5. Lycée de banlieue

832 Words
5. Lycée de banlieue Échirolles – Septembre 2015 Des lumières s’allumaient çà et là dans les centaines de tours qui barraient l’horizon. Dans le quartier Icare, comme partout ailleurs, des habitants se levaient pour aller à l’école, au travail ou simplement parce qu’ils ne pouvaient plus dormir. Ils avançaient comme des automates dans la rue, en ordre dispersé. Et encore, ceux-là faisaient partie des vivants, car d’autres étaient morts, le sommeil les plombant à jamais. Ne pas se lever suffisamment tôt en semaine, c’était ne plus faire partie de la société, être en marge. Certains prétendaient que c’était un choix. En fait, ils devenaient des légumes et au bout du compte, ils allaient être mangés en salade. Ils étaient finis aux yeux de la société, hors circuit, essayant de toucher les derniers subsides des allocations chômage qui leur restaient. Le s**t leur ruinait le cerveau, détruisant un à un leurs derniers neurones, les transformant en loques humaines. Ils procrastinaient dans le canapé, exerçant seulement une attention sur leur console de jeux vidéo, leur ordinateur ou leur téléphone portable. Le fléau frappait indifféremment toutes les ethnies et les générations, les plus touchés étant logiquement les moins de vingt-cinq ans, mais il se trouvait des quadragénaires qui survivaient de la même façon. Ceux-là dormaient tranquillement, nichés au fond de leur lit, alors que ces jeunes cerveaux, encore eux-mêmes légèrement endormis mais motivés, parcouraient le quartier, tous dans la même direction, celle de l’abribus, car les cours avaient cette fois-ci véritablement commencé. Pacifique ne regrettait pas son choix, même si rien n’était simple dans ce lycée. Il avait trouvé des camarades de classe avec qui il s’entendait et un heureux mixage s’était opéré au sein du groupe, même si quelques élèves s’ingéniaient à provoquer le désordre. L’adolescent trouvait la plupart des enseignants sympathiques et à l’écoute, notamment celui qui portait une barbe. Monsieur Nadéo, professeur multitâche, faisait figure d’original, affublé de son sempiternel costume gris-anthracite, d’une chemise, d’une couleur tout de même différente selon les jours, et d’une allure globalement soignée. Son air bonhomme détonnait au milieu de la cité. Tout le monde ici le connaissait. Il possédait sa propre classe, située au rez-de-chaussée, dernièrement rénovée avec une peinture blanche, des luminaires et des radiateurs flambant neufs ainsi qu’un vidéoprojecteur assez récent. Le paradoxe voulait que le tableau blanc, l’outil principal de la classe, n’eût pas réchappé à une tentative d’attentat de la part de peintres maladroits. Le volet droit en avait fait les frais. Cependant, après une semaine d’observation au sein de la classe entre les deux camps, les hostilités avaient démarré, et, dans ce contexte de guerre civile, Jerry, artilleur numéro un, ne se gêna pas pour se moquer de l’allure de l’enseignant. — Hé, joufflu ! le hélait-il alors que celui-ci avait le dos tourné et notait une consigne sur le fameux tableau. Monsieur Nadéo laissa passer une première fois, pensant sans doute que Jerry appelait en fait l’un de ses camarades. Les fois suivantes, il commença à s’irriter, accusant l’adolescent. Ce dernier nia l’avoir interpellé. Évidemment… C’est ça que Pacifique reprochait le plus à quelques-uns de ses camarades, le manque de courage et la lâcheté… En même temps, il n’était pas une balance, il y avait des codes à respecter entre élèves, même avec ceux qui n’étaient pas respectables. Cette situation l’agaça d’autant plus que Nadéo faisait son maximum pour les aider, du plus faible à celui qui se débrouillait le mieux. Quelques-uns, comme lui, œuvraient au mieux. Pacifique se demandait comment ces enseignants tenaient le coup au milieu de la bourrasque, et surtout comment ils restaient plusieurs années dans le même établissement. Pourtant, il avait entendu dire qu’en salle des profs, « ça riait » et « ça se moquait » des élèves. En fin de compte, ils ne devaient pas être si malheureux que ça… Une fois, il avait lui-même vérifié ces dires. Assis devant l’administration à l’heure de la pause – un jour où le centre de documentation et d’information était fermé – il avait entendu ses propres enseignants, et notamment sa prof d’anglais, qu’il adorait, rire à gorge déployée. En attendant, preuve d’un début d’année chaotique, il ne se passait pas un jour sans qu’un prof interrompe son cours, l’un parce que trois ou quatre élèves commençaient à imiter les animaux de la basse-cour, l’autre parce que des batailles de bouts de gommes se déroulaient dans la classe, quand ce n’était pas pire… Dans le cours d’arts appliqués, en plus des avions-planeurs, il pleuvait parfois miraculeusement des stylos dérobés une semaine plus tôt. Tout ce qui pouvait se voler se volait, aussi fallait-il avoir le minimum vital dans sa trousse. Certains avaient trouvé la solution ultime, ils n’amenaient plus du tout d’affaires. Ils étaient ainsi exclus de certains cours et passaient leur temps à s’amuser en salle d’étude, justement en face de la salle de monsieur Nadéo. Au milieu de ce naufrage collectif où, à la fin, personne n’était puni malgré les demandes des professeurs, le sage Pacifique survivait. Aussi affable en cours que son père l’était dans la vie, il s’autorisait à parler sous le préau ou à la cantine avec ses amis, notamment Yassin, Jecola et quelques autres élèves du lycée. Lucien Nadéo percevait Pacifique comme un élève discret, mais scolaire. Un peu faible, il pourrait malgré tout réussir grâce à un travail régulier et dans le cadre d’une classe apaisée. S’il arrivait à passer le cap de cette première année, il ferait partie des bons éléments à venir.
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