3. Jour saignant

1923 Words
3. Jour saignant Hôtel de police – Grenoble – 23 heures La nuit avait enveloppé toute la ville, sauf le lieutenant Jacquier. Il se raccrochait désespérément à son clavier d’ordinateur comme à une bouée de sauvetage. Sauf que de sauvetage, ce soir-là, il n’y avait point. Il serra le poing de rage. Il ne trouvait pas l’adresse qui lui manquait. Plus aucune trace du suspect qui avait braqué une cliente au centre commercial deux jours plus tôt. Une opération avait été menée, mais le jeune de vingt ans ne se trouvait pas à son domicile. En fuite, quelque part, peut-être simplement dans la tour d’à côté à se cacher chez un copain… Le policier finit par s’en aller et laissa derrière lui sa pile de dossiers. Il prit l’ascenseur, qui le ramena au rez-de-chaussée. L’antenne de police judiciaire du commandant Lernier, rattachée à celle de Lyon, se situait au troisième étage d’un édifice tout en longueur qui en comptait cinq. Il avait été construit en même temps que de nombreux grands ouvrages de la capitale des Alpes à l’occasion des Jeux olympiques d’hiver de 1968. Le lieutenant en avait rêvé. Dès sa plus tendre enfance, son père lui avait raconté les émotions vécues précisément lors de cet événement, durant lequel il avait rencontré sa mère. Ce soir-là, Jacquier avait perdu la flamme olympique et savait qu’il ne dormirait pas, que le mal qui le rongeait ne lui laisserait pas de répit. S’enfuir ? Il pensa un instant crier dans la rue, mais à quoi servirait son cri de douleur ? Cela ne changerait en rien son destin. Il se sentait sur une autre planète, dans une autre dimension, définitivement décalé. À quelques pas de là, deux prostituées de l’Est arpentaient les trottoirs, jambes impeccablement rasées, maquillage accentué. Leur robe ultra-courte, le petit sourire en coin, le regard qui semblait dire « Tu viens, chéri ? » ne pouvaient tromper personne. Tout ça à côté de la mairie, du stade de foot sans foot. Tout le monde s’en fout. Même Jacquier, après tout, qui, blasé, passa à quelques mètres sans même sourciller. Ah si, tout de même, repris in extremis par sa conscience, le lieutenant, d’un coup, leva le nez et les observa. Elles n’avaient pas dix-huit ans, c’était sûr ! Des emmerdements en perspective, il en aurait s’il voulait intervenir en dehors de ses heures de service. Et puis, pas loin se trouvait un autre mec, sans doute le julot en train de surveiller les alentours et la bonne marche du manège. Des Roms, des Bulgares ? Pas beau à voir. Demain, il ferait un rapport, signalerait tout ça, toute cette merde qui se passait aux yeux de tous sans que personne ne dise rien, s’en émeuve, fasse quelque chose. Qui plus est, certains participaient tristement à cette traite moderne. Et puis, non, quand même, il pouvait faire quelque chose en passant de suite un coup de fil aux collègues, ce n’était pas difficile, pensa-t-il, se le répétant comme pour s’en persuader. Il marcha quelques dizaines de mètres, fit mine de s’en aller, puis appela Jacky, le brigadier de garde. L’autre le remercia, du genre, « tu vois, c’est sympa, mais tu nous fais chier, j’aurais préféré continuer à regarder le match de foot… » Au moins, sa conscience le laisserait tranquille. Uniquement pour ça, car pour le reste, il savait qu’il était coupable à vie, que la tache qui avait marqué sa douloureuse existence était indélébile. Au détour d’une rue, il vit deux mecs s’échanger de l’herbe, un clochard adossé à un mur et pour finir, un chat en train de miauler pour rentrer chez lui. Les lampadaires avaient du mal à éclairer la nuit. Derrière les fenêtres, les filles se déshabillaient, laissant Jacquier avec comme seules compagnes ses idées noires. Au petit matin, son téléphone portable entama une danse endiablée de Faith No More, groupe alternatif des années 1990. Jacquier fut surpris par le son qui s’en dégagea, car le réveil était à des années-lumière de créer cette déferlante musicale, branché sur une station de radio d’information. Il réussit quand même à appuyer sur la bonne touche. — Jacquier, encore en train de dormir ? C’est votre coéquipière préférée ! Magnez-vous, on a trouvé un cadavre dans le parc Mistral, au pied de la tour Perret. Le lieutenant se trouvait encore plus dans le coaltar qu’il ne l’imaginait. Il prit difficilement des affaires dans son armoire et s’habilla d’une manière assez désordonnée, ne commettant cependant pas l’erreur d’enfiler son T-shirt à l’envers ou une paire de chaussettes dépareillée, comme ça lui était arrivé par le passé. Il parvint à attraper une barre de céréales avant de s’engouffrer dans sa voiture. Le soleil se levait à peine, peu de voitures circulaient, ce qui lui permit d’arriver rapidement sur les lieux. Le parc Mistral se situait en plein centre, à proximité de l’hôtel de ville. Terrain d’entraînement militaire au XIXe siècle, il fut transformé en parc à l’initiative du maire Paul Mistral et à l’occasion de l’Exposition internationale de la houille blanche qu’accueillit la ville en 1925. Plus d’un million de visiteurs se pressèrent pour voir, par exemple, la tour Perret, haute de quatre-vingt-quinze mètres, en état de délabrement aujourd’hui, mais construite à cette occasion. Avec ses vingt et un hectares, le parc Mistral était le lieu récréatif favori des Grenoblois. Cinq minutes après son arrivée, il se félicita de n’avoir rien mangé en observant la victime à terre. Et encore, on avait pris soin de recouvrir d’un drap la zone des parties génitales. — Homme noir, environ cinquante ans, brun, un mètre soixante-quinze, assez corpulent, pas de signe particulier. On a retrouvé son portefeuille, Félicien Boubaye… — Boubaye, Boubaye, ça me dit quelque chose… — Oui, Jacquier, vous allez y arriver. — Un des bras droits de Mazzini… Ça sent le règlement de compte à plein nez… — Sauf que contrairement à l’habitude, il n’a pas été tué avec une arme à feu. Jacquier observa sa coéquipière. Pas de signe de faiblesse. Décidément, elle était faite pour ce job ! D’une froideur à vous mettre directement le cadavre au frigo ! Ne se sentant pas trop bien, Jacquier émit un son plus qu’il ne posa une question. — Des témoins ? — Non, à part le jogger ayant l’habitude de courir à six heures du matin qui a découvert le corps. Elle jeta un regard en biais sur la droite. L’homme chauve portait une barbe grisonnante. Il se tenait prostré, adossé à un arbre. Cela faisait maintenant une heure que la découverte macabre avait eu lieu. Les pompiers lui avaient donné une couverture. Juste avant l’arrivée du lieutenant, Lecouerc avait récolté son témoignage. Elle lui avait dit qu’il pouvait partir, mais il se donnait encore quelques minutes pour récupérer. Pas sûr qu’il recourrait un jour à cet endroit à cette heure-là du matin… Il choisirait sans doute un autre coin, si jamais l’envie le reprenait. Jacquier, dont les yeux glissèrent du jogger au cadavre, fit un geste de dépit — Les gens sont barjos, le monde court à sa perte, Lecouerc, je vous l’ai déjà dit ? — Oh oui, Jacquier, plus d’une fois, vous radotez… En tout cas, une chose est sûre, ce n’est pas un petit couteau qui a fait ces grosses entailles… Le policier tenta de reprendre ses esprits en effectuant quelques allées et venues près de la scène de crime. Un petit écureuil passa juste devant lui et il crut l’espace d’un instant qu’il lui adressait un clin d’œil espiègle. Jacquier se traita d’idiot avant de se lancer dans une réflexion tout intérieure. Mazzini était le boss de l’Abbaye, l’un des quartiers que se disputaient de temps à autre les caïds grenoblois à coup d’armes à feu. C’était ce point précis qui le dérangeait, Lecouerc l’avait elle aussi relevé, le modus operandi apparaissait différent. De là à conclure qu’il ne s’agissait pas d’un règlement de comptes… Le grand banditisme grenoblois sévissait depuis longtemps, enserrant la ville tel un aigle sa proie. Il y avait eu une période plus tragique que les autres, qui avait duré deux ans et avait fait une trentaine de victimes. Jacquier s’en souvenait bien ; à cette époque-là, il ne passait pas un mois sans que l’on retrouve un cadavre ou deux dans un terrain vague ou même sans qu’éclate une fusillade en pleine rue. Les choses s’étaient calmées un temps, mais la guerre avait repris récemment entre deux autres quartiers. Depuis, la tension était vive. Et encore, un quartier calme, c’était signe que les affaires marchaient bien et que tout le monde trouvait son compte. Ce n’était pas forcément bon signe… Certains lieux étaient devenus de véritables zones de non-droit, des ghettos où le territoire n’était plus contrôlé par l’État et où la loi du plus fort régnait. Triste réalité. Le crime ne reculait pas, bien au contraire… Nul doute que l’assassinat de Boubaye allait déclencher la colère de Mazzini, qui chercherait dans les prochaines heures le coupable à l’aide de son onze millimètres. La spirale de la violence allait recommencer, toute la ville pouvait se préparer à des ripostes… Jacquier revint lentement vers la scène de crime. Deux ambulanciers placèrent le corps recouvert d’un drap blanc dans leur véhicule, direction la morgue. — À quoi pensez-vous, Jacquier ? lui demanda Lecouerc. — Si vous saviez… Vous n’étiez pas encore policier lorsque la guerre des gangs, la vraie, faisait rage. Je n’ai pas trop envie que ça recommence. Ce fut une période marquée par le sang. — C’est vrai que je n’ai pas connu cette période, juste celle qui a suivi… Et le pire, nous l’avons vécu en 2012, Jacquier, non ? Le visage du lieutenant se crispa et il pointa son doigt vers elle. — Je vous préviens, si vous faites allusion à ce que je crois, je vous demanderai de ne pas aborder ce sujet avec moi, jamais ! — Vous voyez, ça ne peut pas être pire. — C’est vrai, je parlais de notre quotidien de policier, pas de quelque chose d’aussi… Jacquier s’interrompit et partit une deuxième fois faire quelques pas. Ça faisait beaucoup d’émotions pour une matinée ! Lecouerc s’en voulut un peu. L’affaire d’Échirolles, tout le monde l’avait mal vécue, y compris elle. De là à refuser d’en parler, elle trouvait ça excessif. Les plaies mettraient du temps à se refermer. Chez certains, elles ne cicatriseraient jamais, pour des raisons de liens avec les victimes ou, comme dans le cas de Jacquier, de la propre sensibilité de chacun face à un événement – sur ce point, il avait raison – hors norme. Un peu plus tard dans la journée, alors qu’il rentrait chez lui, le lieutenant croisa un drôle de personnage hélant les passants de la place Grenette, en plein cœur de la ville. Il portait un chapeau de clown et un pince-nez rouge. Muni d’un petit tabouret, il s’était hissé sur ce semblant d’estrade afin d’attirer l’attention de la foule, particulièrement nombreuse à cette heure-là. — Mesdames et messieurs, oui, je vous le dis, nous vivons la fin des temps ! Bientôt, cette ville ne sera plus que cendres et poussières ! Les anges de la mort débarqueront et vous tueront tous jusqu’au dernier, comme ils ont exterminé en un temps ancien les habitants de Sodome et Gomorrhe ! Cette ville est à son crépuscule ! Des b****s sévissent déjà, tyrannisant des pans entiers de la ville, mais ce n’est rien en comparaison de ce qui va arriver… Ceux qui ont renié l’Humanité connaîtront le châtiment suprême et iront brûler dans les flammes de l’enfer ! Auparavant, ils mourront dans d’horribles souffrances, leurs chairs pourriront et leurs tripes seront exposées à même la rue en plein soleil ! Ensuite viendra le tour des mécréants ! Chaque habitant de cette ville verra s’abattre sur lui les différents éléments qui composent notre Terre. Celle-ci tremblera la première, libérant d’entre ses entrailles des créatures venant des enfers, puis l’eau et le feu balaieront les derniers survivants ! Repentez-vous de vos péchés, mes amis, ou fuyez ! Fuyez pendant qu’il est encore temps ! Fuyez la ville qui abrite le démon ! Des piétons, saisis pendant quelques secondes, le regardaient prudemment à distance, parmi lesquels Jacquier, ne sachant réellement si la folie s’était emparée de cet homme ou s’il jouait un détraqué quelconque. Certains semblaient vouloir éluder la question et traçaient leur chemin routinier sans dévier de leur trajectoire. L’homme, las de son jeu à ciel ouvert, prit son chapeau et le mit à l’envers pour quiconque voulait le remplir avec son offrande. Il obtint quelques piécettes. Fatigué, il se positionna sur son tabouret et but dans une bouteille d’eau placée à côté. Rassuré, Jacquier reprit sa petite marche en direction de son immeuble, situé à quelques encablures de là.
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