III

1769 Words
IIIAppelé dans la matinée près de son maître, l’intendant se rendit en tremblant à cette convocation. Depuis son arrivée, il avait déjà reçu à trois reprises les plus dures observations et redoutait chaque jour que le caprice du prince ne le chassât de Stanitza avec sa famille. Wladimir, à demi étendu sur un divan de cuir, fumait en parcourant des journaux. Il leva les yeux sur Streitnoff, qui se courbait jusqu’à terre, et demanda brièvement : – Qui habite la maison forestière la plus proche d’ici ? – Nicolas Hofnik, Votre Altesse, le doyen des gardes de Stanitza. – Il n’est pas seul, là-dedans ? – Non, Votre Altesse, il a chez lui sa cousine, Irina Hofnik, et une jeune fille, une orpheline qu’on appelle Lilia Verine. – Une parente ? – Non, pas une parente... C’est une histoire assez singulière... – Laquelle ? – Il y a douze ou treize ans, une femme qui paraissait avoir une trentaine d’années vint s’installer chez Hofnik avec sa petite fille. Elle disait s’appeler Mme Verine, être veuve d’un professeur et arriver de Moscou. – Elle disait ?... Tu n’as donc pas vérifié si c’était la vérité ? Streitnoff essaya de se courber plus encore en balbutiant : – Elle n’avait pas de papiers... Elle disait qu’ils avaient été brûlés dans un incendie. Comme Hofnik, qui la connaissait bien, assurait-il, s’est porté garant de son honorabilité... – Ah ! fort bien ! Alors, cela te suffisait pour laisser établir sur mes terres une étrangère quelconque ? L’intendant eut un frisson entre les épaules. Pourvu que le prince ne sût jamais qu’Hofnik lui avait donné cent roubles, afin qu’il fermât les yeux ! Wladimir se pencha, fit tomber la cendre de sa cigarette, puis, s’enfonçant de nouveau dans les coussins du divan, regarda avec une méprisante dureté l’homme incliné devant lui. – Tu m’as l’air d’avoir accumulé toutes les négligences, pendant ces années. Mais il sera question de cela plus tard. Continue ton histoire... Que venait-elle faire à Stanitza, cette dame Verine ? – Malade de la poitrine, prétendait-elle, les médecins lui avaient recommandé l’air des forêts. Mais étant sans fortune, elle cherchait un lieu retiré où elle pût vivre modestement. C’est alors qu’un parent d’Hofnik, qui habite Moscou, la mit en relation avec celui-ci. « Elle vint donc habiter la maison forestière avec sa petite fille. D’abord, elle sortit peu. Au bout de quelques années seulement, elle commença d’aller soigner des malades aux alentours et de s’occuper de l’église. Mais, autrement, elle ne frayait avec personne et sa fille n’eut jamais de rapport avec les autres enfants. Je suppose qu’elle lui fit elle-même son instruction. On m’a dit aussi que toutes deux travaillaient pour vivre, à des broderies, je crois. « L’année dernière, Mme Verine est morte. La jeune fille continue de demeurer chez Hofnik, qui monte la garde autour d’elle comme un dragon devant un trésor. Il craint sans doute qu’on la lui enlève, car elle est fort belle... Je crois qu’il serait difficile de trouver plus belle... » Tout en parlant, Streitnoff, à l’ombre de ses paupières baissées, guettait les impressions du maître. Il se doutait que celui-ci avait aperçu Lilia Verine, qu’elle lui avait plu et il entrevoyait le moyen de se mettre dans les bonnes grâces de son peu facile seigneur en aidant à la réalisation de ce caprice princier. Mais il se vit tout à coup désagréablement interrompu. Le magnifique chien-loup couché aux pieds du prince s’était jusqu’alors contenté de darder sur l’intendant ses yeux jaunes et brillants. Or, voici qu’il se levait, s’approchait de lui, le flairait d’un air défiant tout en montrant des dents de fauve. Wladimir, pendant un moment, s’amusa du malaise de Streitnoff. Puis il appela le bel animal. – Allons, laisse-le, Yamil. En passant une main caressante sur la tête du chien aussitôt obéissant, il ajouta, dédaigneusement ironique : – Il ne paraît pas t’avoir en grande estime. Du geste, il congédia l’intendant. Puis il se remit à fumer, en songeant à cette jeune fille, cette Lilia un peu mystérieuse. Oui, décidément, l’aventure avait un petit air romantique, tout à fait d’accord avec l’aspect de Stanitza. Cela le changerait et il y trouverait quelque distraction pendant son séjour dans la forêt. L’après-midi de ce même jour, au retour d’une promenade en voiture, il donna l’ordre d’arrêter devant la maison d’Hofnik. Le garde fumait, assis près de la porte, avec son chien étendu non loin de là. Précipitamment, il se leva en déposant sa pipe sur le banc et salua militairement le prince qui descendait de voiture avec M. de Creuilly. – Il paraît que tu es le plus ancien de mes gardes, Hofnik ? – Oui, Votre Altesse, voici tantôt cinquante ans que je remplis cet emploi. Un peu d’orgueil passait dans l’accent, dans les yeux clairs du vieillard. – Cela compte. Il faudra que je t’en récompense... Et comme je veux faire visiter à M. de Creuilly la demeure d’un de mes forestiers, c’est la tienne que je choisis, puisque tu es le doyen. La physionomie du vieillard changea subitement à ces derniers mots. Ses lèvres tremblèrent et l’effroi apparut dans les yeux auxquels s’attachait l’impérieux regard du maître. – C’est un grand honneur pour moi... Mais mon humble logis est... un peu en désordre. Je n’oserais... – Ose, puisque je le veux. Aubert, ignorant les desseins de son hôte, ne s’expliquait pas cette fantaisie ni l’angoisse que le garde, pris au dépourvu, ne parvenait pas à dissimuler. Mais Wladimir pensa avec satisfaction : « La belle Lilia est là. » Il s’avança vers la porte entrouverte et entra dans la petite salle du rez-de-chaussée. Aubert le suivit. Derrière eux venait le vieux garde qui demanda d’une voix un peu rauque : – Votre Altesse veut-elle me permettre de prévenir ma cousine qui a dû rester au lit aujourd’hui ? Le prince ayant acquiescé du geste, le garde disparut dans la pièce voisine. Deux minutes après, il reparaissait et s’effaçait pour laisser entrer Wladimir et son hôte. Cette pièce, fort étroite, était sa chambre. Un assez raide escalier menait au premier étage, formé de deux chambres sommairement meublées. Dans la première se tenait Irina, rouge et fort émue, qui s’appuyait au lit défait. Sa tenue ne décelait aucunement qu’elle eût dû se vêtir précipitamment. Elle s’inclina en une profonde révérence apprise à la ville, au temps où elle était femme de chambre dans une grande famille. « Quelle idée a-t-il de déranger ces pauvres gens ! » songeait Aubert, qui avait peine à s’habituer au sans-façon avec lequel Wladimir traitait ceux qui dépendaient de lui. La seconde pièce dont Hofnik ouvrit la porte d’une main tremblante apparut déserte. Sur la table de bois blanc bien lavé se voyait un vase de grosse faïence rempli de bruyères. Un chapeau de paille noire garni de crêpe était jeté sur une chaise. À terre, près d’un petit fauteuil de jonc, gisait une broderie commencée. Un dé avait roulé jusqu’à la porte vitrée, ouverte sur un étroit balcon de bois. Il semblait que la travailleuse se fût enfuie précipitamment. Wladimir s’avança vers la fenêtre et se pencha au-dehors. Un petit escalier desservait de ce côté le premier étage, sur la cour où s’ébattaient quelques volailles. Le prince Wladimir se détourna. Une froide irritation se discernait dans son regard, qui s’arrêta pendant quelques secondes sur Hofnik, debout près de la porte et essayant de dissimuler sa gêne. Le vieillard baissa les yeux et frissonna d’angoisse. Sans une parole, Wladimir sortit. Dans l’escalier, il dit à Aubert qui le suivait : – Eh bien ! vous voyez, mon cher, que mes gardes ne sont pas trop mal logés ? – En effet, cette maison me paraît agréable. – Elle va faire le bonheur d’un des nombreux candidats qui accablent de sollicitations mon forestier-chef. Le vieil Hofnik descendait derrière M. de Creuilly. En entendant ces mots, il s’arrêta pendant quelques secondes, les doigts crispés sur la rampe usée. Ah ! elle ne se faisait pas attendre, la revanche du maître sur celui qui avait osé le jouer ! Elle frappait au bon endroit l’homme passionnément attaché à sa forêt, à l’humble demeure où il avait espéré mourir. En se soutenant à peine sur ses jambes tout à coup tremblantes, Hofnik continua de descendre. Comme il arrivait au seuil de la maison, le prince, qui allait monter en voiture, se détourna en disant brusquement : – Streitnoff m’a raconté une histoire d’étrangères qui sont venues habiter chez toi, sans papiers, paraît-il ? La pâleur du vieillard s’accentua. Il balbutia : – C’est exact, Votre Altesse. Les papiers avaient été brûlés dans un incendie. Mais je savais que Mme Verine était une personne fort honorable... – L’une d’elles est encore ici ? Hofnik répondit avec effort : – Oui, Votre Altesse. – Eh bien ! il me faut ses papiers. Sans quoi, je l’expulse de mon domaine et je mets l’affaire entre les mains de la police. Quant à toi, s’il se découvre là quelque dessous fâcheux... Un geste significatif acheva la phrase. Quand la voiture se fut éloignée, le vieillard, d’un pas lourd, rentra dans la petite salle où se trouvait maintenant sa cousine et s’écroula sur une chaise. Irina, pâle et défaite, gémit : – Ah ! Seigneur ! Ah ! qu’allons-nous devenir ? Ses papiers !... Il demande ses papiers ! Hofnik dit sourdement : – Nous sommes perdus ! C’était lui qui l’avait poursuivie hier soir, et il venait aujourd’hui pour la voir. Il a bien compris que nous l’avions fait partir. Maintenant, il va se venger sur nous... Ah ! si tu savais de quelle façon il m’a regardé, là-haut ! Le vieillard frissonna encore. – ... Et il va falloir quitter ce logis où sont mortes ma mère, ma pauvre femme, pour nous en aller où ?... Ô mon Dieu ! Il mit son visage entre ses mains. Un frémissement agitait ses robustes épaules. – ... Mais le pire, c’est pour notre petite Barina. Comment la défendre contre lui ? – Il faut fuir, Nicolas ! – Fuir ? Crois-tu qu’avec les moyens dont il dispose, il n’aurait pas vite fait de nous retrouver ?... Pourtant, il faudrait peut-être risquer cela. Mais comment vivrons-nous ? Nos petites économies ont été diminuées par les dépenses que nous avons dû faire pour Mme Fabien et pour notre chère petite comtesse. Tous deux, nous sommes vieux, fatigués, incapables maintenant de trouver un autre gagne-pain. Quant à la Barina, pauvre chère petite, que pourrait-elle faire ?... Si jeune, si belle ! Ils demeurèrent longuement silencieux, se regardant avec une poignante angoisse. Puis Hofnik reprit, la voix plus rauque encore : – C’est que, si nous fuyons, le prince pourrait nous accuser d’essayer de dérober Lilia Andreievna à l’enquête de la police... Celle-ci serait mise à nos trousses... et, d’enquête en enquête, on arriverait peut-être à connaître la vérité. Cela ferait du bruit, la misérable criminelle en serait informée... Ah ! c’est tout le travail de tant d’années, c’est toute l’œuvre de la pauvre Mme Fabien qui s’écroule en ce moment, Irina ! La vieille femme eut un sanglot. – Que Dieu ait pitié de nous, frère ! – Oui, car, sans son aide, l’enfant que nous a confiée Mme Fabien est perdue. Cependant, nous avons tout fait... nous avons tout sacrifié pour remplir notre promesse de veiller sur elle. Mais nous ne sommes pas les plus forts. Le maître nous brisera comme il voudra, si le ciel ne nous protège. – Il aurait peut-être pitié... si tu lui expliquais tout ? Hofnik leva les épaules. – Lui ? Ah ! ma pauvre ! Il veut notre petite colombe, pour s’en amuser quelque temps. De la pitié, vois-tu, des scrupules, cela n’a jamais dû exister chez un homme comme celui-là ! Il appuya ses coudes sur ses genoux, en regardant vaguement le mur devant lui, avec une expression de désespoir. Irina soupira longuement. Le griffon, étendu sous la table, les considérait de ses bons yeux tendres et inquiets. Dans sa gaine de bois grossièrement sculpté, la vieille horloge troublait seule de son tic-tac le silence d’angoisse.
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD