Prologue - Les rides de haubans-2

1664 Words
La belle Ismérie, sous dix costumes différents, parcourut la ville et le port. Déguisée en marchande anglaise, elle parvint à pénétrer dans le ponton numéro 4, sous la sauvegarde d’un agent subalterne, gagne à prix d’argent. La garde-robe et les bijoux de la fiancée de Jean de Roseville ne lui furent pas inutiles pour mener à bien ses périlleuses démarches. Le prisonnier fut averti, et un complot d’évasion s’organisa pour la seconde soirée du prochain coup de vent de nord-est au nord-ouest, pourvu qu’il coïncidât avec la marée descendante. Telle était la partie livrée à la chance. Au château de Roseville, à Rochetout, à Saint-Valery-en-Caux, où le père Saurin était retourné, on priait ardemment pour que le ciel favorisât l’audacieuse tentative de Pierre et d’Ismérie. Les prières des parents et des amis de ce couple d’enfants de la mer devaient être exaucées. Le coup de vent de nord-ouest éclaté, et, à l’heure convenue, la marée descendra. Pierre Hauban feint d’avoir perdu son ancre, se laisse aller en dérive du côté du ponton, fait le signal attendu par Roseville, et le recueille à son bord avec une vingtaine de prisonniers, pour la plupart marins de profession. La barque pousse au large, déploie ses voiles sous le feu d’un peloton de soldats de marine, passe devant les forts, n’est point atteinte par leurs décharges, grâce au mauvais temps et à l’obscurité, mais ne peut éviter la poursuite d’un maudit contre garde-côtes qui la chasse de près. Le léger navire anglais a nécessairement une marche très supérieure. La chaloupe des fugitifs reçoit plusieurs boulets à la flottaison ; sa mâture est entamée, ses voiles trouées, ses avirons brisés : elle va couler ou être prise. Les Français, réduits au nombre de douze, n’ont d’autres armes que des couteaux, une hache et quelques leviers de fer. On ramait, on étanchait, on aveuglait les voies d’eau. Inutiles efforts. L’intrépide Ismérie faiblit à la vue du sang et des cadavres. – Plutôt mourir que nous rendre ! s’écrie Jean de Roseville. Abordons ce navire !… et faisons-nous massacrer en vendant chèrement notre vie… – Silence, commandant !… silence, matelots ! interrompt Pierre Hauban, qui tient la barre du gouvernail. Le chasseur était alors à demi-portée de canon. Le coup de vent de nord-ouest qui permit à Pierre Hauban et à sa promise d’exécuter leur téméraire projet, rendait les lames dures, courtes, saccadées. Le cotre anglais, le Chearful, long et ras sur l’eau, les franchissait aisément ; il glissait à travers leurs crêtes écumeuses comme un éclair, comme un fantôme maudit. Trois fois par minute, deux feux rouges s’allumaient à son avant, deux bouches de bronze vomissaient le fer ; plus la distance diminuait, plus étaient meurtriers les effets de la mitraille. La chaloupe des prisonniers évadés, embarcation excellente pour tenir la mer, manquait de vitesse. Elle retombait lourdement dans le creux à chaque coup de tangage. Pierre Hauban avait espéré que l’obscurité couvrirait sa fuite ; il gouverna d’abord de manière à s’abriter derrière les terres, afin de tromper par une fausse route les stationnaires et croiseurs ennemis. Malheureusement, lorsque les forts tirèrent sur sa barque ; le Chearful était déjà sous voiles et prit chasse aussitôt. Jouant quitte ou double, Pierre Hauban oriente grand largue : une accalmie soudaine, une saute de vent, un épais brouillard, la rencontre d’un croiseur français, toutes chances également invraisemblables, pourraient, à la grande rigueur, lui venir en aide. Il fuyait donc le cap dirigé sur la côte de France. Mais, hélas ! il n’était pas à deux milles de celles d’Angleterre, quand la situation devint tout à fait désespérée. Et pourtant, l’audacieux contremaître ne désespéra point. Il s’appelait Hauban : or, les haubans sont de gros cordages fixes, dont l’objet est de soutenir, d’appuyer, de renforcer les mâts dans le sens du roulis et de l’arrière, de même que les étais les contretiennent, les étayent, dans le sens du tangage et de l’avant. Le nom patronymique qu’il portait, équivalent de soutien, d’appui, de renfort ou contrefort, dit mieux qu’un litre nobiliaire la noblesse de cœur et le courage héréditaire de la famille de marins qui l’avait conquis depuis on ne sait combien de générations. Ce sobriquet nautique inspira-t-il le patron Pierre Hauban ? – Quoi qu’il en soit, sa définition est une des premières nécessités d’un récit qui cesserait d’être intelligible si l’on ignorait qu’un mât sans haubans ne peut résister à une brise quelque peu fraîche. – Ismérie, du calme !… À l’ouvrage, enfants !… Ne videz plus l’eau ; laissons-nous couler… disait le contre maître qui, néanmoins, fuyait devant le Chearful. Par ses ordres, un radeau fabriqué avec les avirons, les bancs et la planche de la chaloupe, est lestement mis à la mer. – Ismérie, passe là-dessus !… À toi le soin des blessés ! Commandant Roseville, débarquez sur le radeau. Le jeune chef d’escadrons protestait. – Il faut être marin pour ce qui reste à faire, dit le patron. Les vivres sont placés sur les espars flottants que la chaloupe laisse de l’arrière. – Le couteau dans les dents, matelots, et attrape à couper les rides du vent ! Ce commandement, fort obscur pour la plupart de nos lecteurs, fut applaudi par les douze camarades que Hauban gardait avec lui. Presque au même instant la chaloupe coula sous l’avant du chasseur, où les gens de veille crièrent : – La chaloupe a sombré !… mais les Français sont sur un radeau !… On manœuvrait à bord du Chearful pour se diriger vers les espars abandonnés à la dérive. Cependant Pierre Hauban et ses camarades s’étaient accrochés à l’extérieur du garde-côtes. Les Anglais occupés à la manœuvre des voiles ne les voyaient point et ne soupçonnaient guère le péril qui les menaçait. Du côté du vent, les prisonniers coupaient tous les menus cordages appelés rides, lesquels sont en dehors du navire et ont pour objet de tendre les haubans. Les rides coupées, les haubans cessèrent d’étayer la mâture chargée de toile ; – au cours de roulis suivant, elle se rompit avec fracas. Mâts, voiles, vergues, entraînant leur réseau de cordages, tombaient sous le vent. Un horrible tumulte s’ensuit. Pierre Hauban et ses camarades en profitant. – Le désordre et l’obscurité les protègent. Ils pénètrent à bord, se précipitent sur le canot d’arrière, le mettent à flot, s’y jettent et rejoignent le radeau, tandis que sur le navire désemparé l’on n’a pas même eu le temps de se reconnaître. Sans effusion de sang, grâce à la merveilleuse présence d’esprit du contremaître, la chaloupe perdue fut ainsi remplacée par un frêle canot, où tous les Français se trouvèrent bientôt réunis. Le Chearful, réduit à l’immobilité, n’était plus à craindre ; mais tous les dangers de la mer menaçaient la coque de noix, surchargée outre mesure. Les Français utilisent les débris de mâts et les lambeaux de voiles de la chaloupe coulée. Puis, un chiffon de toile au vent, on fait route à la garde de Dieu. On naviguait en quelque sorte sous les lames. Il fallait vider sans relâche l’eau de mer qui embarquait à flots. Cent fois l’embarcation fut sur le point d’être remplie. Pierre Hauban ne cessa de gouverner avec une adresse et une énergie qui transportaient d’admiration ses plus hardis camarades. Ismérie était fière de le voir à l’œuvre. Pierre renvoyait à la jeune fille tout l’honneur du succès : – Sans elle, disait-il, je n’aurais seulement pas bougé de Rochetout !… – Sans lui, reprenait-elle, nous nous serions tous noyés, ou nous serions pris par l’Anglais. La reconnaissance enthousiaste du chef d’escadrons ne séparait pas l’un de l’autre les dignes fiancés : mais les marins délivrés des pontons faisaient la juste part de chacun. L’initiative d’Ismérie, sa finesse, ses ruses, l’art avec lequel, jouant les rôles les plus divers, elle était parvenue à informer de ses projets le commandant de Roseville, valaient à l’intelligente jeune fille un tribut de louanges bien méritées. La prudence avec laquelle l’officier prisonnier organisa le complot d’évasion, son audace au dernier moment, son sang-froid qui ne se démentit pas au milieu des plus effroyables périls, lui avaient conquis l’estime générale. Mais la palme était décernée à Pierre Hauban. À l’instant suprême avoir eu l’idée ingénieuse d’occasionner le démâtage du chasseur en coupant quelques petites cornes, c’était un trait de génie. Quant à l’e********t du canot anglais, simple trait d’audace auquel chacun avait concouru, il en avait évidemment tout l’honneur ; à peine en parlait-on. Le sublime, au dire de tous, était à avoir songé à couper les rides de haubans. Il est certain que l’histoire de la mer, si féconde en stratagèmes hardis, n’en relaie pas un qui soit à la fois aussi simple et aussi heureusement conçu. Les matelots estiment que les trois premières qualités doivent être le courage, la patience et l’idée. L’idée, ou si l’on aime mieux, la présence d’esprit, est sans contredit la plus rare et la plus précieuse des trois. C’est elle qui fait les Renard de la mer, les Bart, les Duguay-Trouin, les Surcouf. C’est par elle que Pierre Hauban venait de réussir au-delà de toute prévision. – Couper les rides de haubans à l’Anglais ! Quelle idée ! matelots… quelle idée ! ne cessaient de dire les fugitifs avec enthousiasme. – Assez ! mes vieux, s’écria enfin le patron avec rudesse. Si j’ai eu la chance de faire cette invention, c’est que le bon Dieu, apparemment, a goût aux prières de madame la comtesse de Roseville et des bonnes femmes de chez nous. Videz l’eau, mes gars ! laissons courir ! Enfin, après quinze heures de la plus épouvantable navigation, le canot entra dans le port de Boulogne. En mettant pied à terre, Pierre Hauban, exténué de fatigue, tomba sur le quai comme une masse. Ismérie poussa un cri de détresse. Ses alarmes, grâce au ciel, se dissipèrent dès le lendemain. Et une vingtaine de jours plus tard, au château de Roseville, lors de la double noce des deux couples de fiancés, le jeune chef d’escadrons eut la satisfaction de placer sur la poitrine du valeureux contremaître, la croix de Légion-d’Honneur. La reconnaissance des Roseville égala le dévouement de Pierre et d’Ismérie, qui furent contraints d’accepter en dot une jolie maisonnette, qu’on appelle la Case-Hauban, et une belle barque qui reçut le nom de Roseville. Le temps, dans sa marche continue, atténua le souvenir d’un épisode héroïque, qui justifiera la profonde affection des seigneurs châtelains pour les modestes riverains de Rochetout, et le dévouement exalté des Hauban pour la famille de l’ancien chef d’escadrons. À Rochetout et aux alentours, on disait volontiers, sans basse jalousie, mais non sans un sentiment d’envie fort légitime, que maître Hauban était le plus heureux des pilotes du quartier. Il l’était d’autant plus, que les deux enfants que lui donna Ismérie furent dignes de lui et de leur mère. Gal, – le garçon, – promettait de devenir un fin patron, – Jeanne, – la filleule du comte de Roseville, était déjà, foi de matelot, une vraie fille de la mer. Gal Hauban est déjà un vaillant gabier, mais Jeanne n’est qu’une enfant à l’époque où va s’ouvrir notre récit.
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