Chapitre 2. Les Archers.
Rosalinde . Eh bien ! voici la forêt des Ardennes.
Touchstone. Hélas ! à présent, que je suis dans les Ardennes, je suis plus insensé. Quand j’étais à la maison, j’étais dans un endroit meilleur ; mais des voyageurs doivent être toujours contens.
Rosalinde . Sois-le donc, bon Touchstone. Vois-tu, qui vient là ?… Un jeune homme et un vieux, d’un pas solennel.
SHAKSPEARE . Comme il vous plaira. Sc. IV, acte II.
Tandis que les voyageurs causaient ensemble, ils atteignirent un détour du sentier d’où le pays se développait plus au loin qu’au milieu des terrains brisés qu’ils avaient jusqu’alors parcourus. Une vallée à travers laquelle coulait un petit ruisseau tributaire présentait tous les traits sauvages, mais non déplaisans, d’un vallon solitaire et verdoyant, planté çà et là de bouquets d’aunes, de noisetiers et de chênes taillis, qui avaient maintenu leur position dans le creux de la vallée, quoiqu’ils eussent disparu des flancs plus rapides et plus exposés de la montagne. La ferme ou la maison seigneuriale (car, à en juger par la grandeur et l’apparence de l’édifice, ce pouvait être l’un ou l’autre) était un bâtiment large, mais bas, dont les murailles et les portes étaient assez solides pour résister à toutes les b****s de voleurs ordinaires. Il n’y avait rien pourtant qui pût la défendre contre une force majeure ; car, dans un pays ravagé par la guerre, le fermier était, alors comme aujourd’hui ; obligé de souffrir sa part des grands maux qui accompagnent un tel état de choses ; et sa condition, qui ne fut jamais digne d’envie, devenait bien pire encore en ce qu’elle ne présentait aucune sécurité. A un demi-mille plus loin environ, on voyait un bâtiment gothique de très petite étendue, d’où dépendait une chapelle presque ruinée : le ménestrel prétendait que c’était l’abbaye de Sainte-Bride. « Autant que je puis savoir, dit-il, on a toléré l’existence de ce couvent, de même qu’on permet à deux ou trois vieux moines ainsi qu’à autant de nonnes qui y demeurent d’y servir Dieu et quelquefois de donner asile à des voyageurs écossais. Ils ont en conséquence contracté des engagemens avec sir John de Walton, et accepté pour supérieur un ecclésiastique sur lequel il croit pouvoir compter. Mais quand il arrive aux voyageurs de laisser échapper quelques secrets, on croit qu’ils finissent toujours par arriver d’une manière ou d’une autre aux oreilles du gouverneur anglais : c’est pourquoi, à moins que votre seigneurie ne le veuille absolument, je pense que nous ferons bien de ne pas aller leur demander l’hospitalité. »
– « Certainement non, si tu peux me procurer un logement où nous aurons des hôtes plus discrets. »
En ce moment deux formes humaines furent vues s’approchant aussi de la ferme, mais dans une direction opposée à celle de nos deux voyageurs, et parlant si haut, car ils paraissaient se disputer, que le ménestrel et sa compagne purent distinguer les voix, quoique la distance fût considérable. Après avoir regardé quelques minutes en plaçant sa main au dessus de ses yeux, Bertram s’écria enfin : « Par Notre-Dame ! c’est mon vieil ami Tom Dickson, j’en suis sûr… Pourquoi donc est-il de si mauvaise humeur contre ce jeune garçon qui peut bien être, je crois, ce petit bambin éveillé, son fils Charles, qui ne faisait que courir et tresser du jonc, il y a quelque vingt ans ? Il est heureux néanmoins que nous trouvions nos amis dehors ; car, j’en réponds, Tom a une bonne pièce de bœuf dans sa marmite, avant de s’aller mettre au lit, et il faudrait qu’il eût bien changé pour qu’un vieil ami n’en eût point sa part ; et qui sait, si nous étions arrivés plus tard, à quelle heure ils pourraient avoir jugé convenable de tirer leurs verrous et de débarder leurs portes si près d’une garnison ennemie ? car, à donner aux choses leurs véritable nom, c’est ainsi qu’il faut appeler une garnison anglaise dans le château d’un noble écossais. »
« Imbécile, répliqua la jeune dame, tu juges sir John de Walton comme tu jugerais quelque grossier paysan pour qui l’occasion de faire ce qu’il veut est une tentation et une excuse de se montrer cruel et tyran. Mais je puis te donner ma parole que, laissant de côté la querelle des royaumes qui, bien entendu, se videra loyalement de part et d’autre sur des champs de bataille, tu reconnaîtras que les Anglais et les Ecossais, sur ce domaine et dans les limites de l’autorité de sir John de Walton, vivent ensemble comme fait ce troupeau de moutons et de chèvres sous un même chien : ennemi que ces animaux fuient en certaines occasions, mais autour duquel néanmoins ils viendraient aussitôt chercher protection si un loup venait à se montrer. »
« Ce n’est pas à votre seigneurie, répliqua Bertram, que je me permettrais d’exposer mon opinion sur ce point ; mais le jeune chevalier, lorsqu’il est recouvert des pieds à la tête de son armure, est bien différent du jeune homme qui se livre au plaisir dans un riche salon au milieu d’une réunion de belles ; et quand on soupe au coin du feu d’un autre, quand votre hôte de tous les hommes du monde se trouve être Douglas-le-Noir, on a raison de tenir ses yeux sur lui pendant qu’on fait son repas… Mais il vaudrait mieux que je cherchasse à nous procurer des vivres et un abri pour ce soir, que de rester ici à bâiller et à parler des affaires d’autrui. » A ces mots, il se mit à crier d’une voix de tonnerre : « Dickson ! holà ! hé ! Thomas Dickson ! ne veux-tu pas reconnaître un vieil ami qui est si bien disposé à mettre ton hospitalité à contribution pour son souper et son logement de la nuit ? »
L’Ecossais, dont l’attention fut excitée par ces cris, regarda d’abord le long de la rivière, puis il leva les yeux sur les flancs nus de la montagne, et enfin les abaissa sur les deux personnes qui en descendaient.
Comme trouvant la soirée trop froide lorsqu’il laissa la partie abritée du vallon pour aller à leur rencontre, le fermier du vallon de Douglas s’enveloppa plus étroitement dans le plaid grisâtre qui, dès une époque très reculée, avait été mis en usage par les bergers du sud de l’Ecosse, dont la forme donne un air romanesque aux paysans et aux classes moyennes, et qui, quoique moins brillant et moins fastueux de couleurs, est aussi pittoresque dans son arrangement que le manteau plus miliaire, le manteau de tartan des montagnards. Quand ils approchèrent l’un de l’autre, la dame put voir que l’ami de son guide était un homme vigoureux et athlétique, lequel avait déja passé le milieu de la vie et montrait des marques de l’approche mais non des infirmités de l’âge sur un visage qui avait été exposé à de nombreuses tempêtes. Des yeux vifs, qui semblaient tout observer, donnaient des signes de la vigilance dont avait acquis l’habitude un homme qui avait long-temps vécu dans un pays où il avait toujours eu besoin de regarder autour de lui avec précaution. Ses traits étaient encore gonflés de colère, et le beau jeune homme qui l’accompagnait paraissait aussi mécontent qu’un fils qui a reçu des preuves sévères de l’indignation paternelle, et qui, à en juger par la sombre expression mêlée à une apparence de honte sur sa physionomie, semblait en même temps dévoré de colère et de remords.
« Ne vous souvenez-vous pas de moi, mon vieil ami, demanda Bertram, lorsqu’ils furent assez près pour s’entendre ; ou les vingt années qui ont passé sur nos têtes depuis que nous nous sommes vus ont-elles emporté avec elles, tout souvenir de Bertram, le ménestrel anglais ? »
« En vérité, répondit l’Ecossais, ce n’est pas que je n’aie vu assez de vos compatriotes pour me souvenir de vous, et je n’ai jamais pu entendre quelqu’un d’entre eux siffler seulement,
Là ! maintenant le jour se lève,
sans songer à quelque air de votre joyeuse v***e; et cependant faut-il que nous soyons bêtes pour que j’aie oublié jusqu’à la mine de mon vieil ami, et que je l’aie à peine reconnu de loin. Mais nous sommes en peine depuis un certain temps : il y a un millier de vos compatriotes qui tiennent garnison dans le château périlleux de Douglas qu’on aperçoit d’ici, aussi bien que dans d’autres places de la vallée, et ce n’est qu’un bien triste spectacle pour un véritable Ecossais… ma pauvre maison n’a pas même échappé à l’honneur d’une garnison d’hommes d’armes, outre deux ou trois coquins d’archers, un ou deux méchans galopins qu’on nomme pages, et gens de cette espèce, qui ne permettront jamais à un homme de dire : Ceci est à moi, même au coin de son propre feu. Ne prenez donc pas mauvaise opinion de moi, vieux camarade, si je vous fais accueil un peu plus froid que celui que vous auriez droit d’attendre d’un ami d’autrefois ; car, par Sainte-Bride de Douglas ! il me reste bien peu de chose avec quoi je puisse souhaiter la bienvenue… »
« Souhaitée avec peu, elle sera aussi bonne, répliqua Bertram. Mon fils, fais ta révérence au vieil ami de ton père. Augustin commence son apprentissage de mon joyeux métier, mais il aura besoin de quelque exercice avant de pouvoir en supporter les fatigues. Si vous pouvez lui faire donner quelque chose à manger, et lui procurer ensuite un lit où il pourra dormir en repos, nous aurons certainement tous les deux ce qu’il nous faut ; car j’ose dire que, quand vous voyagiez avec mon ami Charles dans ce pays, si ce grand jeune homme est bien ma connaissance Charles, vous n’aviez plus vous-même besoin de rien quand il avait ce qu’il lui fallait. »
« Oh ! que le diable m’emporte si je recommencerais à présent ! répliqua le fermier écossais ; je ne sais pas de quoi les garçons d’aujourd’hui sont faits… ce n’est pas de la même étoffe que leurs pères assurément… ils sont engendrés non de la bruyère qui ne craint ni vent ni pluie, mais de quelque plante délicate d’un pays lointain, qui ne poussera que si vous l’élevez sous un verre : la peste puisse la faire mourir ! Le brave seigneur de Douglas, dont j’ai été le compagnon d’armes (et je puis le prouver) ne désirait pas, du temps qu’il était page, d’être nourri et logé comme il faudrait que le fût aujourd’hui votre ami Charles pour être content. »
« Voyons, dit Bertram, ce n’est pas que mon Augustin soit délicat, mais, pour d’autres raisons, je vous prierai encore de lui donner un lit, et un lit séparé, car il a été dernièrement malade. »
« Oui, je comprends, répliqua Dickson, votre fils a un commencement de cette maladie qui se termine si souvent par cette mort noire dont vous mourez vous autres Anglais. Nous avons beaucoup entendu parler des ravages qu’elle a exercés dans le sud. Vient-elle par ici ? »
Bertram répondit affirmativement par un signe de tête.
« Eh bien, la maison de mon père, continua le fermier, a plus d’une chambre ; et votre fils en aura une des mieux aérées et des plus commodes. Quant au souper, vous mangerez votre part de celui qu’on a préparé pour vos compatriotes ; quoique je voudrais plutôt avoir leur chambre que leur compagnie ; mais, puisqu’il faut que j’en nourrisse une vingtaine, ils ne s’opposeront pas à la requête d’un aussi habile ménestrel que toi, demandant l’hospitalité pour une nuit. Je suis honteux de dire qu’il faut que je fasse ce qu’ils veulent dans ma propre maison. Ventrebleu ! si mon brave seigneur était en possession de ses biens, j’ai encore assez de cœur et de force pour les chasser tous de chez moi comme… comme… »
« Pour parler franchement, ajouta Bertram, comme cette b***e d’Anglais vagabonds venus de Redesdale que je vous ai vu expulser de votre maison, telle qu’une portée de petits chiens aveugles, si bien qu’aucun d’entre eux ne retourna la tête pour voir qui leur faisait cette politesse, avant qu’ils ne fussent à mi-chemin de Cairntable. »
« Oui, répliqua l’Ecossais en se redressant et en grandissant d’au moins six pouces ; alors j’avais une maison à moi, un motif et un bras pour la défendre ; maintenant je suis… Qu’importe qui je sois ! le plus noble seigneur d’Ecosse est aussi à plaindre que moi. »