I
Je commençais à prendre de l’âge, moi Jean Landrezac, dit Jeannot pour les intimes ; soixante-trois ans, ça vous amène tout droit à la retraite et courbé. Comme dans une côte, plus on approche du but, plus ça grimpe et il ne faut pas regarder vers le haut, car le plus dur reste à faire. Par contre, pour Francine, elle était arrivée plus vite que prévu au bout du chemin, elle a fait une chute du haut de ses soixante-cinq ans, dans les escaliers, ce n’est quand même pas de chance. De toute façon, elle y serait passée, parce qu’elle avait atteint un cancer et qu’elle n’avait pas pu s’en débarrasser. Cette sale bête s’accroche comme le coq à son clocher et on ne sait pas encore le faire descendre. C’est la vie, la mort. Son frangin, Daniel Chicoine, un pas marrant, m’en veut toujours. Il pense que c’est moi qui ai poussé sa sœur pour le grand saut, et il n’en démord pas.
J’habite une ferme, Le Minio, sur la commune de La Vraie-Croix. Je suis paysan ou fermier ou agriculteur ou laboureur, comme ça vous chante, quand je dis… je suis, c’est plutôt… j’étais, maintenant, je ne suis plus rien. Il me reste encore “quéques” bêtes pour faire mon beurre, parce que la retraite du paysan c’est mince comme une ficelle de lieuse. J’élève une chèvre, Francette, deux cochons, Napo et Léon, des poules et des lapins. Je ne parle pas du chien Camembert qui n’est pas une vraie bête, il va sur ses dix ans et il a eu bien du chagrin quand on a perdu Francine, faut le comprendre. Au beau temps, j’élevais des vaches laitières et les dernières étaient parties à l’abattoir.
Ce jour-là, j’étais au café “Chez Armand”, quand j’ai entendu deux “étrangers” qui parlaient entre eux. Normalement, on ne fait pas attention aux inconnus, vous savez ce que c’est : on est plus intéressé par la rigole qui déborde dans sa cour que par un tsunami au loin. Ce n’est pas que j’ai écouté leur conversation, mais on ne peut pas empêcher ses oreilles de traîner.
— J’ai fait le Tro Breizh à pied, avec un copain ; ne plus avoir les femmes sur le dos, tu parles d’une sinécure ! ils disaient comme ça… deux messieurs distingués avec des vestes à carreaux, des cravates de couleur et des pantalons blancs, un des deux était chauve et l’autre roux.
Ils ont continué à bavarder entre eux pendant des kilomètres, moi, pour une fois, j’étais seul à boire mon… mes muscadets, notre blanc breton, de chez les voisins des Pays de Loire. D’habitude, je suis avec Yvon qui n’est pas un fainéant pour lever le coude. Quand ils sont partis et qu’ils nous ont laissés entre nous, je suis allé voir le patron, il s’appelle Armand comme son bistrot, qui m’a expliqué la signification de leur discours.
Armand est gros et gras, avec du cholestérol partout pour boucher ses artères, il se nourrit avec nos verres et il en entend tellement qu’il en raconte au moins deux fois plus. Mais il ne faut pas lui en vouloir, il s’ennuie catastrophique derrière son comptoir. Il faut dire que sa femme, Mathilda, qui venait d’Espagne depuis des temps, s’en est allée au bras d’un client. Alors, depuis, il rumine des pensées sombres comme le derrière de la lune.
Armand m’a expliqué :
— Le Tro Breizh, Jeannot, c’est le Tour de Bretagne, un pèlerinage pour prier les sept saints fondateurs de notre pays, une boucle qui relie sept villes.
Et il m’a tout cité. Paraît que si t’es breton et que tu ne l’as pas fait de ton vivant, tu seras condamné dans l’au-delà, à avancer de la longueur de ton cercueil, une fois tous les sept ans, ce qui ne nous avance pas beaucoup. C’est à peu près pareil que celui de La Mecque pour les Musulmans.
À ce régime-là, la pauvre Francine, elle allait germer sur place et elle n’était pas près d’arriver au Paradis. En vrai, je ne crois pas aux bondieuseries, mais tout de même, on ne sait jamais. Elle se promenait toujours avec un crucifix ou un chapelet dans sa poche, pour se rapprocher du Paradis, alors il vaut mieux faire les choses comme il faut.
Francine passait tous ses dimanches dans l’église de notre village et elle en revenait à chaque fois, toute retournée comme mon champ de “La lande Bergero”, au temps de ma splendeur. Ce n’est pas qu’elle voyait le Bon Dieu, ça, ce n’est pas possible, sauf à Lourdes ou dans des coins comme ça et on ne s’appelle pas tous Bernadette, mais elle l’imaginait dans la loupiote rouge et ça lui faisait des frissonnements partout.
— Tâte mes poils, ils sont tout hérissés !
Moi, je venais la chercher en voiture et je la ramenais ici dans la chapelle d’Armand où j’avais suivi la messe en l’attendant et en prenant l’apéritif du dimanche, elle un grenache, moi un pastis, si elle était de bonne humeur ; sinon, on mangeait de la soupe à la grimace à la maison en rentrant direct.
Tout ce que m’a dit Armand, plus le film que j’ai vu à la “tévé”, où un vieux gars allait rejoindre son frère, au loin, sur une tondeuse, ça m’a donné envie de faire son affaire à Francine.
* * *
J’ai donc tout préparé en douce, je l’ai sortie avec son cadre où elle est en photo et j’y ai montré mon installation par la fenêtre.
— J’ai lavé le tracteur ! Il va t’emmener faire le Tro Breizh !
Je l’appelle Bienvenu, il est tout vert, de race Massey Fergusson.
— Et j’ai attelé la remorque bâchée derrière, comme ça, on pourra dormir la nuit sans avoir froid, toi et moi, sans oublier Camembert, même si tu ne l’aimais pas.
J’avais installé un réchaud à gaz, une table rivée au sol et quatre chaises pliantes, au cas où on aurait des invités, et puis un lit de camp que j’ai descendu du grenier. Sans oublier le ravitaillement.
J’allais lui faire voir du pays à Francine, parce que depuis qu’elle m’avait connu, elle n’avait guère fait que le tour de nos terres qui ne prend pas bien longtemps, si j’exagère un peu.
Je me suis dit : en faisant le Tro Breizh, je vais voir de quoi il retourne dans leur religion. À quoi ça sert et pourquoi ils y croient dur comme fer ? Peut-être au bout de la boucle, j’aurai des réponses…
Je suis parti début juin pour un bon mois. Je préférais ne pas avoir tous les touristes dans les pattes, parce qu’ils empêchent de bien voir, ils s’agglutinent avec leurs appareils photo et nous bousculent pour faire clic-clac au lieu de regarder avec leurs yeux.