Chapitre 2— Hmm…
Jonatan Jonas écoutait son interlocuteur d’une oreille distraite, tout en se demandant quand celui-ci allait se décider à lui expliquer la raison de sa présence au ministère de l’Extérieur.
Grand, mince, âgé de quarante-deux ans, il avait de longs cheveux, dont le noir avait depuis pas mal d’années cédé la place au gris et qui étaient attachés en queue de cheval. Ses yeux gris-bleus semblaient jeter sur le monde un regard désinvolte qu’accentuait souvent un petit sourire indéfinissable. Son principal souci vestimentaire consistait à ne pas se demander chaque matin ce qu’il allait porter, et il avait depuis longtemps résolu ce problème : ses vêtements se ressemblaient tous. Il était donc vêtu aujourd’hui, comme hier et comme demain, d’une chemise bleu clair, d’un pantalon bleu moyen, et de chaussures de toile bleu foncé.
— … Vous êtes bien d’accord avec moi, n’est-ce pas, Monsieur Jonas ?
— Hmm, hmm…
Peu loquace, il n’usait de sa voix légèrement grave que pour les relations sociales élémentaires. Ou pour plaisanter, parce que c’était souvent plus fort que lui. Ou pour parler de zoologie. Surtout pour parler de zoologie. Et là, il pouvait être intarissable. Il enseignait avec passion cette matière à l’Université des Sciences biologiques d’Urbaqua. C’est là qu’un responsable du ministère de l’Extérieur, dont il s’était empressé d’oublier le nom et la fonction, l’avait contacté pour lui demander très poliment, mais avec une insistance un peu gênée, de se rendre audit ministère à sa meilleure convenance (« mais dans les meilleurs délais, si possible aujourd’hui. En fait, un rendez-vous a même été fixé à quinze heures si ça vous convient. Non ? Alors peut-être quatorze heures ? C’est parfait, merci beaucoup, Monsieur »), car le ministre adjoint souhaitait le rencontrer personnellement pour faire appel à ses compétences.
C’est ainsi qu’il s’était retrouvé dans le bureau dudit ministre adjoint, un certain Luigi Evans. Il avait eu la mauvaise idée de répondre au salut de celui-ci, quelques minutes plus tôt, par un « bien, merci, et vous ? » dont il regrettait à présent les deux derniers mots. L’autre, un porte-fringues très comme il faut, illustration parfaite du charisme bavard, de l’éloquence stérile et du sourire pathologique, s’étendait depuis cet instant sur le poids de ses responsabilités et l’incontournable importance de son poste.
— … gestion des mers et océans représente donc à elle seule une tâche d’une ampleur colossale. Celle-ci est heureusement compensée par le fait que, comme vous l’imaginez aisément, les terres émergées, vu leur caractère hostile et la politique mundaquaise qui en découle, ne constituent pas un aspect très chronophage de l’activité de notre ministère. Du moins jusqu’à présent, car les choses pourraient bien changer… Ce qui m’amène à la raison de votre présence ici, Monsieur Jonas. Mais quelques images significatives valent mieux qu’un long discours. Attendez-vous à une surprise. Ce que vous allez voir dans quelques instants laisse habituellement les gens sans voix.
— Dois-je comprendre que vous ne l’avez pas encore vu ?
— Que… ? Mais… euh… si, bien sûr. Mais avant tout, je dois vous demander de jurer de garder le secret. Que vous acceptiez ou non la mission que nous allons vous proposer, ce que vous aurez découvert dans ce bureau ne doit en aucun cas s’ébruiter. Saurez-vous garder le silence ?
— Ça ne devrait pas me poser de problème.
— Vous jurez, alors ?
— Hmm…
— Oui, bon, donc, puisque vous avez juré de garder le secret, regardez ceci…
Il manipula la commande du vique et ils firent pivoter leurs fauteuils vers un endroit dégagé de la pièce, destiné à la visualisation des images holographiques.
Une morgue apparut devant eux. Ou peut-être une salle de dissection, dans un laboratoire. Un corps était allongé sur une table métallique. Et il y avait effectivement de quoi rester sans voix.
— Qu’en pensez-vous, Monsieur Jonas ?
— …
— Vous avez une idée de ce que c’est ?
— Hmm… Oui… Non… Enfin… une idée, oui. Vous permettez ? dit-il en se levant et s’appropriant la commande du vique.
L’image qu’ils avaient devant eux avait été obtenue par une technique dite de micro-balayage. Un capteur moléculaire avait « filmé » le cadavre sous tous les angles et le résultat avait été stocké sous forme de milliards de micro-séquences. En manipulant la commande du vique, on demandait en quelque sorte à celui-ci de récupérer dans sa mémoire les micro-séquences concernées, de les réagencer dans l’ordre voulu, et de les faire apparaître. On pouvait de la sorte faire pivoter le cadavre – ou plutôt son image – en tous sens et l’examiner aussi nettement qu’eût pu le faire une personne présente sur place en en faisant le tour à volonté. Sur cette version de base, seuls le toucher et l’odeur faisaient défaut. Ce qui, dans le cas présent, était plutôt un avantage.
Le zoologiste parcourut ainsi à plusieurs reprises tout le corps couvert de blessures.
— Incroyable…
— N’est-ce pas ?
Il examina la tête et le visage, descendit le long du torse presque glabre, fit un détour par les bras velus, s’intéressa aux mains, continua avec les jambes tout aussi velues que les bras, le sexe, et termina par les pieds. Pour autant que l’on puisse parler de pieds.
— Nondedyeu !
Il zooma sur les orteils – pour autant, encore une fois, que l’on puisse parler d’orteils –, s’attarda sur le pouce gauche, puis sur le droit, repassa les autres orteils en revue, revint aux pouces.
— Extraordinaire ! Je n’aurais jamais cru voir ça un jour !
— Alors, qu’est-ce que c’est selon vous ? – Un whisky, en fin de compte… – Un quoi ?
— Vous m’avez proposé un verre tout à l’heure. Je prendrais bien un whisky finalement.
— Ah… Oui, bien sûr.
Il prit une bouteille dans le bar réfrigéré, deux verres sur l’étagère adjacente, et leur servit à chacun une dose généreuse.
— Glace ?
— Sec, merci.
Jonatan prit une gorgée qu’il garda quelques instants en bouche avant de l’avaler et de pousser un petit soupir de rude satisfaction.
— C’est un singe. Je vous fais grâce des noms scientifiques et de la classification, d’autant plus qu’en fin de parcours, je ne saurais pas trop où caser ce spécimen, mais c’est un singe. Proche du c*******é, ou plutôt du bonobo, encore que différent sur certains points. Différences qui me laisseraient penser, si j’osais, que…
Il avala une bonne rasade de whisky.
— … que ce singe est sur les traces de l’australopithèque, quoiqu’encore loin derrière. Mais d’où sort-il ? Il n’y a pas et il n’y a jamais eu de singes dans tout Mundaqua. Et s’il y en avait eu, ils n’auraient pas pu ressembler à ça.
— Un peu de patience, Monsieur Jonas. Poursuivez vos déductions, ensuite je vous expliquerai les circonstances de cette découverte.
— Hmm… Il faudrait évidemment l’examiner de plus près, le scanalyser1 et décortiquer toutes les données qui en résulteraient, depuis sa taille jusqu’à son ADN. Mais, à vue de nez, il est plus grand qu’un bonobo. Une vingtaine de centimètres de plus, je dirais. La pilosité me semble nettement moins importante, notamment sur la face et le torse. Et surtout, il y a ses pieds et ses orteils. Qui n’en sont pas vraiment, mais dont on peut penser en les voyant qu’ils pourraient peut-être en devenir, un jour lointain, dans quelques centaines de milliers, voire quelques millions d’années.
— Continuez, Monsieur Jonas, je vous en prie. Un de vos collègues, spécialiste des mammifères terrestres, a déjà eu l’occasion d’examiner et scanalyser ce cadavre, et j’ai pu prendre connaissance de ses conclusions, mais j’avoue qu’une version spontanée et surtout vulgarisée ne serait pas pour me déplaire…
Les deux hommes sourirent pour la première fois de concert. Luigi Evans ouvrit à nouveau la bouteille de whisky en lançant un regard interrogateur à Jonatan qui tendit son verre. Il savoura une nouvelle gorgée avant de reprendre.
— Soit. Je vais essayer de faire simple et d’être concis, mais ça va quand même prendre un peu de temps. Tout cela demande un minimum d’explications si je veux être clair.
— À circonstances exceptionnelles, comportement exceptionnel. J’ai tout mon temps.
— Bien. Si vous avez eu connaissance des conclusions d’un zoologue qui a examiné ce cadavre, je suppose que vous n’êtes pas étonné que j’attache une importance toute particulière à ses pieds ?
— Effectivement, lui aussi y a trouvé un intérêt manifeste.
— Et c’est un euphémisme, j’imagine… Voyez-vous, les singes sont quadrumanes. Ça signifie qu’ils n’ont pas deux mains et deux pieds, mais bien quatre mains, ce qui facilite la préhension des branches, l’escalade des arbres, et les dendro-déplacements en général. Mais c’est par contre un handicap pour la station debout et la marche. Le bonobo et l’homme appartiennent à la même famille, appelée hominidés. Tout porte à croire qu’ils ont un ancêtre commun. La question s’est depuis longtemps posée de savoir comment une partie de la descendance de cet ancêtre a pu devenir l’homme tel que nous le connaissons. Et, de façon générale, comment et pourquoi les différentes espèces animales évoluent. Une première théorie voulait que l’utilisation intensive d’un organe ou, au contraire, sa non-utilisation débouche sur une modification de cet organe, modification transmissible à la descendance de l’individu concerné. Par exemple, imaginons que notre ancêtre ait appartenu à une espèce de singe aujourd’hui éteinte, quadrumane et donc parfaitement adaptée à la vie arboricole qu’elle menait depuis des millénaires. Et… patatras ! Suite à une modification climatique, la luxuriante forêt cède la place à la savane : de hautes herbes avec de temps en temps un arbre tout rabougri. Dans ces conditions, grimper aux arbres est obsolète, alors que se déplacer au sol et se tenir debout pour repérer les dangers malgré les hautes herbes devient habituel. Et donc notre ancêtre grandit, sa vision de loin s’améliore, les mains qui terminent ses membres postérieurs se transforment en pieds, et il transmet ces nouvelles caractéristiques à ses enfants qui naissent équipés d’origine d’une colonne vertébrale bien droite et plus longue, d’une rétine avec zoom incorporé, et d’une paire d’adorables petits petons. Je caricature, évidemment, mais c’était un peu ça, l’idée. Eh bien non, les choses ne se passent pas comme ça : si vous décidiez de ne plus utiliser vos jambes et de vous déplacer uniquement dans un fauteuil roulant que vous propulseriez exclusivement à la force des bras, ceux-ci se développeraient et les muscles de vos jambes s’atrophieraient, mais sans plus, et vous ne donneriez pas pour autant naissance à des enfants paraplégiques aux bras hypertrophiés. Cette théorie transformiste eut toutefois le mérite de mettre en évidence plusieurs notions intéressantes : notamment le fait que les espèces ont tendance à s’adapter à leur environnement, et que les caractères acquis sont susceptibles de se transmettre à la descendance. Vous me suivez jusqu’ici ?
— Parfaitement, et j’attends la suite avec impatience…
Jonatan vida son verre d’un trait.
— Vous pouvez servir le suivant avec des glaçons si vous voulez bien. Je ne bois pas toujours autant, mais…
— Oui, ce n’est pas un moment ordinaire. Et parler donne soif…
Jonatan prit quelques secondes pour rassembler ses idées et poursuivit.
— Une autre théorie a repris certains éléments de la précédente en les inscrivant dans une logique différente. Il s’agit de la sélection naturelle. Les espèces sont constituées d’êtres vivants possédant la même identité biologique. Mais au sein d’une même espèce, chaque individu se différencie des autres par des caractéristiques propres, inscrites dans son patrimoine génétique. Ce polymorphisme va s’avérer d’une importance cruciale pour l’évolution. En effet, chaque individu étant différent, il possède sa propre aptitude à vivre dans son environnement, mais aussi à s’adapter à une éventuelle modification de celui-ci. Et ce potentiel d’adaptation, étant inscrit dans son patrimoine génétique, est transmis à sa descendance. Or, ce sont les individus dont les caractéristiques correspondent le mieux à l’environnement modifié qui ont tendance à y survivre. Et donc à pouvoir se reproduire, engendrant une descendance qui, ainsi sélectionnée, porte en elle une capacité d’adaptation accrue, source de l’évolution de l’espèce. Reprenons l’exemple de notre ancêtre simien qui voit sa forêt transformée en savane. Quels sont les individus qui vont avoir le plus de chance de survivre dans ce nouveau milieu ?
— Ceux qui s’y déplacent le plus facilement.
— Exact. Mais pas seulement. Je dirais plutôt ceux dont les caractéristiques physiques permettent une station debout prolongée et un déplacement le plus rapide possible dans cette position, mais aussi dont l’intelligence permet de se rendre compte de l’utilité de cette position et de cette manière de se déplacer. Les autres verront les prédateurs trop tard et représenteront donc des proies plus faciles pour ceux-ci. Ceux qui maîtrisent mieux la station debout parce qu’ils ont en eux la capacité physique et l’intelligence nécessaires vont être plus nombreux à survivre, et donc à se reproduire, transmettant leur capacité d’adaptation supérieure à leurs descendants. Parmi cette génération ayant déjà fait l’objet d’une sélection, les mieux adaptés vont à nouveau avoir plus de chances de survivre et donc de se reproduire. Et ainsi de suite, de génération en génération. Le processus est évidemment très lent, mais au bout de quelques millions d’années, pour autant que l’environnement ne change plus ou peu, ce polymorphisme adaptatif débouche sur un australopithèque, c’est-à-dire un singe debout sur de vrais pieds et probablement plus intelligent que les autres. Ajoutez encore quelques millions d’années, et vous obtenez un Luigi Evans.
— Et donc, si je suis ce que je suis aujourd’hui, c’est parce qu’un changement climatique a transformé la jungle de mes ancêtres en savane…
— Oui, ou un truc du genre. Et aussi parce que lesdits ancêtres étaient un peu plus faits que certains de leurs congénères pour pouvoir se redresser sur leurs membres postérieurs. Et un peu plus intelligents aussi, probablement juste un poil de plus, mais assez pour comprendre à quel point ce changement de comportement était important et nécessaire pour survivre. D’une certaine manière, nous sommes tous les descendants d’une lointaine élite. Encore que… Si on veut bien y réfléchir, dans la mesure où certains de ces primates étaient dotés de caractéristiques physiques leur permettant de se tenir debout et de marcher un tout tout tout petit peu mieux que les autres, il ne serait pas illogique de penser que ces mêmes caractéristiques physiques faisaient qu’ils étaient également un tout tout tout petit peu moins doués que les autres pour grimper aux arbres. Et donc, qu’avant que l’environnement se modifie, ils étaient en quelque sorte les handicapés légers de la tribu. Les losers d’hier devenant ainsi les humains de demain…