Amour

1274 Words
Amour Après avoir remonté la rivière Karoun, laquelle, s’écoulant de la Perse à la Mésopotamie, fertilise la plaine du Khouzistan, un groupe d’hommes s’installe sur un mamelon face aux monts Zagros. Ils rejoignent leurs villages iraniens, fatigués d’avoir cherché, dans les cercles soufis, un maître auprès duquel se ressourcer. Malgré la chaleur torride et humide, ils chantent à l’unisson le résultat de leur quête ; en commençant par un poème d’Ibn Arabi. De l’amour nous sommes issus. Selon l’amour nous sommes faits. C’est vers l’amour que nous tendons. À l’amour nous nous adonnons. *** Chaulée de lait, la maison en pierre se reflétait en feu d’étoiles dans l’huile bleutée de l’Euphrate. Ses consœurs s’imprégnaient des sons des Ouds, flûtes, tambours et Santours sortant de la cour d’un des marchands de la cité de Hit. Par les chants, rires et poèmes, les nombreux invités à la noce rivalisaient pour célébrer les épousés. Habillés de vert, écru et indigo, les hommes enturbannés commentaient divers évènements ou leurs chiffres d’affaires. Les femmes, couvertes de pourpre, jaune ou noir, voilées de la tête aux pieds, entouraient la mariée. Portant à son cou une turquoise en l’honneur de son nom, Firuze attendait Alim, séparé d’elle par ses frères et autres célibataires qui le taquinaient sur son enterrement de vie de garçon ou ses péripéties pour obtenir la main de leur sœur. Déboussolé par la mort hâtive de ses parents, écrasé sous le poids de sa jeune responsabilité de gérant légitime de la petite propriété familiale, Alim avait fui ses oncles, lesquels voulaient le marier à la fille d’un propriétaire de nombreuses terres fertiles. À Ilam, il avait rejoint une caravane de marchands en direction de la cité que l’on disait être une demeure vaste pour les riches, la capitale abbasside des Califes dirigée par les Oulémas et chantée par les poètes. Lors du convoyage, avec mille astuces pour ne pas éveiller les soupçons, il s’était rapproché de la belle Irakienne, sans la toucher ni l’effleurer ; assez cependant pour recevoir d’elle son fluide d’amour. Il s’était répandu sur les caravaniers en onguent de joie complice, et sur le père de Firuze, Latif Al Wahid, en élan de solidarité pour celui qu’il savait orphelin. À l’arrivée, délaissant le caravansérail, Latif avait désigné aux jeunes gens une auberge, où il les retrouverait après avoir vendu sa marchandise et négocié les produits pour sa ferme. À son retour, accompagné de son ami Mahmoud, un métayer, à qui il avait demandé d’accompagner son protégé dans l’exploitation d’une de ses connaissances, Muhsin Al-Qûlub, en dehors de la capitale, employant bon nombre de saisonniers, il avait ouvert les yeux, jusqu’alors aveuglés par la beauté de sa fille adorée. « Latif, mon ami, peut-être serait-il bon, avant toute chose, de régulariser la situation des deux tourtereaux » avait plaisanté Mahmoud. Libérant ses deux iris noirs de la poussière de naïveté, Latif avait dû se rendre à l’évidence. Firuze et Alim étaient enlacés et couchés sur le lit, le regard tourné vers les intrus arrivés plus tôt qu’ils ne l’avaient escompté. Devançant le courroux de son protecteur, avec une audace qu’il ne se connaissait pas, Alim avait demandé la main de Firuze. À sa grande surprise, le visage de l’ancien, qui le toisait jusqu’alors avec fureur, s’était soudain détendu. « Mes gars sont trop jeunes pour te corriger. Je ne sais rien de toi. Fais tes preuves chez Muhsin et ramasse de l’argent ; après j’étudierai la question. En attendant, déguerpis sur-le-champ ! Je ne veux plus te voir tourner autour de Firuze ! Quant à toi, ma fille, je vais de ce pas te remettre à ta mère afin qu’elle te rappelle les convenances. Mahmoud, mon ami, si tu voulais bien attraper l’effronté par le cou et le jeter dehors, je te serais reconnaissant. » Allongé dans la poussière de la rue, Alim avait hésité entre soulagement et affolement. Bien que Latif lui eût laissé une lueur d’espoir, il se retrouvait dans l’obligation d’inventer une fable, avec le consentement de Firuze, pour suivre ensemble le sentier des amoureux. Chaque groupe respectif accompagna les fiancés au centre de la pièce. D’un côté, la famille de Firuze, fortement représentée, et ses invités ; de l’autre, les cinq camarades d’Alim, venus avec lui de Bagdad. De la porte grande ouverte, une brise chaude et légère séchait les larmes d’émotion et de regret. Firuze allait bientôt quitter les rires de son enfance pour l’inconnu ; un nouveau foyer, certes, mais loin de la présence rassurante des siens. Réputé pour sa piété, un ancien prit la parole. « Je n’ai pas pu vous rencontrer un mois avant votre mariage, comme il se doit, puisque vous l’avez anticipé ; je demande donc aux parents, aux deux témoins d’Alim et aux trois témoins de Firuze de s’avancer. » Un mouvement ; quatorze pieds traînant sur la terre battue. « Vous pouvez maintenant exprimer vos vœux. » Le représentant de la mariée prit le relais. « Voulez-vous vivre ensemble comme mari et femme ? Alim commença. – Je fais vœu d’être ton compagnon pour toujours. Je te témoigne de mon affection en te faisant présent du douaire d’un montant de quatre pièces d’argent, deux chevaux, un bracelet de nacre et un collier en Lapis-lazuli, afin que tu puisses subvenir à tes besoins légitimes. – Alim, je fais vœu d’être ta compagne pour toujours. » Des hululements. Percussions, Balaban et Zurna sonnèrent avec éclat. Chacun vint féliciter les mariés en une longue queue bruyante. Protégée du soleil de mai par les arbres ou les treilles ombrageant la cour, et garnies de mets comme de boissons, les tables faisaient face à un cuisinier tournant lentement une longue broche où grillait un mouton entier. À l’une d’elles se trouvaient les époux et les Al Wahid ; à droite d’Alim, Latif, et à gauche de Firuze, Salmâ. De l’autre côté, les quatre frérots et les deux sœurs de Firuze. L’Imam et le père adoptif d’Alim, trônaient chacun à un bout. Après la noce, le nouveau couple rejoindrait l’habitation cossue du pieux Muhsin, cultivateur et éleveur à Bagdad. Pour expliquer l’absence d’au moins un représentant de la parenté du marié, Muhsin avait proféré un mensonge enrobé de plaisanterie, afin d’empêcher la méfiance d’œuvrer. Il avait fait croire qu’Alim était un orphelin originaire d’Ilam, en Iran (ce qui était vrai), recueilli petit, alors que ses oncles, des connaissances, désespéraient de lui trouver un foyer. Alim avait dissimulé son éducation à Bagdad pour ne pas peiner le généreux Latif, charitable au point d’inviter son futur gendre dans une auberge et de se décarcasser pour lui trouver du travail. Suite à la déconvenue d’Alim qui l’avait envoyé dans la poussière de la cité, sa langue était restée collée à son palais pour offrir un silence de respect. En tant que responsable d’Alim, Muhsin dut interroger son fils adoptif devant l’assistance, comme il était d’usage en la circonstance. « Tu connais tes obligations envers ta compagne, peux-tu nous les rappeler ? » Alors qu’il s’apprêtait à répondre, Alim fut coupé par Mustafa, l’un des frangins de Firuze. « Il a le devoir de cohabitation, le devoir conjugal, le partage des nuits, le devoir d’entretien, l’abstention de tous sévices à son égard et le maintien de ses relations avec notre famille. – Bien. Et quelles sont celles de ta sœur envers ton beau-frère ? – Elle doit lui obéir et habiter avec lui. Elle lui doit fidélité et prendre soin des tâches ménagères. – Je n’ai pas à m’inquiéter sur la surveillance de ma belle-fille par sa famille ; ce beau gaillard le fera très bien. Seulement, jeune savant, tu dois savoir que les corvées peuvent être partagées entre conjoints, comme le prophète aidait sa compagne à la couture ou au ménage. Puisque je représente l’homme, je me permets de rappeler qu’Alim n’a aucun droit sur la fortune de son épouse. Elle peut utiliser son argent comme bon lui semble ; lui doit entretenir le foyer. Donc, Mustafa, et c’est valable pour Fouad, Sayid et Jalîl, pensez dès à présent à travailler et à mettre de l’argent de côté avant de vous marier. » La tablée partit à rire. Salmâ, la mère de Firuze, et ses deux aînées, Malak et Sabriyya, se firent un clin d’œil entendu. L’imam s’immisça dans la conversation. « Je me permets de vous rappeler que votre mariage a déterminé la filiation et les droits de succession de vos descendants. Alim devrait recevoir l’héritage de ses parents défunts ; qu’en est-il exactement ? »
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