III
L’oreille de PascalBonne-maman ramenait, en effet, sa petite-fille. Elle avait été fort surprise, écrivait-elle à Mme Arzen, de trouver une jeune fille très bien élevée, douce et charmante, très affectueuse, n’aspirant qu’à la vie tranquille de la famille. Moussia avait vécu jusqu’à l’âge de seize ans chez une tante de sa mère qui possédait, dans le gouvernement de Kiev, une petite propriété qu’elle faisait valoir elle-même. Puis M. Gustave Arzen qui, jusque-là, ne s’était jamais soucié de sa fille, s’avisa de la faire venir à Paris et la mit dans une bonne pension, d’où elle ne devait sortir que pour passer les vacances près de sa tante.
Mais cette tante était morte quelque temps auparavant ; Moussia n’avait que peu de fortune et, d’ailleurs, elle était trop jeune pour vivre seule. L’aïeule lui avait dit aussitôt :
– Veux-tu venir avec nous ? Tu trouveras là-bas une famille qui te chérira bien vite.
Moussia s’était jetée en pleurant dans les bras de bonne-maman.
– Si je le veux ! Oh ! grand-mère, quel bonheur plus grand pourrait échoir à une orpheline comme moi !
La nouvelle avait été accueillie avec plaisir par toute la famille Arzen – à l’exception de Tugdual. Chacun s’apprêtait à recevoir de son mieux la pauvre enfant jusqu’ici privée des joies du foyer. Une chambre lui avait été préparée près de celle d’Armelle et la jeune fille, au matin du jour où devaient arriver les voyageurs, l’orna de fleurs avec le goût exquis qu’elle apportait à tout ce qu’elle faisait.
À sept heures, les garçons étant rentrés du collège et Marion de sa pension, tous s’acheminèrent vers la gare. Sur le quai, M. Le Doullec, le chef de gare, salua Mme Arzen et Armelle et répondit complaisamment aux questions de Jean que tout intéressait, tandis que Tug, les mains croisées derrière le dos, se promenait d’un pas saccadé, suivi de Josèphe qui trottinait en tirant sur la laisse son petit Kif-kif.
– Le train ! cria tout à coup Jean.
En effet, un panache de fumée apparaissait. Au tournant de la voie, la locomotive se montra, puis la suite des voitures. À la portière de l’une d’elles, quelqu’un était penché et agitait un mouchoir.
– C’est bonne-maman ! cria Josèphe en trépignant de joie.
– Bonjour, bonne-maman !
Arrivé à quai, le train stoppa en grinçant. Les enfants se précipitèrent vers une portière qui s’ouvrait et tombèrent dans les bras de M. Arzen.
– Bonjour, mes chéris ! Bonjour, Hélène. Tout va bien, ici ?
– Très bien, Robert. Vous n’êtes pas trop fatiguée, maman ?
À la portière apparaissait bonne-maman, un peu pâle, mais souriant à sa belle-fille et à ses petits-enfants.
– Non, pas trop, ma chère Hélène, et heureuse encore, dans ma tristesse, de ramener ma petite-fille.
M. Arzen enleva presque entre ses bras sa mère – il était grand et fort, elle toute menue – et on vit apparaître au seuil du compartiment une jeune fille de petite taille, enveloppée de crêpes. Elle sauta légèrement à terre, sans attendre l’aide de personne, et, relevant son voile, s’élança vers Mme Arzen.
– Ma tante Hélène, n’est-ce pas ? dit-elle d’une voix douce.
– Oui, chère enfant, votre tante qui veut que vous vous considériez comme une de ses filles, répondit Mme Arzen en lui ouvrant les bras.
Moussia s’y laissa tomber et ses lèvres se posèrent sur la joue de sa tante.
– Bonne-maman me l’a dit... Oh ! que vous êtes bonne et que je vais vous aimer !
Des larmes remplissaient ses yeux, d’un bleu pâle et changeant. C’était une petite créature toute mince, avec un visage qui n’était ni laid ni joli. Sa physionomie avait une expression de douceur et de tristesse très attendrissante qui prit aussitôt le cœur d’Armelle et de Marion, avec lesquelles l’arrivante échangea de chauds baisers. Jean se laissa volontiers embrasser, puis Tug, correct et froid, puis Josèphe, que Moussia déclara « une délicieuse enfant » et, enfin, Pascal.
– Pauvre chéri ! murmura la douce voix un peu chantante, tandis que Moussia se penchait pour poser ses lèvres sur le front du petit garçon.
Pascal eut alors une sorte de mouvement de recul, en écartant un peu son visage.
– Vous ne voulez pas que je vous embrasse, mignon ? demanda la jeune fille.
– Eh bien ! Pascal, que te prend-il ? dit Mme Arzen avec surprise, car le petit aveugle n’était pas coutumier de caprices.
L’enfant se laissa embrasser d’un air contraint. Du coin de l’œil, Tugdual n’avait rien perdu de cette petite scène. Quand toute la famille sortit de la gare pour revenir vers le logis, il prit la main de son frère et le retint un peu en arrière.
– Elle est gentille, la cousine, dit-il négligemment.
– Non, je ne l’aime pas, déclara nettement Pascal.
– Comment, tout de suite, comme ça ?
– Oui, parce que sa voix ment... Tu sais, comme celle de Mme Gradu quand elle fait des compliments aux gens pour dire du mal d’eux après.
– Tiens, tiens ! marmotta Tug entre ses dents.
En arrivant au logis, on se réunit vite autour de la table pour faire honneur au dîner préparé par Jeanne-Marie qui y avait mis tous ses soins. Comme l’avait dit bonne-maman, Moussia semblait tout à fait bien élevée. Elle causa peu, mais avec tact et intelligence et, plusieurs fois, exprima avec une émotion touchante sa reconnaissance.
Bonne-maman et elle, fatiguées toutes deux, se retirèrent aussitôt après le dîner. Armelle alla lui montrer sa chambre et reçut deux tendres baisers en remerciements de ses fleurs. Quand l’aînée vint au salon retrouver sa mère, Marion et ses frères, elle joignit sa voix au jugement favorable qui s’exprimait sur la nouvelle venue. Seuls, Tugdual et Pascal restaient silencieux.
L’aîné, assis dans un coin du salon, semblait plongé dans de profondes méditations.
– Eh bien ! Tug, tu dors ? demanda Armelle.
– Non, ma chère, je songe.
– À quoi donc ?
– À quelque chose de très sérieux, mais que tu n’as pas besoin de savoir pour le moment.
– Garde ton secret, mon ami, je ne suis pas pressée de le connaître. Dis-nous plutôt ton impression sur notre nouvelle cousine.
– Me plaît pas, répondit laconiquement Tug.
Une exclamation d’étonnement accueillit cette déclaration péremptoire.
– Par exemple ! Elle est pourtant bien gentille !
– Tu te fais trop promptement une opinion sur les gens, Tug, ajouta Mme Arzen. C’est un de tes défauts, comme je te l’ai dit souvent.
– Oui, maman, je le sais. Mais avouez que je tombe souvent juste.
– Quelle présomption ! s’écria Marion d’un ton moqueur. Mais, cette fois, tu en seras pour ton faux jugement, car je suis certaine que Moussia est une charmante créature.
Tug se leva et, d’un geste majestueux, il étendit la main.
– Je le souhaite de toute mon âme ! dit-il avec emphase. Et si, dans un an, je reconnais que je me suis trompé, je promets de faire amende honorable.
– En attendant, tu tâcheras de ne pas lui laisser voir la prévention que tu as contre elle, dit Mme Arzen d’un ton sévère. Cette jeune fille est ta cousine, c’est une orpheline qui n’a jamais été bien heureuse ; elle doit trouver ici, de la part de tous, une large et affectueuse hospitalité. Tu me comprends, Tug ?
– Oui, maman, très bien, et je ferai mon possible pour vous procurer satisfaction... D’autant mieux que je ne tiens pas du tout à ce qu’elle se méfie de moi, acheva-t-il à part lui.
Le lendemain matin, comme Tugdual sortait pour se rendre au collège, il aperçut, derrière la grille de la maison Dornoy, la tête ébouriffée de Michelle.
– Eh bien ! Tug, ta cousine ? interrogea-t-elle en baissant la voix.
– Il paraît qu’elle est charmante, répondit-il gravement.
– Comment, il paraît ? Tu ne l’as pas vue ?
– Si.
– Eh bien ! alors ?
– Il paraît que je ne dois pas avoir encore d’opinion à son sujet, répliqua-t-il, de plus en plus grave.
Michelle le regarda d’un air ébahi, puis éclata de rire.
– Qu’est-ce que tu as à faire une tête si solennelle, Tug ?
Jean, qui sortait de la maison, accourut à ce moment.
– Elle est très gentille, la cousine, tu sais, Michon, dit-il.
Tug se redressa dans un beau mouvement d’indignation.
– Je te prends à témoin, Michon, si ce n’est pas là aussi un jugement trop prompt ! Mais non, il est permis de dire dès le premier moment qu’elle est gentille, charmante, délicieuse, etc., tandis que ce pauvre Tug est morigéné parce qu’il déclare en toute conscience qu’elle ne lui plaît pas. Ô justice, tu n’es pas de ce monde !
Et, très digne, maître Tug tourna le dos et s’éloigna, suivi par Jean qui riait comme un fou, et laissant Michelle un peu ahurie, le nez appuyé à la grille.
« Mais qu’est-ce qu’il a ? pensait la petite fille. C’est l’arrivée de sa cousine qui lui tourne la tête comme ça ? »
Une fenêtre s’ouvrit au premier étage, une voix sèche appela :
– Michelle, où es-tu ?
– Me voilà, ma tante !
En un bond, la fillette était au pied du perron. Là-haut, Mlle Lazarine penchait sa tête maigre, coiffée de bandeaux noirs et luisants.
– Que faisais-tu là ? Tu étais à la grille avec ces cheveux en désordre ? C’est honteux ! Monte immédiatement, coiffe-toi et va chercher Bobby qui court dans le jardin. Nous irons jusqu’au moulin Brahon chercher des œufs.
Michelle étouffa un soupir. Les promenades avec tante Lazarine n’étaient pas un plaisir, car il fallait marcher tranquillement à son côté, sans se permettre d’écarts à droite ou à gauche, presque sans parler, Mlle Lazarine estimant que causer avec les enfants compromettait sa dignité... Tug appelait cela « la promenade régimentaire ». Et encore, les soldats, eux, avaient tambours et clairons pour les entraîner !
Elle alla s’habiller et descendit dans la salle où Mlle Lazarine passa une minutieuse inspection de sa toilette. Après quoi, maître Bobby ayant subi une pareille formalité, tous trois prirent la route du moulin, situé à trois kilomètres de là, en pleine campagne. La route était charmante, le soleil très doux. Tout en marchant, Michelle
« Si au moins, Tug était là ! Comme il semblait drôle, ce matin ! ».
Et elle songeait à cette cousine Moussia, en se disant qu’elle avait hâte de la connaître.