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Léo Granetti arriva à la prison de la Santé à onze heures précises, transféré depuis Fresnes. Il était déjà passé par Marseille, l'endroit où il avait laissé quatre cadavres derrière lui et bien évidemment des familles déchirées pour toujours.
Il fut immédiatement conduit au secteur 6, celui dont Fournil était le chef.
Comme à chaque fois qu'un gros poisson arrivait, tous les détenus avaient été cantonnés dans la cour pour une promenade forcée et prolongée. On voulait surtout éviter la foire dans les cellules. Lorsque Jean Vaillant, dit « le petit malin », était arrivé (quelques années plus tôt et quelques mois avant sa condamnation à mort), l'ensemble des prisonniers avait tout saccagé. Les matelas, copieusement éventrés et enflammés par on ne sait quel combustible, avaient terminé leur vie jetés de l’autre côté des barreaux avec à peu près tout ce qui se trouvait dans les cellules, affaires personnelles comprises !
Pour éviter de tels débordements, l'administration possédait plusieurs ruses. La plus courante était celle qui consistait à inciter à bouger une gueule d'agneau, un fayot, un type à qui l'on demandait un service en échange d'un coup de pouce sur son casier. Alors, on voyait éclater dans la cour une bagarre survenue comme par magie et, le temps que les gardiens pour une fois pas pressés d'intervenir se pointent, le nouveau était déjà dans sa cellule et le calme retombait instantanément, les esprits s'étant finalement refroidis, comme les cendres des matelas dans la cour.
Léo Granetti était de bonne taille, mince, élancé, la grande classe malgré les dix-neuf mois qu'il avait déjà purgés au trou. Il était beau, très beau. Une beauté rebelle, agressive ; presque violente.
Si la vie est une tombola, Granetti avait tiré le ticket gagnant, comme on dit. Pourtant, qu'en avait-il fait, de cette chance presque insolente ?
Il avait accumulé (et cela, dès sa quatorzième année) une série impressionnante de méfaits de tout ordre : agressions, vols à l’arraché, bagarres… Puis, vers ses dix-huit ans, après plusieurs passages dans des centres de redressement pour mineurs, il avait fièrement plongé dans le grand banditisme. Face à un jeune gars aussi doué pour le crime, il restait difficile de dire si les quatre meurtres commis à Marseille étaient réellement les premiers à mettre à son actif.
Alors… qu’en avait-il fait, de cette chance ?
Pour ma part, et contrairement à l’opinion publique, je pensais qu’il l’avait utilisée, cette fameuse chance, certainement beaucoup plus intelligemment que d'autres ne l’auraient fait. Car Léo Granetti avait vécu comme un roi. Et, roi de la Pègre ou d'un royaume, quelle différence pour lui ?
La presse n'était pas restée avare sur ses actes. Après son casse réussi (puisqu'il était parti avec un butin d'environ sept millions de francs et quatre cadavres), il n'avait pas connu la cavale misérable du gibier qui, traqué nuit et jour, doit se planquer dans des trous de souris. Non, bien au contraire, de Marseille, il était allé jusqu'à Nice, Saint-Raphaël, Saint-Tropez, Monaco, Barcelone, Madrid, Rome, Milan... La tournée des grands-ducs pour celui qui était devenu à seulement vingt-trois ans le tout premier « Ennemi public Numéro 1 ».
Ce que les médias avaient omis de relater, c'était le rôle qu'avait joué Granetti dans la Résistance française alors qu'il n’était qu’un gosse d'à peine quinze ans. Mais ça, c'était une autre histoire que tous ses détracteurs avaient tôt fait d’oublier.
La police française et toutes les polices voisines avaient patiné. Impossible de mettre la main sur une piste. Le moindre petit indic, habituellement si bavard, restait muet comme une tombe. Tout ça parce que Granetti avait bien joué son coup : il avait eu une idée géniale en prenant le risque inouï de fourguer en une petite semaine seulement la totalité de la camelote barbotée. Et, avec le fric frais, il avait arrosé tous les frangins. Si bien qu'il n'existait plus sur la côte un taulier de bar, d'hôtel ou d'épicerie, qui n'en avait pas croqué un bout. Les planques de Granetti s'étaient multipliées à l'infini. Il pouvait être n'importe où, chez n'importe qui.
Granetti avait misé sur le fait qu'il n'y aurait jamais plus de flics que d'amis à Granetti. Et il avait eu raison !
Mais que savait-on réellement de ce qu’il s’était passé, ce mardi noir du mois de septembre 1948, dans la plus prestigieuse des bijouteries marseillaises ?
Il était deux heures ce matin-là et, au même moment, de l’autre côté de l’Atlantique, le Français Marcel Cerdan débutait son combat face à Tony Zale, le roi du K.O. technique.
Alors que monsieur Victor F., âgé de cinquante-huit ans, aidé de sa jeune épouse Justine, terminait l’inventaire de leur bijouterie (comme ils le faisaient toutes les fins de mois), quelqu’un sonna à la grille pourtant tombée depuis plusieurs heures.
Pourquoi monsieur F. avait-il ouvert sans vérifier qui était là ? Pourquoi n’avait-il pas pris la précaution de replacer dans les deux coffres forts la totalité de ses pierres ? Nous ne le saurons probablement jamais.
Voici ce que la presse a publié, une semaine après les tragiques événements :
« … Les enquêteurs ont émis l’hypothèse que le couple de bijoutiers connaissait la personne qui a sonné à leur porte, à deux heures du matin, ce mardi 28 septembre 1948. C’est plausible.
Mais, vu qu’en lieu et place de cette “personne”, c’est le jeune Léo Granetti qui s’est présenté et qui, à bout portant depuis le trottoir, lui a froidement logé une balle en pleine tête, qu’il est ensuite entré sans même prendre la peine de refermer derrière lui, laissant le corps de monsieur F. à l’entrée de sa boutique, qu’il a tiré aussi froidement sur Justine qui, ayant entendu le coup de feu, s’était précipitée pour secourir son époux, nous sommes en droit de supposer que Léo Granetti était pour le moins bien informé sur la vie privée du couple.
S’est-il fait passer pour Raoul, leur fils unique, architecte de métier qui très souvent en déplacements à l’étranger avait pour habitude, effectivement, de rentrer à leur domicile à n’importe quelle heure du jour comme de la nuit ?
Nous ne pouvons que l’envisager, mais certainement pas le prouver et donc, encore moins l’affirmer. »
Et, toujours ce même mardi 28 septembre 1948, vingt-trois minutes à peine plus tard (le temps pour lui de choisir avec soins les plus belles pièces de la collection des époux F.), Léo Granetti traversait tranquillement la place aux Huiles en même temps que Marcel Cerdan ravissait le titre de champion du monde des poids moyens et qu’un véhicule de police, prévenu par les voisins des F., venait se garer devant la bijouterie.
Alors, pourquoi Léo Granetti a-t-il soudain fait volte-face pour revenir sur le lieu de son double crime ?
Mystère. Interrogé sur ce point, il n’a jamais voulu répondre à cette question.
Par contre, ce que l’on sait avec certitude, c’est ce que les témoins ont observé depuis les fenêtres des immeubles d’en face : le jeune Granetti a couru jusqu’au véhicule des policiers qui se penchaient déjà sur les corps des deux victimes. Et, alors qu’ils se redressaient, il leur fit subir le même sort : une balle, tirée à bout portant, frappant en plein le visage de chacun des deux agents.
« Et puis », avaient dit les témoins, « il est reparti en marchant ! »
Sa vie de prince du crime s'écoula ainsi pendant presque cinq ans, au nez et à la barbe de toutes les polices, de la Justice et des âmes bien pensantes.
Contrairement aux autres gros bonnets de la Pègre, Granetti n'avait jamais eu de rêves pour le futur. Jamais il n'avait dit ou pensé : « C'est mon dernier coup, après je me retire ! » Non, il avait vécu, du temps de sa cavale dorée, au jour le jour, sans rien planifier, sans but précis.
Je crois (pour l'avoir bien connu par la suite), qu'il aimait être un truand ; que c'était son choix et que, même fils de notables, il aurait suivi ce chemin-là.
Ce qui a achevé de me séduire chez Léo Granetti, c'était son côté : « J'assume tout ce que j'ai fait ! » Il n'avait peur de rien ni de personne, aimait-il dire. Il regardait la vie droit dans les yeux et regarderait la mort lorsqu'elle s'approcherait de lui de la même manière : droit dans les yeux.
Je l'ai cru, comme tout ce qu'il m'a dit.
Comme je me suis trompé !
Lorsqu’un type comme Granetti arrive en centrale, en principe, c'est toujours un gardien qui a des années de métier derrière lui qui s'en charge. Il faut un vieux de la vieille pour être capable de tout voir, de tout entendre et de ne pas succomber aux menaces, à la peur ou au petit jeu de la séduction...
Fournil était cet homme-là. « En fin de carrière, mais pas en bout de course ! » était sa devise.
Il ne lui fallut pas longtemps pour comprendre ce qui m'animait. Mais il ne dit rien à personne. Seulement, parfois, il me regardait lorsque nous reprenions nos vêtements de civils le soir et là, une petite lueur brillait dans ses yeux fatigués. « À demain ! disait-il tristement. À demain. Demain sera un autre jour ; nous avons cette chance-là, nous... »
Grâce à Fournil, je devins vite le gardien affecté à la cellule de Granetti, celle du fond, celle qui était la plus proche du couloir de la mort ; comme s'il fallait éviter au futur condamné d'avoir trop de pas à faire le jour où.
Plus simplement, c'était pour éviter une émeute dans la prison le jour où la sentence tomberait.