IIDans l’immense forêt, enserré entre les frondaisons d’arbres plusieurs fois centenaires, s’élevait le petit château de Stanitza. Jadis, le prince Aloys l’avait fait construire, dans le style du XVIIe siècle, sur le modèle de celui qu’il possédait en un de ses domaines autrichiens. Très gris, très lézardé, en partie recouvert d’un lierre épais, il avait un aspect très romantique encore accentué par les grilles de ses fenêtres, la mousse ouatant les ardoises de son toit, les hautes cheminées dans les crevasses desquelles élisaient domicile les corneilles.
À l’intérieur, le mobilier ancien s’harmonisait avec l’âge et l’allure de la vieille demeure où, autrefois, les princes de Wittengrätz venaient s’installer pour un mois ou deux afin de se livrer à leur plaisir favori. Wladimir l’ayant complètement délaissée, il y manquait beaucoup de ce confort et de ce faste qui existaient dans les autres résidences princières. La domesticité envoyée à l’avance y remédiait du mieux possible avec ce zèle qu’elle apportait à servir un maître exigeant, qui ne souffrait aucune défaillance.
Un matin de septembre, les gardes forestiers, les gardes-chasse ainsi que les piqueurs installés depuis deux jours avec la meute et les chevaux, se rangèrent devant le château pour l’arrivée de Son Altesse, annoncée la veille par un courrier.
L’intendant, petit homme à mine revêche, allait et venait d’un air effaré. Le forestier-chef inspectait une dernière fois ses subordonnés. Il s’arrêta près de l’un d’eux, vieillard robuste au sec visage raviné.
– Les sangliers sont venus près de chez toi, hier, Hofnik ?
– Oui, Pavel Alexandrovitch. Ma cousine les a aperçus et est accourue me prévenir. Mais le temps que j’arrive, ils avaient filé. Ah ! elles en font un dégât, ces sales bêtes ! Il n’est pas trop tôt qu’on s’occupe de les détruire. Son Altesse aura de quoi se distraire à...
L’intendant annonça :
– Voilà la voiture !
Les gardes, cessant leurs conversations, se raidirent en une attitude militaire. Quelques instants plus tard apparaissait une berline de voyage qui vint s’arrêter devant le château. Le prince, en petite tenue de colonel des chevaliers-gardes, en descendit, suivi d’Aubert de Creuilly. Tout aussitôt, il apostropha d’un ton plus que sec l’intendant humblement courbé devant lui.
– La route n’est pas entretenue comme elle le devrait, Streitnoff. Ma voiture a été abominablement secouée. Si tout est dans le même genre, ce n’est pas des compliments que j’aurai à t’adresser.
L’intendant, baissant plus encore le dos, essaya de balbutier une excuse. Mais un geste bref l’interrompit.
– Je n’ai que faire de tes raisons. Tais-toi.
Et, tournant le dos à Streitnoff anéanti, Wladimir adressa quelques mots au forestier-chef, passa rapidement les gardes en revue, puis entra dans le château avec M. de Creuilly.
Derrière eux, se faisant plus petit encore, l’intendant se glissa. Les gardes s’éloignèrent par groupes, en commentant l’incident qui les réjouissait fort, car Streitnoff était détesté.
Le vieil Hofnik, qui marchait près d’un grand gaillard blond à mine joviale, fit observer :
– Son Altesse doit mener les gens rudement, hein ! Qu’en dis-tu, André Michaïlovitch ?
– Ah ! quant à ça !... Le Streitnoff va danser, de ce coup-là !... Mais il est fameusement bel homme, notre prince !
Hofnik approuva de la tête, en murmurant :
– Oui... oui.
Un pli soucieux se formait sur son front, tandis qu’il continuait d’avancer en écoutant d’une oreille distraite le bavardage de son jeune compagnon. Celui-ci le quitta près d’une petite maison forestière qui se dressait au bord d’une clairière. Le vieillard poussa la porte et entra dans une salle modestement meublée, d’une minutieuse propreté. Une femme aux cheveux gris, occupée à coudre près de la fenêtre, leva la tête et eut un vague sourire qui plissa la face ridée.
– Ah ! te voilà, Nicolas ! Eh bien ! Son Altesse est arrivée ?
– Oui.
Sur cette laconique réponse, le garde s’assit, posa son bonnet sur une table près de lui et ajouta en baissant la voix :
– Nous n’avons qu’à faire bien attention ! Il ne faut pas qu’il « la » voie, surtout !... pas une fois ! Il est jeune, il est beau et certainement habitué à ce que rien ne contrarie ses désirs... Ah ! je t’assure que Streitnoff a déjà attrapé quelque chose, à propos de la route qui n’était pas suffisamment entretenue, au gré de Son Altesse ! Il ne faisait pas ses embarras, dans ce moment-là, le vilain sournois !
– Il en a assez ennuyé d’autres ; c’est bien le moins qu’il le soit un peu à son tour... Mais tu me fais peur, Nicolas, pour notre petite Barina !
Elle joignait les mains et l’effroi se montrait dans ses yeux qui avaient la couleur bleu passé des vieilles faïences.
– ... Elle est si belle !... trop belle, hélas ! pauvre petite, pour la situation qui est la sienne.
– Ah ! que le prince ne la voie jamais, je te le répète, Irina ! Je tremble à cette seule pensée... Donc, elle ne devra pas sortir pendant le jour, tant que durera le séjour de Son Altesse.
– Ce sera gai ! Pauvre mignonne, qui n’a déjà pas tant de distractions !
– Que veux-tu, c’est indispensable ! D’ailleurs, je ne pense pas que le prince s’éternise ici. Quand il aura tué quelques sangliers, il en aura vite assez de Stanitza qui n’est pas un lieu bien récréatif. Alors, il s’en ira et nous serons de nouveau tranquilles.
Irina soupira en murmurant :
– Tranquilles !... Ah ! comment pourrons-nous l’être, en ne sachant ce que nous devrons faire, mon pauvre Nicolas.
Dès le surlendemain, le son des trompes, les aboiements de la meute troublèrent le calme habituel de la forêt. Il en fut de même les jours suivants. Le prince, entre-temps, emmenait M. de Creuilly en de longues promenades à cheval ou en voiture. Le soir, tous deux s’attardaient à causer, en fumant, dans le vieux salon décoré de sévères boiseries sculptées, de tapisseries représentant des scènes de chasse. Ou bien Wladimir prenait son violon et jouait, parfois jusqu’à une heure avancée de la nuit. Il était remarquable musicien, mais ne se faisait entendre qu’à de rares privilégiés. Aubert, très connaisseur lui-même, savait apprécier tout le prix de cette faveur.
Dans l’intimité quotidienne, le jeune officier connaissait mieux l’étonnante richesse de cette intelligence souple, brillante et profonde à la fois, qui s’unissait aux dons physiques pour faire de cet homme un irrésistible charmeur. Quant au point de vue moral, il réservait toujours son jugement. Wladimir laissait volontiers paraître un froid scepticisme et déclarait ne s’embarrasser jamais d’aucune considération de sentiment, d’aucune obligation morale, en dehors de ce qu’il devait à sa patrie et à son souverain.
– Le seul devoir que je connaisse, assurait-il, c’est mon bon plaisir. Mon grand-père m’a élevé selon cet agréable principe d’après lequel j’ai toujours dirigé ma vie.
Entouré d’une atmosphère d’adulation, depuis l’enfance, n’ayant connu que soumission, platitude, empressement servile, Wladimir n’avait jamais rencontré d’entraves à ses volontés. Son orgueil s’était développé à l’aise et ses tendances autoritaires affermies jusqu’à l’autocratie. Aubert voyait avec quel insouciant dédain, quelle dureté même parfois, il traitait ses serviteurs, cependant fanatiquement dévoués. En résumé, M. de Creuilly jugeait que son hôte représentait une énigme plutôt inquiétante. Néanmoins, il en subissait le sortilège ; il comprenait aussi qu’un tel homme fût aimé avec passion et jamais oublié.
Le dimanche qui suivit leur arrivée, Wladimir et son hôte se rendirent à l’église du village pour la messe dominicale. Les princes de Wittengrätz avaient continué de pratiquer la religion catholique, dans l’orthodoxe Russie, et l’avaient introduite dans la plupart de leurs domaines. Wladimir, dont les quelques principes d’éducation chrétienne reçus en son enfance n’avaient pas tenu devant les leçons d’indifférence et de très large morale données par son grand-père, continuait néanmoins certains gestes traditionnels qui lui semblaient faire partie de son haut rang. C’est ainsi qu’en aucune de ses résidences il n’eût manqué d’assister à cet office du dimanche.
Les habitants du petit village de Verki purent donc le voir dans la stalle seigneuriale, inoccupée depuis tant d’années, dont le dossier orné des armoiries de Wittengrätz était surmonté de la couronne princière. Ce fut, pour tous, la cause de nombreuses distractions. Les regards ne quittaient guère l’élégante silhouette, le visage aux traits nets et virils éclairé par le demi-jour d’une verrière. Parfois, les yeux foncés, indifférents ou distraits, s’abaissaient vers les fidèles qui remplissaient l’étroite nef, ou bien ils examinaient les tableaux, assez médiocres, les vitraux, don d’un prince de Wittengrätz, les peintures fanées des murs. La tenue de Wladimir demeurait d’une parfaite correction, car il était trop grand seigneur pour manquer sur ce point à la moindre convenance. Avec la plus complète aisance, il recevait les honneurs liturgiques et, d’un air de nonchalante patience, écoutait le sermon du jeune prêtre qui, visiblement fort troublé, s’embrouillait dans sa péroraison. À la sortie, il adressa quelques mots bienveillants aux notables du pays et leur donna sa main à b****r. Après quoi, il remonta avec Aubert dans sa voiture qui passa au milieu de la population du village et des environs, humblement admirative et respectueuse.
Dans l’après-midi, le prince fit avec son hôte une longue chevauchée hors de la forêt, sur des routes abruptes. Si bon cavalier que fût M. de Creuilly, il hésitait parfois devant des passages que Wladimir faisait délibérément franchir à son cheval, bête superbe mais terriblement difficile que lui seul pouvait mater.
– Je suis d’une race de centaures, disait-il en riant. Aucun cheval ne résiste à un Wittengrätz.
En revenant de cette promenade, il dîna avec son hôte dans la salle à manger très longue, faite pour les grands repas de chasseurs, éclairée par de lourds candélabres d’argent ciselés posés sur la table, sur les crédences, et par les appliques de bronze alternant, sur les boiseries, avec des tableaux représentant des scènes de chasse fort enfumées. Sur le pavé de marbre noir et blanc, les serviteurs glissaient en silence, surveillés par le premier maître d’hôtel debout derrière le fauteuil de son maître. Aubert aimait cet ancien et majestueux décor, ce cadre très seigneurial fait à souhait pour le maître de céans. Il aimait l’aspect romantique de Stanitza, le calme de sa solitude, la grâce sauvage de la forêt. Wladimir disait :
– Nous y reviendrons ensemble l’année prochaine. Stanitza me plaît beaucoup aussi et, avec un compagnon comme vous, on peut y braver l’ennui.
Ce soir-là, M. de Creuilly, quelque peu fatigué par la rude chevauchée de l’après-midi, prit congé de son hôte un peu plus tôt qu’à l’ordinaire. Wladimir resta seul dans le salon éclairé par la flamme des bougies nombreuses. Car dans cette demeure si longtemps délaissée, il n’existait pas d’autre mode d’éclairage. D’ailleurs, celui-là plaisait au prince, parce qu’il laissait aux pièces anciennes tout leur caractère archaïque.
Wladimir prit son violon et joua, longtemps, improvisant des phrases ardentes, impétueuses, de larges et profonds adagios, des chants étranges qui semblaient la rêverie d’une âme tourmentée. Les trois fenêtres étaient ouvertes sur la forêt baignée d’un doux clair de lune. Quand Wladimir abandonna enfin son archet, il s’approcha de l’une d’elles et demeura un instant songeur, les yeux dirigés vers la profondeur d’une allée toute blanche sous le couvert silencieux des vieux arbres. Puis il descendit lentement les trois degrés de pierre séparant du sol les portes-fenêtres et s’avança dans la lumière pâle qui se glissait en longues traînées parmi les ramures déjà en partie dépouillées de leurs feuilles.
Au hasard, il prit un sentier couvert de mousse. Ainsi ouatés, ses pas ne troublaient point le calme immense de la forêt. Il se plaisait à ce silence, à cette nocturne beauté. Son âme passait par une de ces phases de rêverie qui, parfois, lui faisaient brusquement quitter le monde et ses distractions habituelles pour s’enfermer dans la solitude. Il se trouvait alors que quelque peu dans l’état d’esprit désabusé du roi Salomon s’écriant : « Vanité des vanités ! » Mais il s’en délivrait généralement très vite, en revenant à ce monde qu’il méprisait, en noyant dans les plaisirs et les satisfactions d’orgueil la nostalgie qui l’avait un instant dominé.
Le sentier choisi par lui aboutissait à une petite clairière un peu en contrebas. Wladimir, en arrivant là, s’arrêta subitement avec un léger mouvement de surprise.
Une femme se trouvait au bord de cette clairière, appuyée au tronc d’un bouleau. Il la voyait de profil. Ainsi, elle lui parut du premier coup d’œil singulièrement jolie. La lune l’éclairait en plein. Wladimir pouvait distinguer la ligne harmonieuse de sa taille, un peu ployée dans une attitude abandonnée, les cheveux qui semblaient d’un blond foncé, tombant en deux nattes sur les épaules, la robe noire simple, presque pauvre.
Cette charmante créature paraissait toute jeune. Elle restait immobile, les paupières à demi baissées. Wladimir qui, très intéressé, avait encore fait sans bruit quelques pas en avant, voyait sur sa joue délicate l’ombre de longs cils foncés. Au coin des lèvres se dessinait un pli de souffrance. Sa main gauche, petite et fine, pendait le long de la jupe sombre.
Puis l’inconnue, en un geste de lassitude, l’éleva jusqu’à son visage, la tint un instant sur son front.
À ce moment, Wladimir s’élança dans le sentier en pente qui descendait à la clairière. La jeune fille sursauta en un mouvement de frayeur, jeta un cri d’effroi et, avant que le prince l’eût rejointe, bondit vers une allée avec la légèreté d’une biche poursuivie.
Wladimir eut un sourire amusé, en pensant : « Va, je t’aurai vite rattrapée, ma belle ! » Et il s’élança derrière l’inconnue, sur le sol ferme où résonnaient ses éperons.
Mais la jeune fille courait bien aussi. À peine ses pieds semblaient-ils toucher la terre. Cependant, elle perdait un peu de terrain. Ce que voyant, le prince lui cria :
– Allons, arrête-toi ! Il est inutile de te fatiguer davantage, car je te rejoindrai toujours.
Mais ces paroles n’eurent pour résultat que de faire accomplir à l’inconnue un dernier effort. Une large clairière apparut. Entre les arbres donnait une petite maison forestière. La jeune fille bondit vers la porte, qu’elle poussa, et disparut à l’intérieur.
Wladimir s’arrêta, un peu interdit d’abord. Puis il rit de nouveau en murmurant :
« Si tu crois qu’on m’échappe comme cela, ma belle petite, et qu’on se moque de moi ainsi !... Je t’aurai, ne crains rien, charmante biche sauvage. »
Il revint sur ses pas, lentement. Son esprit restait occupé par cette apparition. Un rayon de lune, très probablement, l’avait idéalisée. Peut-être, en la revoyant au jour, éprouverait-il une désillusion. Avec un haussement d’épaules, il songea : « Nous verrons bien. Ce doit être la fille d’un garde, bien qu’à première vue elle n’en ait pas l’apparence. Je m’informerai près de Streitnoff à ce sujet. »