Avant-propos
Avant-propos
Depuis la nuit des temps, l’homme est un loup pour l’homme, celui qui donne la vie, mais aussi celui qui la reprend. Il est son propre prédateur, celui par qui le sang arrive et coule. Il peut faire le bien, mais il fait souvent le mal. Ses instincts grégaires ne l’ont pas abandonné. Même si nous avons vécu une période d’abondance économique et culturelle, il n’en reste pas moins que tout le monde n’en a pas bénéficié de la même façon dans une société hyperconcurrentielle et hyperconsumériste. Certains humains sont devenus des barbares sans foi ni loi, ayant la vengeance comme unique moteur, pire que des bêtes, incapables de penser par eux-mêmes, déformés par une République qui pensait pourtant les avoir instruits.
Les actes de barbarie ne sont pas réservés aux autres peuples, ils peuvent se produire à deux pas de chez vous ou de votre lieu de travail, les faits de ces derniers mois l’ont montré.
J’avais écrit les premières lignes de ce roman lorsque le vendredi 28 septembre 2012, à la suite d’une banale histoire de regards, Kevin et Sofiane, deux jeunes habitants des Granges d’Échirolles, se firent massacrer par une quinzaine d’individus provenant du quartier voisin de la Villeneuve de Grenoble. Ces derniers, armés de marteaux, de couteaux, d’un pistolet à grenailles, de battes de base-ball et de chiens, ne leur laissèrent aucune chance. Cet assassinat se déroula à peine à quatre cents mètres de mon lieu de travail. J’appris la nouvelle le samedi, alors que la radio était allumée et que l’annonce de ce terrible événement revenait en boucle toutes les cinq minutes.
Le lundi matin, je parcourus les couloirs du lycée dans lequel je travaillais dans un silence que je n’avais jusqu’alors jamais connu. Encore plus que les adultes, les élèves se trouvaient en état de choc. Chacun d’eux connaissait les victimes ou les auteurs de ce meurtre. Beaucoup connaissaient les deux… Ils avaient fréquenté les mêmes collèges, joué dans les mêmes clubs de football. Ils étaient amis, voisins. Pour eux, plus rien ne serait comme avant. Leur conscience était désormais marquée au fer rouge. Le teint blanchâtre de beaucoup d’entre eux, ainsi que leur caractère absent, rendait l’atmosphère dans les classes lugubre et tendue. Leurs yeux étaient empreints à la fois d’incompréhension, de stupeur, et pour certains de haine et de vengeance. Les élèves des deux quartiers se regardaient en chiens de faïence.
Les associations, les familles et les adultes de la cité firent de leur mieux pour apaiser les tensions. Dans la semaine qui suivit, une immense marche blanche, composée d’environ vingt mille personnes, défila dans les rues de la ville à la fois pour rendre hommage aux victimes et pour proclamer qu’elles en avaient assez de la violence. Leur slogan « Plus jamais ça » avait été imprimé à la hâte sur des centaines de T-shirts et rappelait celui qui avait été utilisé pour dénoncer l’existence des camps de concentration et d’extermination lors de la Seconde Guerre mondiale.
Jamais à Échirolles on n’avait vu un tel flot de gens venus de tous les horizons, et notamment de ces quartiers si stigmatisés, tous habillés de blanc, unis malgré leur différence de peau, de croyances ou même de milieu social, renvoyant la bêtise dans ses vingt-deux.
Dès ce jour-là, un collectif « Marche Blanche Échirolles » se constitua avec comme but de faire reculer la violence dans les quartiers. Comme un symbole, il noua des liens étroits avec un autre quartier, celui dont les jeunes agresseurs étaient originaires, « Villeneuve Debout ».
Même avec des actions aussi remarquables, il n’y a pas eu le sursaut attendu depuis ni de prise de conscience collective. La violence n’a cessé de gagner du terrain. Elle est présente partout et continue, si l’on n’y prend garde, de faire son œuvre insidieusement, contaminant de trop nombreux esprits. Aujourd’hui, dans notre société, on s’étripe donc pour un regard, une insulte. L’ignorance, la haine, le rejet de l’autre, le repli sur soi, la désespérance, l’ennui et le système sont autant de facteurs qui concourent à mettre les jeunes dans la rue, à leur donner comme modèles des personnes dont la principale fierté, en plus d’avoir vendu de la musique, est d’avoir fait un séjour en prison comme un « bonhomme ». Dans certains lieux abandonnés par l’État, la loi du plus fort a remplacé celle de la République.
Le système broie les plus faibles et ceux qui se croient trop forts. Il condamne l’ensemble des habitants de ces quartiers avec des discours (par exemple le fameux « discours de Grenoble ») et des expressions incendiaires comme « Il faut passer les cités au Kärcher », faisant des auteurs de ces mots eux-mêmes des irresponsables. Beaucoup de politiciens déconnectés des réalités du terrain n’hésitent pas à se nourrir en voix du malheur de ceux qui les subissent. Quant aux policiers, ils sont haïs, débordés, incompris et répondent parfois d’une manière inadaptée à la provocation, alimentant ainsi ce processus infernal. Les partis politiques extrémistes se trouvent alors confortés par la spirale de la peur et l’absence de réponse des politiciens nationaux.
Une schizophrénie collective semble gagner du terrain, notamment par le biais d’internet et des réseaux sociaux. La mode est de trouver des responsables pour tout, la crise économique, les guerres, aussi éloignées de nous soient-elles, tout est rumeur et complot. L’individualisme et le repli sur soi ont engendré des esprits frustrés et grégaires. Partout dans le monde, les libertés sont menacées par l’intolérance et le fanatisme. L’esclavage a même fait son retour dans certaines zones de la planète, et les actes de barbarie d’un autre temps se multiplient.
Depuis les événements tragiques d’Échirolles, il y a eu d’autres morts pour rien, des balles perdues qui ne l’ont pas été pour tout le monde, des attentats qui ont renforcé la haine dans les cœurs.
Le récit imaginaire qui va suivre n’est pas si fictif que ça. Le sujet principal ne concerne ni les victimes innocentes du terrorisme, ni Kevin, ni Sofiane. Je veux parler des maux de notre société et de la vie dans les quartiers. Je ne veux pas me focaliser sur ces tueries, mais sur le Mal en général, celui qui pousse certains à se comporter comme des barbares, à agir de manière irréfléchie et brusque, que ce soit dans notre pays ou ailleurs dans le monde, dans le passé mais aussi dans le présent…