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1195 Words
1 1953. Paris, prison de la Santé. Je m'appelle Paul. Paul Tourvel. J’ai trente ans. Je m’appelle Paul Tourvel et je ne tremble pas. Je ne peux détacher mes yeux de la grande masse sombre qui s'érige devant moi, mais je ne tremble pas. Elle est là. Je l'ai déjà vue. Une fois. « La Veuve », comme tout le monde l'appelle ici, détenus comme gardiens. Les deux hommes qui m'encadrent sont en costume. Pourtant, malgré leur côté impeccable, ils sentent la transpiration. Normal. Vraiment normal. Même les plus durs ont du mal à escorter un condamné pour son ultime voyage. Je viens de passer trois semaines dans le couloir de la mort. Trois semaines. Vingt et un jours. J'ai lu des lettres, laissées par quelques pauvres types, qui s'y sont trouvés avant moi et entendu bon nombre de commentaires sur les derniers instants de la vie de ces mêmes pauvres types. Et tous, quel que soit leur courage, leur force ou leur détermination, tous ont tenté de ne pas s’effondrer devant l'implacable froideur de la Justice de leurs pays. Mais tous, sans exception, tous ont fini par craquer. Ils ont tous supplié la vie qui leur échappait pour lui demander ce qu'elle ne leur avait pas donné, ce qu'ils avaient été prêts à arracher avec violence pour en arriver là. Oui, tous, tous ont demandé des milliers de choses. Comme si ces prières, venues trop tard, pouvaient rallonger encore leur vie, leur soif de vivre ce qu'ils ne connaîtraient pourtant jamais plus. Alors, c'est presque drôle que moi, du haut de mes trente ans, je ne demande rien. Rien à la vie ni à personne. Sauf à moi-même peut-être, mais une seule question alors : « Pourquoi n'est-IL pas là ? » Alors que de nombreuses autres questions s'imposaient pourtant. La première de toutes, la plus...capitale (si un peu d'humour m'est permis), est pour moi de savoir pourquoi un jeune et brillant futur roi du barreau se retrouvait à quelques mètres, à quelques secondes, de tout perdre pour quatre crimes qu'il n'avait même pas commis ? Par amour, c'est la réponse ; ma réponse. MA seule réponse. Oui, j'aurais dû être le plus grand parmi les grands parce que j'étais le plus doué de tous ! Sorti premier avec plusieurs longueurs d'avance sur mes camarades de promo, les portes de la magistrature s'ouvraient en grand pour moi. J'avais tous les choix possibles : avocat, bâtonnier, juge, président de tribunal, procureur de la République... J'ai pourtant choisi de ne pas aller trop vite et d'apprendre mon métier en m'imprégnant de tout. J'ai donc été avocat commis d'office à mi-temps (mon père m'ayant toujours appris à être patient, à avancer pas à pas, sans jamais rien précipiter) et, l'autre moitié de mon temps, j'ai choisi de la passer en étant gardien d'établissement pénitencier. Voilà comment j'ai atterri ici, avec un uniforme et un trousseau de clefs, faisant équipe à côté de types ayant presque tous un cœur sec, vide, mais avec des préjugés plein la tête. Au début, je n'aimais pas ces lieux. Je les trouvais ternes, sombres, sales. Le jour où je décidai d'arrêter tout ça, ayant suivi pendant près de trois ans les conseils de mon père, je poussai la porte du bureau du directeur, monsieur Antoine Ferrand. — Tourvel, mon cher Tourvel, vous vouliez me voir ? me demanda-t-il avec l’intonation mécanique qui était la sienne. J'ai peu de temps pour vous aujourd'hui, Granetti nous arrive ce matin. C'est un foutu s****d, vous savez ? Il a tiré sur un couple de bijoutiers, froidement, à bout portant, et sur deux flics, tout aussi froidement. Quatre morts en moins d'une heure. Et tout ça n’a même pas vingt-cinq ans ! Léo Granetti, le jeune voyou prodige qui avait gravi quatre à quatre les marches menant au grand banditisme. Lui n'avait pas été frileux. Lui n'avait pas eu de père pour lui dire d'avancer prudemment. J'avais bien sûr lu tous ses exploits sur les manchettes des journaux parisiens. Aucun kiosque, aucun mur, aucune colonne d'affichage n'y avaient échappé. — C'est avec un vrai dégoût que je l'accueille ici celui-là, croyez-moi, poursuivit Antoine Ferrand. Il est ici en attente de son procès, mais moi je sais déjà qu'il va le voir de près l’échafaud, de très très près, même, et que... Pfiiiiit ! Il mima de sa main la lame tranchante accomplissant son travail. Léo Granetti. Je ne pouvais détacher son nom de ma mémoire. J'avais conservé, chez mes parents, sur le mur de ma chambre, sa photo en noir et blanc. Léo Granetti. Mon père m'avait demandé pourquoi. J'avais répondu que ce serait un cas très intéressant à défendre. Mon premier mensonge concernant Léo… Mon père s'était emporté, hurlant à qui pouvait l'entendre qu'un type pareil était indéfendable. Qu'il était bon pour la potence et encore que c'était lui faire trop d'honneur. Que des fumiers de son genre, là-bas, à la guerre, ils en avaient exécuté plus d’un, d'une balle dans la nuque. Que c'était cela et rien que cela qu'il méritait ! Que tout le reste, la prison, les procès, c'était rien que pour faire vendre dans les journaux. Mais que de toute façon, il ne perdait rien pour attendre, qu'on l'expédierait vite retrouver ses victimes pour qu'il s'en explique avec elles. Qu'il restait un semblant de justice dans ce pays, tant que la peine de mort était là pour veiller sur nous ! Enfin, il m'ordonna de ne jamais me porter volontaire pour défendre ce genre d'individu. Que je sache rester modeste dans mes actes, dans mon futur métier, et que je ne me consacre toujours qu'à des pauvres bougres. Ma mère, elle, ne dit rien, comme toujours. Mais elle avait compris… Léo Granetti. — Je n'ai pas beaucoup de temps Tourvel, qu'est-ce que je peux pour vous ? lança Antoine Ferrand. En un dixième de seconde, ma décision, ma nouvelle décision, la plus folle de toute ma jeune existence, celle qui allait bouleverser ma vie était prise : la voie que je rêvais de suivre s’ouvrait enfin devant moi, comme un don du Ciel ; alors, je n'hésitai plus une seule seconde et m’y engouffrai avec délice : — Granetti, monsieur... je... je veux m'en occuper... je... je veux dire que je veux être placé dans son secteur... s'il vous plaît, monsieur. Antoine Ferrand réfléchit, semblant trouver ma demande étonnante, mais se souvint très vite pourquoi j'étais là et l'importance que cela pouvait avoir sur mon avenir. Il toussa avant de parler : — Je ne vois aucune raison de ne pas répondre favorablement à votre requête. Je n'ai jamais bloqué la carrière de qui que ce soit. Je vous devine brillant Tourvel, très brillant, même. Je sais le voir, ça. La seule chose qui me fâche c'est que vous alliez gaspiller, un jour, votre talent pour des types comme lui. Des types qui ne méritent plus qu'on ait la moindre attention pour eux. Mais c’est d’accord, vous ferez équipe avec Fournil. Je quittai le bureau d'Antoine Ferrand après l'avoir remercié pour sa compréhension. J'avisai immédiatement mon chef de secteur, Roland Tournier, de mon souhait et de l'accord du patron. « Ah bon… », dit ce dernier en me regardant tristement, certainement déçu lui aussi. Il me pria de serrer mes affaires, ajoutant simplement qu'il allait exécuter les ordres sur-le-champ et me conduire vers mon nouveau chef, Pierre Fournil. Fournil m'accueillit plus chaleureusement. C’était lui qui, la première semaine de mon arrivée à la Santé, m’avait sauvé d’une mauvaise plaisanterie alors que les anciens avaient placé ma tête sous la lame de la guillotine… Il les avait houspillés assez sévèrement en s’écriant : « Tout de même ! » C'était un homme mûr, qui savait écouter et entendre. Il devint immédiatement le père compréhensif qui me manquait tant. Puis, par un beau matin, j’ai avancé un peu plus loin encore sur mon nouveau chemin : en lâchant définitivement mon ambition (surtout celle de mes parents) d’être le plus grand avocat du pays et… … et je suis devenu gardien à temps plein. Pour Léo Granetti.
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