[Hans]

792 Words
[Hans]Dans le gymnase que baignait la lumière du crépuscule, les sacs de boxe pendaient, retenus au plafond par des chaînes. Après l’entraînement, je m’asseyais dans la voiture, la peau en feu. Mon père avait assisté à la séance, nous nous taisions. Je voyais qu’il était heureux, c’est du moins ce que je me disais alors. Il m’emmenait à l’entraînement quatre fois par semaine et me regardait faire. Ensuite, ma mère nous préparait des pommes de terre sautées avec des oignons et des cornichons, elle appelait ça le casse-croûte du paysan. Adulte, j’ai tenté de refaire la recette plusieurs fois, mais ça n’a jamais eu le même goût. Quelques semaines plus tard, les garçons de l’école ont voulu de nouveau me passer à tabac. Je me suis encore échappé, mais cette fois, j’ai réfléchi et je me suis arreté. Je me suis retourné et j’ai levé les poings, comme mon entraîneur de boxe me l’avait montré, le poing droit à la mâchoire, le gauche devant, en viseur. Personne ne s’est attaqué à moi. Je m’entraînais jusqu’à avoir mal aux ligaments des chevilles. Pour moi, la boxe n’avait rien de commun avec les autres sports : personne ne me demandait d’éprouver de la joie, et je pouvais rester seul avec ma douleur, ma force, ma peur. En boxant, j’étais plus proche des autres garçons que je ne l’avais jamais été auparavant. Pendant les exercices au corps à corps, je sentais l’odeur de leur sueur et la chaleur qu’ils dégageaient. Ça me dérangeait et, au début, j’ai souvent eu la nausée, mais j’ai fini par m’y habituer. Quand je repense à cette époque aujourd’hui, je me dis que les autres m’ont semblé plus supportables du jour où j’ai commencé à me battre avec eux. Ce qui me plaisait le plus, c’était de boxer en gardant la distance, les bras tendus, et de tenir l’adversaire loin de moi. À treize ans, j’ai disputé mon premier combat et j’ai perdu aux points, je me souviens de ça, mais pas de mon adversaire. Mon père était assis près du ring. Dans la voiture, il m’a embrassé les chevilles en disant qu’il n’avait jamais eu de plus grande fierté que celle qu’il ressentait pour moi en cet instant, ça, je m’en souviens parfaitement. L’année de mes quinze ans, en novembre, nous sommes partis dans le Brandebourg pour un tournoi. À l’aller, peu avant Berlin, il y avait un pont qui enjambait la Havel et, sur ce pont, une couche de glace sur la chaussée. La voiture a fait un tête-à-queue dans le virage et est allée heurter la glissière de sécurité. Mon père est sorti du véhicule et il a remonté la route pour signaler notre présence. Assis sur le siège passager, j’avais peur. Dans le rétroviseur, j’ai vu surgir un camion de ciment avec, au pare-brise, un panonceau lumineux où clignotait le nom « Hansi ». Le véhicule a fauché mon père, le capot lui a fendu le visage en deux. Le camion s’en est tiré avec de la tôle froissée à l’avant. Je ne me souviens pas de l’enterrement ni des semaines qui ont suivi. Six mois plus tard, j’ai trouvé ma mère étendue dans le jardin, elle était sortie cueillir la ciboulette que je lui avais demandé de mettre sur l’omelette du dîner. Elle bougeait à peine, les coins de ses paupières scintillaient et, dans un petit panier à côté d’elle, il y avait la ciboulette fraîche qu’elle avait coupée pour moi. Elle m’a regardé. Je l’ai trouvée belle. J’ai appelé l’ambulance, et je suis resté assis dans l’herbe, près d’elle, à écouter faiblir le ronflement de ses poumons. Quand sa respiration s’est tue, sa main serrait toujours la mienne. L’autopsie révéla qu’elle était morte d’une piqûre d’abeille dont le poison avait déclenché une réaction allergique. Le cercueil était en cerisier. Mon père, qui l’avait fabriqué des années auparavant sur les consignes de ma mère, avait sculpté des fleurs dans le bois. Les gens se sont servis d’une petite pelle pour jeter de la terre sur la tombe. La demi-sœur de ma mère, en robe blanche, a ramassé une pleine poignée de terre et l’a laissé tomber en pluie sur le cercueil. Impressionné, j’ai pensé à ma mère cueillant des fraises, à genoux dans le jardin, et à mon tour, j’ai ramassé une pleine poignée de terre. Mon père était mort parce que je voulais disputer un match de boxe dans le Brandebourg. Ma mère était morte parce que je voulais de la ciboulette sur mon omelette. Pendant quelques jours, j’ai attendu que ce cauchemar prenne fin, et comme rien n’arrivait, une obscurité m’a rempli tout entier, si profonde que je m’étonne d’y avoir survécu. Après l’enterrement, ma tante s’adressa à moi en anglais, elle pleurait et sa paupière gauche palpitait à chaque mot. Je ne la comprenais pas. Je ne pouvais pas pleurer. Ce que je voulais c’était crier mais je n’avais jamais crié. À l’église, il y avait derrière l’autel une croix pendue au mur. Je l’observai. Le Jésus qui y était crucifié avait l’air indifférent à tout. Je retirai ma veste de costume et, des deux poings, je frappai contre le mur de l’église jusqu’à sentir le métacarpe se briser au niveau de mon petit doigt gauche.
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