Chapitre 1

2149 Words
Chapitre 1Jorge Frank était un homme pour le moins corpulent. Même s’il mesure deux mètres dix-huit – taille n’ayant rien de vraiment exceptionnel à cette époque pour un individu de sexe masculin – on peut considérer qu’un homme qui flirte avec les cent quatre-vingts kilos fait l’objet d’un léger excédent pondéral. Ses trois pantagruéliques repas quotidiens n’y étaient certainement pas étrangers, de même que les paquets de friandises et les bouteilles de bière1 qu’il soulageait entre-temps de leur contenu. Lorsqu’il travaillait, ce qui était le cas à cet instant, il remplaçait la bière par des boissons sucrées, car la consommation d’alcool était interdite dans les locaux de la COPEP, la Compagnie de Production d’Eau potable qui l’employait. Son job était du genre reposant : en règle générale, il n’avait rien à faire, car les tâches qu’il supervisait étaient entièrement automatisées et le terminal d’ordinateur à commandes vocale et manuelle qui se trouvait devant lui se contentait d’émettre à intervalles réguliers des messages de confirmation de bon fonctionnement des systèmes. Les alcôves voisines étaient occupées par des collègues qui exerçaient une fonction similaire, mais en rapport avec d’autres rouages de la production d’eau potable. Celui auquel Jorge Frank était affecté concernait le captage. Des centaines de bouches de captage d’eau de mer étaient réparties dans un large rayon autour de chaque cité de Mundaqua, et l’ordinateur qui constituait son horizon professionnel régulait celles d’Urbaqua, la capitale. Chaque bouche était munie, à l’entrée, de filtres empêchant les corps solides de toutes natures de pénétrer dans les conduites, chaque filtre étant équipé d’un système autonettoyant. Lorsque cela s’avérait nécessaire, les pompes s’arrêtaient et ce système s’enclenchait. Les corps de faibles gabarits étaient alors aspirés et envoyés dans un centre de tri et de recyclage. La détection d’éventuels solides de grandes dimensions provoquait l’entrée en jeu préalable d’un broyeur-déchiqueteur. Le déclenchement de celui-ci était toutefois soumis à une analyse (forme, taille, poids, température, mouvements, composantes chimiques…) quasi instantanée des corps étrangers en cause, et ce afin d’éviter trois catégories d’incidents : la dégradation du matériel dans l’hypothèse rarissime où ledit corps étranger serait indestructible par le broyeur-déchiqueteur, auquel cas une équipe d’entretien et de réparation devrait être envoyée sur place ; le dommage corporel, voire le décès, d’un membre de ladite équipe qui aurait omis de déconnecter le broyeur-déchiqueteur ; l’élimination des victimes de meurtres par les auteurs de ceux-ci. L’intervention de Jorge se limitait à deux cas : les dysfonctionnements informatiques, auxquels il était chargé de remédier jusqu’à un certain niveau de complexité, et l’insuffisance des données d’analyse d’un corps solide. L’étendue de la base de données réduisait la probabilité que ce second élément survienne à un pourcentage proche de zéro. Jorge était donc profondément enfoncé dans son fauteuil, attendant que rien ne se passe, comme la plupart des nuits où il était de garde. Il lisait un bouquin en écoutant de la musique et s’apprêtait à entamer un paquet de chocolat lorsqu’une alarme visuelle et sonore le ramena à la réalité. Le problème concernait la bouche de captage numéro vingt-sept, une des plus proches de la côte et donc située à une profondeur relativement faible. Le système bloquait le démarrage du broyeur-déchiqueteur, car il n’arrivait pas à identifier avec certitude un solide soumis à son analyse. Jorge prit connaissance des données et sentit une bouffée de chaleur envahir son visage et la sueur sourdre de ses pores. — Merde, c’est pas vrai ! L’analyse des données laissait penser qu’il s’agissait d’un cadavre. Un cadavre humain, s’entend. Mais quelque chose clochait. Il donna quelques instructions orales à l’ordinateur et ses doigts coururent sur le clavier. Il s’assura qu’aucune équipe ne se trouvait sur place, puis vérifia que tout fonctionnait bien. N’ayant détecté de prime abord aucun problème informatique ou autre, il essaya d’affiner l’analyse, en vain. Selon l’ordinateur, l’élément de sa base de données qui se rapprochait le plus du solide analysé était un être humain, mais il se refusait à l’identifier comme tel à cause d’importantes divergences : la taille et le poids étaient ceux d’un enfant ou d’un jeune adolescent, mais la morphologie différait (forme des os, proportions…) de même que la structure de la peau, la pilosité, la dentition… Les analyses sanguines ne correspondaient pas, et même le patrimoine génétique affichait une erreur de près d’un pour cent. La liste n’en finissait pas et contenait des informations dont Jorge ne soupçonnait même pas l’existence avant cet instant. En clair, ça signifiait qu’à en croire cette stupide machine, la bouche de captage numéro vingt-sept abritait le cadavre d’un animal qui n’existait pas, du moins pas à Mundaqua ni parmi toutes les espèces marines répertoriées à ce jour, mais qui ressemblait vaguement à un être humain. Ben voyons ! Et pourquoi pas une baleine qui aurait chié dans le filtre ? L’invraisemblance de la chose le soulagea : il avait un court instant redouté une macabre découverte, mais il se trouvait plutôt face à un bug. Et quel bug ! En apparence, tout semblait fonctionner correctement. Les spécialistes allaient avoir du boulot. Ça devait arriver un jour ou l’autre ! À force d’utiliser du matériel trop sophistiqué, on augmente inutilement les risques de dysfonctionnement et voilà les conséquences. C’est vrai quand même ! Du moment que l’analyseur sait reconnaître un être humain pour éviter que le broyeur ne réduise un technicien en bouillie, à quoi ça sert de savoir ce qu’il a bouffé au p’tit déj ou de deviner d’après la forme de son cul si c’est un adepte de la sodomie ? Bon, le seul moyen de débloquer l’histoire, c’était de recourir aux bonnes vieilles méthodes et d’envoyer quelqu’un sur place pour enlever cette charogne. Il fit pivoter son fauteuil pour utiliser le vidéophone holographique. Il sélectionna les coordonnées du poste d’entretien le plus proche de la bouche de captage concernée et après quelques courtes secondes, un jeune homme en combinaison de travail apparut devant lui comme s’il y était. — Salut, Jorge ! Tu as des insomnies ? — Salut, Deng ! Il y a un problème sur la vingt-sept. Un cadavre d’animal apparemment. Il faudrait que vous alliez l’enlever. — Un cadavre ? Le broyeur est en panne ? — Il est coincé. L’ordi déconne : il n’arrive pas à identifier la bestiole et comme il trouve qu’elle te ressemble un peu trop, dans le doute il a tout bloqué. Attendez-vous à trouver un gros chien… — Merci pour la comparaison. Blague à part, reprit-il plus sérieusement, il y a vraiment des gens qui manquent de civisme ! Tout ça pour éviter les frais de recyclage ! Le chien ou le chat meurt, on l’embarque discrètement dans son souma2, et hop ! À la flotte ! Allez, on y va. À tout à l’heure. Deng Tinbow avait vingt-neuf ans. De petite taille – un mètre quatre-vingt-huit –, ses cheveux foncés légèrement bouclés et son teint hâlé révélaient une fraction d’ascendance noire, alors que ses traits et la couleur de ses yeux trahissaient la partie blanche de ses origines. Son tempérament plein d’entrain, doublé d’une extrême gentillesse, en faisait un homme dont la compagnie était généralement appréciée. Il sortait avec la même femme depuis presque un an maintenant, et pour la première fois de son existence, il envisageait de se lancer dans la grande aventure de la vie de couple. Elle était partante, et il avait le sentiment qu’ils étaient faits l’un pour l’autre, mais il hésitait encore : trop de couples battaient de l’aile une fois qu’ils vivaient ensemble. Vivre seul avait ses bons côtés, et il n’était pas sûr d’être prêt pour les compromis qu’implique le respect de l’autre et de ses différences. Aujourd’hui, en attendant cet éventuel bouleversement de sa vie, il avait dîné en bon célibataire, d’une pizza précuite accompagnée d’un verre de vin rouge, confortablement installé devant son vique3. Puis il s’était changé et avait quitté le petit studio qu’il louait dans un immeuble vétuste, pour se rendre à pied, à travers les rues déjà calmes, au poste d’entretien de la COPEP où il allait travailler une bonne partie de la nuit. Son collègue Hassim Dupré était un vieux de la vieille, qui remplissait la même fonction dans la même boîte depuis plus de trente ans. De taille moyenne, les yeux bruns, les cheveux gris encore nombreux et coupés courts, il affichait un léger embonpoint très acceptable pour son âge. D’un naturel calme et réfléchi, il formait une bonne équipe avec Deng Tinbow lorsque les horaires de la COPEP les réunissaient. Son épouse avait arrêté de travailler trois ans auparavant, lorsque la plus jeune de leurs deux filles avait terminé ses études et entamé sa carrière d’anesthésiste à l’Hôpital Central, où sa sœur exerçait déjà la profession d’infirmière. Ce père de famille fier de ses enfants avait ce soir encore profité de l’expérience culinaire de son épouse qui leur avait concocté un copieux dîner composé de poisson cuit à l’étouffée dans une papillote de palpa4. Pour être sûre de satisfaire l’appétit de son mari, elle avait servi en plus un petit plat de pommettes5 qu’elle avait cuites dans leur pelure en veillant à ce que leur chair reste ferme. Le tout arrosé d’un vin blanc sec très frais. Un peu plus tard dans la soirée, il avait gagné son lieu de travail dans le silence de sa récente voiture biplace. *** Le submersible s’enfonça lentement de quelques mètres, sortit du garage au ralenti, et longea la ville en prenant de la vitesse. Il s’agissait d’un modèle d’entretien classique, de petites dimensions, composé, outre le système de propulsion, d’un habitacle à deux sièges derrière lesquels se trouvait un espace libre où étaient disposés deux équipements de plongée ainsi que divers outils. À l’extérieur, l’avant de l’appareil était équipé d’un imposant projecteur rahyth6 ainsi que de plusieurs bras armés de pinces coupantes ou préhensiles, d’un puissant aspirateur et d’un nettoyeur à haute pression. La bouche vingt-sept se trouvait à une vingtaine de minutes de navigation de leur point de départ. Le véhicule avait rapidement atteint sa vitesse de croisière et ils découvraient à présent, à la lueur des projecteurs, le spectacle familier de la nuit marine violée par le sous-marin pénétrant l’élément liquide. Ils surprirent quelques méduses ainsi qu’une multitude de poissons qui fuirent dans de brefs reflets argentés. Seul un rémora osa s’approcher du monstre lumineux, le confondant peut-être, dans son demi-sommeil, avec un requin sur lequel il pourrait appliquer sa ventouse dorsale. À moins que – possibilité plus réaliste – il ne fût simplement désorienté par l’intense et soudaine lumière. Aux prairies d’algues ondoyantes succédaient des monticules rocheux ornés de coquillages, envahis de parasites, et dont il était souvent difficile de déterminer s’il s’agissait d’édifices naturels ou des reliquats de constructions humaines d’une lointaine époque que la montée des eaux, l’érosion et le temps avaient réduites à des dimensions moins prétentieuses. Par moments, les rayons lumineux faisaient apparaître des clairières en forme de cuvettes dont ils accentuaient l’inimitable couleur verte. Ils dépassèrent un gigantesque tunnel qui reliait Urbaqua à l’une des dizaines d’autres cités disséminées aux quatre coins des océans, afin de permettre le transport rapide de personnes et de marchandises. Huit cent mètres plus loin, la canalisation vingt-sept surgissait des profondeurs de la ville. Ils virèrent à droite et suivirent le pipe-line jusqu’à son extrémité qui consistait en une construction cubique d’approximativement neuf mètres de côté dans laquelle il s’engouffrait pour en ressortir sous forme d’un simple trou découpé dans le pan de mur opposé. Hassim Dupré ralentit puis immobilisa l’engin quelques mètres au-delà du cube après lui avoir fait exécuter un demi-tour, dérangeant au passage un diodon qui se gonfla de colère avant de disparaître prudemment. Les phares éclairaient à présent l’intérieur de la bouche de captage. — Et meeerde… — On dirait… — … le corps d’un gosse, non ? — Oui… oui, ça y ressemble. — Je préviens la Compagnie, qu’ils appellent les flics. — Attends, dit Deng, il y a un truc bizarre… On ne voit pas bien d’ici, mais… ça n’a pas l’air d’un vrai. — Comment ça, pas l’air d’un vrai ? — Et bien… on dirait plutôt un genre de marionnette ou de mannequin grimé… un gros nounours… Enfin… je ne sais pas. Écoute, on est en eaux peu profondes, le mieux serait que je sorte et que j’aille voir de près. — Mmm… D’accord. Mais si c’est un gosse, tu ne touches à rien et on fait venir les flics. Hassim désactiva à distance le broyeur-déchiqueteur pendant que Deng s’équipait. Puis celui-ci sortit par le sas qui se trouvait à l’arrière et nagea vers la forme inerte. Hassim le vit l’examiner puis la ramener vers le submersible. Ça le rassura un peu : ce n’était donc pas le cadavre d’un enfant. Il gagna le sas pour aider son collègue. *** Ils étaient à présent accroupis de part et d’autre du corps qu’ils avaient allongé à l’arrière du submersible. — Mais… qu’est-ce que c’est ? — Et d’où est-ce que ça… d’où est-ce qu’il vient ? — Ça ressemble… non, je n’en ai jamais vu en vrai, mais c’était différent. Et puis c’est impossible. L’odeur était insoutenable, mais ils ne s’en rendaient pas compte. Ils restèrent silencieux pendant un temps indéterminé, à s’interroger intérieurement, à émettre en leur for intérieur toutes sortes d’hypothèses, laissant leurs pensées vagabonder dans de multiples directions et explorer certains méandres abandonnés de leur inconscient. 1 Certains aliments et/ou boissons consommés autrefois sur la terre ferme le sont encore à Mundaqua, leur fabrication étant rendue possible grâce à la culture de végétaux et l’élevage d’animaux issus de ceux « importés » dans les années précédant l’an 2217. D’autres sont des imitations à base de produits de la mer. Qu’ils appartiennent à l’une ou l’autre catégorie, l’auteur a choisi de les désigner sous les vocables familiers au lecteur. 2 Souma : abréviation de « sous-marin », au même titre qu’« auto » avait précédemment remplacé « automobile » dans le langage courant. 3 Vique : abréviation de « vidéophone holographique ». Appareil permettant la réception et l’émission de sons et d’images en trois dimensions sans support matériel apparent. 4 Palpa : une des composantes de base de l’alimentation mundaquaise. Elle se présente sous forme de b****s rougeâtres de dimensions diverses, composées d’un agglomérat d’algue (la Palmaria Palmata) et pouvant être consommées de maintes façons. On peut la découper en morceaux que l’on mange tels quels, ou que l’on intègre dans une sauce ou un potage, ou encore l’utiliser comme papillote. 5 Pommette : petit tubercule dérivé de la pomme de terre, poussant idéalement dans une fine couche de terre très humide. 6 Rahyth : rayon hyper thermique. Un projecteur rahyth est utilisé notamment pour effectuer des découpes dans les métaux ainsi que des soudures.
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