2. Jour de rentrée
Quartier Icare – Échirolles – Septembre 2015
Modeste se réveilla en sueur. Il s’assit sur son lit en se tenant la tête entre les mains, puis se leva doucement et marcha sur la pointe des pieds pour ne réveiller personne. Il but un verre d’eau à la cuisine, se dirigea vers la fenêtre et regarda les lumières de la ville. Son regard se perdait là où il n’y avait pas grand-chose à voir à cette heure-là. Peu de voitures arpentaient les rues, seuls les lampadaires éclairaient les diverses allées de la cité. Mais c’était son moment préféré, le plus calme, celui où personne ne lui demandait rien.
Comme tous les jours, il se contempla dans la glace, maudissant les ravages du temps, ainsi que les coups que la vie lui avait assénés. Il ne faisait plus attention à ses cicatrices, même si des douleurs lui parcouraient régulièrement le crâne, produisant le même effet que des migraines. Et encore, cette nuit, les cauchemars l’avaient laissé tranquille. Il se prépara en silence à l’heure où le soleil peinait à se lever.
En descendant, il pesta contre une boîte de pizza et une cannette, toutes deux abandonnées dans l’escalier menant au rez-de-chaussée. Ce devaient être encore les petits voyous du quartier qui faisaient leur commerce. Ceux-là, il ne fallait pas qu’il les croise, sinon il leur dirait sa façon de penser. Ces merdeux changeaient de bloc chaque jour. Il en avait bien parlé aux anciens, mais ces derniers se disaient impuissants devant ces jeunes, qui ne les écoutaient pas et dont les parents eux-mêmes cautionnaient les agissements ou du moins ne refusaient pas les billets que leurs enfants leur tendaient. C’était une minorité, parfois des groupes de cinq ou six avec des rôles bien précis, les plus jeunes à la surveillance, les « choufs{1} », et les plus aguerris au transport et à la vente, ou même une ou deux familles entières qui contrôlaient tout un réseau. Quelques décérébrés qui faisaient du tort à la grande majorité. Cette dernière faisait ce qu’elle pouvait pour aller travailler.
Le taux de chômage s’élevait tout de même ici à trente-cinq pour cent de la population active, ce qui faisait qu’au fond, en éliminant tous ceux qui avaient l’âge d’aller à l’école et ceux qui étaient à la retraite, cela ne laissait que quelques-uns aller au travail. Modeste faisait partie de ceux-là et partait donc chaque matin à six heures trente pour prendre le bus et se rendre à son usine. Là-bas, peu de gens l’avaient vu sourire et aucun ne l’avait vu se plaindre ne serait-ce qu’une seule fois. Jamais. Ni lui ni ses enfants. En attendant le bus, Modeste eut une petite pensée pour le petit dernier. Il se sentait un peu inquiet en ce début septembre. Pacifique, quinze ans, allait rentrer au lycée le jour même. Son fils n’avait pas réalisé un très bon parcours scolaire, mais on ne lui avait jamais jusque-là reproché quoi que ce soit sur son attitude, son savoir-être, et rien que pour ça, Modeste pouvait être fier de lui : c’était la preuve qu’il avait reçu une bonne éducation. Il n’en était pas de même pour Léo, son fils aîné.
Le bip de la pointeuse marqua l’arrivée en avance de l’employé modèle.
Pour Pacifique, la nuit avait semblé ne jamais se finir. Le radioréveil s’était obstiné à retentir à plusieurs reprises et ses premiers pas hors de sa chambre avaient ressemblé à ceux de Neil Armstrong marchant sur la lune. Après avoir tenté de dompter ses cheveux crépus et rebelles, l’adolescent se jeta sur ses céréales et son bol de lait. Étrangement affamé, il prit ensuite tout son temps pour boire son jus d’orange, se doucher et s’habiller. Il fallait bien choisir sa tenue, aujourd’hui. C’était la rentrée…
Ni trop strict, de quoi aurait-il eu l’air devant ses camarades ? Ni trop relâché, de quoi aurait-il eu l’air devant ses profs ? Dilemme ô combien cruel ! L’adolescent opta finalement pour un pantalon taille basse, qu’il mit quand même à bonne hauteur, au moins pour le premier jour. Un T-shirt représentant la tête d’un tigre contrastait avec le petit blouson aux couleurs unies, compromis idéal qui lui permettait de ne pas trop attirer l’œil tout en n’étant pas invisible. Il tint malgré tout à prendre sa casquette estampillée NBA dans son sac, au moins pour se rassurer.
En bas de l’immeuble, Yassin l’attendait. Les deux jeunes se tapèrent à plusieurs reprises dans la main, puis au cœur.
— Salut refré, ça va, t’es prêt ?
— Ouais et toi ?
— Tranquille, t’inquiète.
Ils se rendirent ensuite sans un mot à l’arrêt de bus. Inutile de parler, ce matin-là. Malgré ce qu’ils voulaient laisser paraître, chacun d’eux avait une boule au ventre et appréhendait ce moment. Ils avaient définitivement quitté le collège, cet endroit où on leur avait appris à grandir pendant quatre ans. C’était une page de leur enfance qui se refermait et une autre, plus indécise à ce moment-là, qui s’ouvrait. Une phrase de son père revint à cet instant précis dans sa tête : « Tu es grand, maintenant, tu n’as plus d’excuse ! C’est fini de jouer, tu dois apprendre un métier, être sérieux ; le lycée, c’est l’entrée vers le monde adulte. »
Combien de fois avait-il entendu ce refrain ces derniers mois ? Comme si son père ne le connaissait pas, comme s’il ne lui faisait pas confiance, comme s’il le confondait avec son frère…
Les deux camarades passèrent le portail du lycée Stanislas, qui comptait environ trois cents élèves, tous voués à passer un bac professionnel dans des domaines industriels. Pacifique avait choisi la filière de l’électricité. Le conseiller d’éducation lui avait affirmé que c’était un métier d’avenir et qu’on aurait de plus en plus besoin d’électriciens dans nos sociétés modernes. C’était le petit stage effectué en troisième qui l’avait définitivement convaincu. Il l’avait obtenu grâce à son voisin de palier, qui travaillait dans une petite entreprise. La semaine avait été trop courte, mais l’aspect manuel du métier et la diversité des tâches lui plaisaient.
La première réflexion de Yassin ne surprit pas son ami.
— Trop moche, ce lycée !
Pacifique hocha la tête. Ce bloc tout en longueur ressemblait vaguement à une soucoupe volante qui aurait atterri sur le dos. Il l’avait visité lors de la journée Portes ouvertes. Son architecture des années 1970 ne donnait à personne l’envie d’y entrer. Mais le conseiller d’orientation lui avait assuré qu’il serait pris dans ce lycée, de nombreuses places étant vacantes. Et puis, il avait bien quelques copains comme Yassin qui, pour la plupart, se retrouvaient au même endroit. Pour ce qui était des filles, elles se trouvaient non loin de là, de l’autre côté de la rue, dans le lycée général de la ville. Il n’aurait à faire que quelques pas pour aller retrouver la plupart de celles qu’il connaissait déjà et pourquoi pas d’autres jeunes élèves, qu’il rencontrerait plus tard. C’était donc un bon compromis.
Les deux adolescents prirent possession d’un banc en plein milieu de la cour avec leur casque vissé sur le crâne, son à plein volume, en attendant l’heure fatidique où il faudrait se rendre sous le préau. Les autres élèves arrivaient, dont des visages connus rencontrés soit au quartier, soit sur des terrains de foot, ou bien encore à la MJC.
Quelques minutes plus tard, on les appela un par un, et les petits groupes ainsi formés suivirent les enseignants dans les classes.
Quartier Icare – Échirolles – 18 heures
Le soir, Modeste ne fut pas surpris de trouver Pacifique devant la console de jeux en pleine partie de foot. Par contre, le sourire qui illuminait le visage de l’adolescent au moment de le saluer l’intrigua. Quel miracle avait-il pu se produire pour que son garçon revienne content de l’école ?
Aussi, pendant le repas, il lui demanda naturellement comment s’était passée sa journée. Modeste parlait correctement le français, mais pour toutes les discussions personnelles avec son fils, il employait la langue du pays, une langue bantoue, le kinyarwanda. Son fils ne répondait qu’en français, sauf exception :
— Très bien. On nous a fait visiter le lycée, on nous a parlé du fonctionnement des cours. Certains profs ont voulu paraître durs…
— C’est comme ça qu’il faut qu’ils soient. Ils ont raison. Et tes camarades de classe ?
— Ça va. Demain, on a un entretien individuel et des ateliers sur le règlement intérieur et après-demain, on a une sortie en montagne. D’ailleurs, il faudra que j’emmène à manger.
— Déjà ? Oui, bien, je dois avoir dix euros quelque part. Je te les passerai. Demain, tu iras t’acheter un sandwich et une boisson. Et, bon, toutes ces activités, c’est bien, mais quand est-ce que vous avez cours ?
— La semaine prochaine.
L’homme aux cheveux dégarnis leva les yeux au ciel.
— Eh bien, ils ne sont pas pressés de commencer à travailler, tes profs !
Pacifique ne lui avait bien sûr pas tout raconté. Il avait un peu éludé la question qui portait sur ses camarades de classe. Plusieurs d’entre eux semblaient franchement bons à enfermer, ou du moins, il lui paraissait quelque peu imprudent de les emmener ne serait-ce même qu’au coin de la rue ; par exemple, Jerry et sa casquette bleue, qui ne tenait pas en place le premier jour, déjà prêt à lancer des boules de papier dans la classe. Il y avait aussi un petit gros hargneux au visage de bébé, mais qui ne savait parler que par invectives et insultes. Sa bouche était une poubelle dont on aurait libéré les ordures. Un accident de poussette, sans doute…
Instinctivement, Pacifique s’était mis à côté de Jecola, un Black, comme lui. Plus grand en taille et en âge, il devait avoir lui aussi reçu une éducation très stricte, car il se tenait droit sur sa chaise et ne parlait que s’il y était contraint ; c’était son frère jumeau, en quelque sorte. Sauf que Jecola affirmait être là seulement depuis l’année dernière, racontant succinctement avoir pris un bateau de clandestins pour passer la Méditerranée et avoir eu la chance de survivre à cette épreuve.
Chaque élève avait eu le temps, au cours de ce premier jour, de jauger ses camarades, et chacun se rapprocha de celui qui semblait correspondre le plus à ses valeurs personnelles supposées, recréant sans le savoir les différentes ethnies qui composaient le globe : les Noirs, les Blancs, les Arabes et les Turcs. Il manquait juste des Indiens ou des Asiatiques et le tableau eût été complet. Seulement, et surtout en ce début d’année, les élèves ne se mélangeaient pas. Et ça, c’était le plus inquiétant. Le repli sur soi et le communautarisme semblaient gagner du terrain sur la mixité sociale, résultat d’une ségrégation raciale auto-immune dans les quartiers créée par ses propres habitants, une schizophrénie collective qui contaminait toutes les strates de la société. Se mélanger devenait ainsi impensable. À son corps défendant, Pacifique appartenait donc au clan des Noirs, reproduisant encore d’une façon plus spectaculaire ce schéma à la cantine.
Il faudrait du temps pour que les élèves se fassent confiance et apprennent à se côtoyer. Malgré tous ses défauts, l’école demeurait le meilleur lieu pour ça.
Son père lui resservit en guise de dessert un avertissement qu’il avait déjà entendu :
— En tout cas, ne suis pas ceux qui pourraient créer la zizanie. Mets-toi à l’écart de ces vauriens ! Le pasteur nous répétait souvent, lorsque j’étais enfant : « le vaurien mijote le mal, et ses paroles sont comme un feu dévorant. Il y en a tout autour de nous et il faut les éviter, les ignorer et prier pour que le monde n’en enfante pas de trop. »
Pacifique avait omis de lui dire que ce serait difficile. Les ignorer… Il fallait bien s’intégrer au groupe, sinon on était de suite mis à l’écart, en faisant attention tout de même, par exemple, aux mecs qui dealaient et fumaient au grand jour à proximité du lycée, devant un immeuble fraîchement construit, à la vue de tous et à toute heure. Il connaissait certains d’entre eux, car ils provenaient du même quartier. Pour ces jeunes, c’était le moment de faire leurs preuves et de montrer aux plus grands qu’ils pouvaient être de bons revendeurs. Le chichon se consommait à foison. Les deux lycées et le collège, tous situés à proximité, constituaient un gros marché. En plus des substances illicites, on pouvait se procurer à moindre coût des téléphones, des T-shirts, des survêtements, tout un tas de petits objets de la vie quotidienne, sans doute tombés du camion.
Pacifique ne fumait pas et voulait le moins possible les côtoyer pour éviter les ennuis, mais il redoutait le pire quant au déroulement de l’année…