II Le nez de Tug

1475 Words
II Le nez de TugEn face du logis notarial s’élevait une maison de la même époque, d’assez belle apparence, qu’un étroit jardinet fermé d’une grille rouillée séparait de la rue. Elle appartenait à un des médecins de Losbéleuc, le docteur Dornoy, condisciple et ami de M. Arzen, auquel l’unissait un lointain lien de parenté. Marié à la fille d’un magistrat de Vannes, il était devenu veuf peu après la naissance de son dernier enfant, le petit Robert, filleul du notaire. Une de ses tantes, Mlle Lazarine Dornoy, était venue s’installer chez lui pour tenir son ménage et élever ses trois enfants. La première partie du programme avait toujours été admirablement remplie, la direction d’une maison n’avait pas de secrets pour Mlle Lazarine ; mais il en était tout autrement de l’éducation des enfants, Tante Lazarine était bonne, certainement, mais un peu sèche, autoritaire et cassante, très arrêtée dans ses idées. Avec Pierre, l’aîné, gros garçon flegmatique, cela marchait encore assez bien ; mais Michelle et Robert – Michon et Bobby dans l’intimité – n’étaient pas d’une nature aussi facile à manier. Depuis quelques mois surtout, Bobby, très fier de ses six ans et de ses premières culottes, devenait fort indépendant. Mlle Lazarine en accusait l’exemple de Michelle et les conseils de Tugdual et de Jean... Car les petits Dormoy étaient sans cesse dans la maison d’en face. Mais la réciproque n’était pas fréquente. Mlle Dornoy ne permettait pas les jeux bruyants ni ceux qui risquaient de salir ou déranger quoi que ce soit dans la maison admirablement tenue. Aussi Tug prétendait-il que, dès l’entrée, un énorme poids de glace lui tombait sur les épaules. – Venez vous décongeler chez nous, mes pauvres vieux, disait-il à ses amis. Si nous n’étions pas là, on vous trouverait un de ces jours transformés en momies. Pierre, Michelle et Bobby ne se faisaient pas faute de profiter du voisinage. Une fraternelle amitié régnait entre eux et les jeunes Arzen, De leur côté, bonne-maman et sa belle-fille, voire même Armelle depuis qu’elle devenait jeune fille, s’efforçaient de remplacer près des pauvres enfants la mère disparue, en leur donnant discrètement de bons conseils ou en leur adressant des reproches qui, s’ils n’avaient pas la froide sévérité de ceux de tante Lazarine, produisaient pourtant presque toujours meilleur effet. Cinq jours après le départ de M. Arzen et de sa mère, toute la b***e était réunie dans le jardin, sous la surveillance d’Armelle qui travaillait à l’abri d’un petit kiosque rustique, car le soleil de cet après-midi de mars était fort brûlant. Tous avaient congé aujourd’hui et en profitaient largement. Le vieux jardin à l’ancienne mode retentissait de rires et d’interpellations joyeuses. – Enfin ! je me repose ! J’ai trop chaud, Tug, dit Michelle en se laissant tomber sur un banc. Viens-tu aussi ? Tugdual ne se fit pas prier. Il s’entendait toujours admirablement avec Michelle, dont la nature vive et décidée s’accordait avec son caractère résolu. Pendant quelques instants, la fillette demeura silencieuse, en éventant avec son chapeau son petit visage mince, qu’éclairaient des yeux bruns d’une rare intelligence. Près d’elle, Tug, du bout d’un bâton, traçait des lettres sur le sable de l’allée. Michelle, se penchant, lut tout haut : – Moussia... C’est le nom de ta cousine, je crois ? – Oui, répondit Tug d’un ton bref. – Es-tu content de la connaître ? – Pas du tout ! Michelle le regarda en ouvrant de grands yeux. – Comme tu dis ça ! Pourtant, ta grand-mère et ton père disent qu’elle est très gentille, très bien élevée. – C’est possible, mais il y a mon nez. – Comment, ton nez ? dit Michelle avec effarement. – Mais oui, j’ai un nez extraordinaire, un flair, si tu aimes mieux. Cette Moussia ne me dit rien qui vaille. – Par exemple, c’est trop fort ! Sans la connaître ! – Mais mon nez, mon nez, Michon, mon infaillible nez ! Michon éclata de rire à ce nez merveilleux, irrévérence dont ne parut pas se choquer ce bon garçon de Tug. – Qui vivra verra ! conclut-il philosophiquement. En tout cas, je suis content de voir revenir papa et bonne-maman. Camélia aussi est content, parce qu’il va pouvoir partir pour le mariage de sa sœur. – Tiens, le voilà justement, Camélia ! Dans une allée s’avançait un petit homme d’une quarantaine d’années, au front dégarni, au visage rond et au teint frais. Derrière les verres d’un lorgnon clignotaient des yeux noirs souriants. Ce personnage, répondant au nom de Luc Camélieu, était le principal clerc de M. Arzen, qui avait en lui la plus grande confiance. C’était, du reste, un excellent homme, très aimé des enfants, pour lesquels il se montrait d’une inépuisable complaisance. Tug l’avait surnommé Camélia, encore moins par analogie avec son nom qu’à cause de son teint rosé, prétendait le malicieux garçon. Bobby et Josèphe allèrent au-devant de lui. – Est-ce que vous apportez des grenouilles, monsieur Camélieu ? cria le petit garçon. – Mais non, pas aujourd’hui, mon petit. C’est chez moi, près de Josselin, que j’en trouverai. Aujourd’hui, je n’apporte qu’une nouvelle. Michelle, Tugdual, Pierre et Jean s’approchèrent, curieux ; Marion elle-même, qui lisait, assise sur un banc, releva la tête. – Une bonne nouvelle ? dit Michelle. – Bonne... ça dépend. Si ces gens-là sont de relations agréables, ce sera bien. Sinon... – Quelles gens ? interrompit Tug. – Eh bien ! les propriétaires de la maison des Oiseaux ! – Ils viennent l’habiter ? Une même consternation apparut sur les visages. – Mais oui. Le domestique de M. de Rodennec, celui qui l’a suivi à son départ d’ici et ne l’a jamais quitté, vient de venir chercher la clé pour constater les réparations à faire. Son maître, infirme, a été pris tout à coup de l’idée de revoir son pays et de revenir y mourir. Il arrivera dans une quinzaine de jours, ayant fait le voyage sur son yacht avec sa femme et son fils unique. Hé ! hé ! s’ils confient le soin de leurs affaires à notre étude, ça fera de fameux clients ! Déjà riche avant de partir, M. de Rodennec est devenu là-bas un vrai nabab. Il se frottait les mains, tout joyeux à l’idée que cette aubaine pourrait échoir au « patron », car ce brave Camélieu n’était pas du tout dans les idées du jour et considérait comme siens les intérêts de celui qui l’employait. Déjà, il contemplait en pensée les actes superbement rémunérateurs qui se passeraient dans l’étude Arzen : le contrat de mariage du jeune homme... et puis des affaires à régler après la mort de M. de Rodennec. Car il prévoyait tout, ce Camélieu. Mais les enfants ne voyaient pas si loin. C’était, chez eux, une vraie consternation, et voici pourquoi : le petit parc de la maison des Oiseaux n’était séparé du jardin des Arzen que par une haie, dans laquelle Tug et Jean avaient depuis longtemps ménagé un passage. Livré à lui-même, frais et touffu à ravir, et traversé par un bras de la rivière, ce parc était un lieu idéal pour les ébats de cette jeunesse. Que de bons souvenirs il rappelait ! François en avait fait le sujet de sa première poésie ; Tug et Jean ne comptaient plus les parties qui s’y étaient jouées avec leurs camarades les jours de congé ; Armelle en aimait le pittoresque abandon, l’ombre si délicieuse pendant l’été. On ne risquait pas d’y être dérangé par le propriétaire : celui-ci avait quitté la Bretagne après avoir perdu sa femme et un tout jeune enfant ; il avait voyagé et s’était remarié aux Indes à une Hindoue de haute caste dont il avait eu un fils. Jamais il n’était revenu dans son pays. M. Arzen gardait les clés de la maison et lui expédiait les intérêts rapportés par une grande ferme dont il était propriétaire aux environs. Aussi les enfants s’étaient-ils accoutumés à se trouver comme chez eux dans le parc abandonné. – Quelle tuile, mes amis ! s’exclama Tug. Et, s’élançant vers sa sœur aînée qui avait interrompu son ouvrage pour écouter, il s’écria : – Tu entends, Armelle ? Toi qui aimais tant aussi le vieux parc ! – Oui, c’est fort regrettable. Mais que voulez-vous, mes pauvres enfants, nous ne pouvons pourtant pas en interdire l’entrée à ses propriétaires ? – Moi, j’irai quand même ! déclara Bobby. – Et, moi aussi, j’irai ! dit comme un écho la petite voix de Josèphe. M. Camélieu l’enleva entre ses bras : – On enverra alors les gendarmes pour te prendre, Josie. – J’ai pas peur des gendarmes ! J’ai peur de rien ! – Excepté des chiffonniers, hein ! ma belle ! lança Tug. Josèphe prit un air confus et fit une petite moue en détournant la tête. – Ça doit être des gens désagréables pour venir nous déranger comme ça, fit observer Michelle. Qu’est-ce que te dit ton nez à leur sujet, Tug ? – Il ne me dit rien pour le moment, ma chère. S’il m’indique quelque chose, je te ferai part de mes observations. Bobby, emmenant Jean à l’écart, lui chuchota à l’oreille : – Dis donc, si on leur mettait dans le parc des bêtes très méchantes ? Ils auraient peur et s’en iraient bien vite. – Oui, mais quelles bêtes ? – Des serpents avec des lunettes, comme ceux qui étaient sur l’image que Marion m’a montrée l’autre jour. Et puis, des lions et des gros singes... – Où iras-tu chercher tout ça, gros nigaud ? Si seulement j’avais quelques belles paires de rats qui leur détaleraient dans les jambes ! Ah ! notre parc ! Quel malheur ! Tug, le front plissé, tournait autour d’un sycomore, dans une attitude à la Napoléon. Michelle le regardait avec curiosité. Bientôt, elle n’y tint plus et s’approcha de lui. – À quoi penses-tu ? demanda-t-elle. Il s’arrêta, lui saisit le bras et, mystérieusement, chuchota : – C’est elle qui nous amène cet ennui. – Qui ça, elle ? – Eh ! la cousine russe ! Elle a le mauvais œil. – Tug, tu es fou ! – Les fous sont souvent les plus sages, Michon. En tout cas, j’ouvre l’œil, moi, et le bon !
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