquiets pour toi.  Tu es si différente de tout ce qui est connu.  Tu es la Fille de Montréal.  Notre petit Virus à nous.  Notre Première Prêtresse est malheureuse.  Tu es si silencieuse depuis cette fatidique nuit.  Tout le contraire de ce que nous connaissons de toi.    -          Nos citoyens se demandent comment t’aimer, comment te consoler mais tu les fuis dès qu’ils s’approchent, poursuit Victoria.  Déjà que la plupart ont du mal avec les émotions, de te voir toi, Miss Émotive par excellence perdre le contrôle chaque nuit, les bouleversent énormément.    -          J’ai honte, tellement honte, sangloté-je.  Je devrais être forte pour eux.   -          Tu devrais te laisser aimer par eux, me reproche Farouk.  C’est ce dont ils ont le plus besoin.  Sentir que tu ne les rejettes pas.  Tu ne cesses de leur dire que la douleur, la peine et les larmes ne sont pas des faiblesses et tu fais tout le contraire.  Je sais bien que tu détruis tout notre mobilier parce que tu refuses de parler de ta souffrance et ta bête l’extériorise comme elle le peut.  Nous sommes d’ailleurs tous étonnés que tu puisses encore la contenir.  Il n’y a que toi pour la garder dans sa cage de cette façon.  Tu es parfois si humaine.    J’écarquille les yeux, bouche bée.  Je n’ai rien d’une humaine.  Je suis un véritable monstre.  J’ai quitté Montréal quelques nuits avant qu’il ne soit détruit sans lui dire que je suivais Jörg pour une mission officieuse, sachant qu’on nous avait formellement demandé de ne plus mettre notre nez dans cette affaire.  Lorsque Père s’en est rendu compte, il m’a téléphoné avec l’aide de l’Échevin Lambert, n’étant pas un amateur de technologie lui-même, et je lui ai raccroché la ligne au nez, réclamant plus de liberté d’action.   -          Je ne mérite pas que l’on m’aime Farouk, lui dis-je d’une petite voix.  Je suis la pire créature que tu puisses rencontrer.    Je m’éloigne d’eux, tête baissée.  Je sens leurs regards interrogateurs peser sur moi.  Ils ne comprennent pas cette vague de culpabilité qui vient de les percuter.  Même moi, je n’ai pas encore osé l’affronter.  Je me refuse depuis des semaines à penser à mes derniers instants avec Père, sachant très bien que je ne peux que m’en vouloir.  Sentant mes forces m’abandonner, mes jambes lâcher sous moi, je me retrouve agenouillée sur le plancher, le cœur complètement écrasé par la dureté des mots que j’ai prononcés avant de rompre la communication, la dernière que j’ai eu avec celui qui m’a donné l’immortalité.   -          Je lui ai dit qu’il serait peut-être temps qu’il accepte que je puisse voler de mes propres ailes, sans lui, pleuré-je.  Je… J’ai… C’est ma faute.  Il est mort en pensant que je ne veux plus de lui.    Victoria se précipite à mes côtés et me prend dans ses bras, imitée par Farouk.  Tous deux m’interdisent de penser comme ça.  J’apprends qu’Antoine a discuté de notre altercation avec la Régente et qu’il a réalisé qu’il devait effectivement me donner un peu plus de liberté à l’avenir.  Elle lui a reproché d’être un peu trop surprotecteur envers moi ce qu’il n’a pas su défendre, sachant qu’il ne pouvait s’empêcher de veiller sur moi comme sur la prunelle de ses yeux.    -          Il t’aimait plus que tout Rébecca.  Tu étais sa petite Fille chérie, sa fierté.  Tu l’as été jusqu’à la fin.  Et si tu ne me crois pas, je suis certaine que tu en trouveras des preuves parmi ces boîtes.   Elle pointe vers la pile un peu plus loin.  Elle a probablement raison.  Nous avons emballé, les membres d’ASARA et moi, près d’une cinquantaine de carnets de cuir écrits de la main de mon Père.  Cela ressemblait à un journal intime et je me suis abstenue d’en lire des passages, les larmes ayant roulés sur mes joues sans que je ne puisse y faire quoi que ce soit.  Mais le besoin de savoir qu’il ne voyait pas un monstre en moi et qu’il tenait à moi malgré mon terrible comportement envers lui me pousse vers ces boîtes qui me terrifiaient jusqu’à présent.  J’avance lentement vers cette pile, une peur me tenaillant le ventre.  Je me tourne vers Victoria et Farouk.    -          Vous restez avec moi, leur imploré-je, incertaine de ce que j’allais trouver en ouvrant le carton du dessus.   -          Tu penses vraiment que tu peux nous mettre à la porte, me répond ma grande sœur en me faisant un clin d’œil.   Les nuits passent sans même que je m’en aperçoive.  Je lis les carnets de Père, découvrant l’homme qu’il a été, l’aimant davantage.  Ses textes laissent toujours planer un certain mystère, comme s’il refusait de coucher entièrement ses pensées sur le papier.  La passion possédait sa plume lorsqu’il laissait son âme voguer sur l’océan de la poésie.  Je me surpris même à rêvasser qu’un homme puisse m’aimer avec autant d’ardeur, que l’on puisse me désirer à ce point pour l’éternité.  J’aurais aimé savoir à qui il pensait en écrivant de telles merveilles.  La lecture des « mémoires » de Père me fait le plus grand bien.  Victoria et Farouk peuvent enfin vaquer à leurs occupations quotidiennes sans craindre que je ne m’effondre à tout bout de champs.  J’ai même pris le temps d’envoyer une missive au Roi pour le remercier de sa patience et lui dire que je me sens prête à reprendre les messes dominicales.  Je lui demande également s’il m’autorise à rencontrer le Conseil des Dirigeants afin de discuter avec eux des préparatifs de l’hommage post-mortem de son Éminence Fabre.  Alors que Marie, l’intendante en chef de nos Initiés, vient tout juste de m’apporter la réponse positive de Monseigneur, je déballe la dernière boîte provenant de l’appartement d’Antoine.  Je n’ai pas lu l’entière collection de ses carnets.  Mais ils ont une place d’honneur dans une de mes bibliothèques.  Je trie les différents objets se trouvant dans le carton posé sur ma table de travail.  Deux parchemins attirent particulièrement mon attention.  Ils sont protégés par des feuilles de plastiques et semblent très vieux.  Ils sont différents l’un de l’autre et pourtant, ils se retrouvent dans la même pochette.  Je cherche le couvercle de la boîte et trouve l’inscription « coffre-fort » dessus.  Je me souviens vaguement que Kat ait fait mention qu’un coffre se trouvait dans le fond de la penderie, à même le sol.  Les items de cette boite devaient être à l’intérieur.  Étrange.  Je laisse les parchemins de côté pour prendre une autre pochette.  J’y découvre une feuille avec quatre noms et des années : Reiner (871), Simone de Bavière (1146), Laurent Baron de Poisy (1434) et Antoine Fabre (1672).  Mes ancêtres ! C’est le cœur rempli d’espoir et d’innocence que je me promets de partir à leur recherche.  Après tout, un Immortel aussi bon que Père ne peut que venir d’une lignée à son image.     
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