II
Je l’élevai sans trop de peines et sans alertes. Une constitution robuste, un formidable appétit, un ardent désir de vivre, de se dépêcher de vivre, de se dépenser à vivre, hâtèrent son développement, qui fut rapide. Dingo poussa, d’un jet vigoureux, comme un sauvageon d’églantier.
Depuis le jour où, un peu dégoûté de lui et ne sachant par quel bout le prendre, je l’avais retiré de sa boîte, mon sentiment sur l’esthétique des petites bêtes avait bien changé.
L’enfance de l’animal est un délice, un perpétuel enchantement. Plus encore que sa fraîcheur adorable de matin, ce sont les disproportions de ses formes et leur apparent désaccord, « ses fautes de dessin », dirait l’École des Beaux-Arts, son aspect radieusement caricatural qui me ravissent et qui rendent si émouvants, pour moi, barbare, cette fleur d’esquisse, ce prestige tout neuf d’une chose qui commence. D’autre part, les petits animaux n’apportent pas dans la maison une insupportable tyrannie, ni dans les cœurs le désarroi des transes quotidiennes. Ils sont de tout repos, discrets, joyeux, bien portants, respectent nos méditations, notre travail, notre sommeil, ne crient jamais, ne réclament jamais rien, ni qu’on les berce, ni qu’on les baigne, ni qu’on les fouette, ni qu’on demeure, des nuits et des jours, fiévreusement penché sur leur niche. Et ils n’accueillent pas nos soins, nos caresses, nos anxiétés qu’avec des grimaces. Oh ! ces douloureuses grimaces, qui font d’un enfant que l’homme a conçu dans l’inquiétude, la maladie, la misère ou la haine, une sorte de minuscule vieillard, rabougri et hargneux !
Exquis et cocasse à regarder, parce qu’encore disproportionné dans ses formes, – j’y insiste, – gauche dans ses membres avec gentillesse, si spirituellement « mal dessiné », dessiné comme une petite image de pierre, au portail d’une église gothique, Dingo avait toujours la tête beaucoup trop grosse, beaucoup trop lourde, pour cette raison, je pense, que c’est à la tête, qui ensuite les répartit avec justice, qu’affluent toutes les énergies nerveuses et sanguines d’un corps. Il l’avait si grosse qu’il semblait gêné par elle, uniquement gouverné par elle, incliné par elle, comme par un poids étranger, vers le sol. Il l’avait si lourde, que parfois s’aidant de ses pattes malhabiles, il cherchait à se l’arracher et à la poser par terre, pour ensuite courir plus librement. Savait-il que des saints renommés en avaient usé de la sorte avec la leur ?
Malgré cette préoccupation hagiographique, sa physionomie commençait à se dégager des hésitations, des incohérences de l’ébauche initiale, à prendre un caractère que je ne pourrais pas bien définir d’un mot, qui était, qui allait être plutôt de la gravité, de la gaîté, de la malice, une sorte d’effronterie bizarre et gracieuse… Quoi encore ?… De la cruauté, peut-être ?… Peut-être de la bonté ?… Enfin quelque chose d’impétueux et de calme à la fois, quelque chose de comique et de noble, de candide et de rusé… je ne sais trop… ce que vous voudrez, après tout.
N’ayant pas encore assez de muscles, il avait les nœuds des articulations trop saillants, la peau mal tendue sur l’ossature, ici plissée, lâche et flottante, là trop ajustée, trop étroite, comme si elle n’eût pas été taillée pour lui et qu’on l’eût achetée dans un magasin de confections, au petit bonheur. Il avait les pattes trop fortes, pareilles à celles des jeunes lions ; les oreilles trop molles, trop ouvertes, intérieurement bourrées de peluches protectrices et passagères qui, à chaque pointe, s’ébouriffaient en aigrettes, comme chez les guépards. Sa queue était ridicule, une queue de rat filiforme et vermiculaire. Mais on y sentait sourdre, tout au long, un foisonnement de poils, légers comme un duvet, fins comme le gazon qui sort de terre, et elle promettait bientôt de devenir un magnifique objet. Aucun doute que, sous le nez, le menton, au bas du poitrail, il ne lui vînt de la barbe, comme à un vieux sculpteur. Sa démarche restait toujours vacillante, désunie. Il s’irritait de glisser comme un rustre sur les parquets cirés, de butter au moindre obstacle, à la moindre inégalité du terrain. Et il zigzaguait en courant, tel un gamin qui aurait trop bu. Mais quel délicieux gamin, ingénu, effronté, cordial, roublard, n’ayant peur de rien et de personne… Et si drôle.
Je m’étonnai que vis-à-vis de moi, vis-à-vis des familiers de la maison, il ne gardât rien de la méfiance farouche qu’ont toujours les bêtes sauvages – et comme elles ont raison ! – au contact des humains. Quant aux passants, il se tenait fermement à leur égard sur le pied, sur les quatre pieds, d’une réserve prudente et soupçonneuse. Non qu’il redoutât les hommes, ah ! parbleu non ! Nous avons vu déjà qu’il n’en pensait rien de bon.
Dingo en était alors, si je puis ainsi dire, à cette période éruptive, à ce moment critique du bourgeonnement, où sous la peau de l’animal comme sous l’écorce du jeune arbre, les afflux de sève fermentent, bouillonnent, se concrètent en bosses, en plis et vont jaillir de partout en germes éclatés. Avec un intérêt passionné, je surveillais les moindres incidents de sa croissance, de même qu’au printemps on surveille à la pointe des tiges les efflorescences d’une plante, pour épier ce qui va naître d’elle. Sans jamais m’en lasser, je m’amusais à sa gaîté désordonnée qui pouvait paraître souvent de la folie, mais que dominait, que dirigeait une raison d’être supérieure, inconnue de lui, raison d’équilibre physiologique, d’ajustage mécanique, de canalisation vasculaire, d’endurance. J’applaudissais à sa joie de destruction, si touchante, à sa férocité dans le déchirement, si naïve, par quoi, à son insu, s’entraînaient dans le sens de sa destinée les forces naissantes, encore mal distribuées, de ses organes.
C’est ainsi qu’il réglait par ses divers jeux, qu’il mettait au point, mécanicien inconscient, la puissance d’étreinte de sa mâchoire, le fonctionnement musculaire de ses épaules, de son encolure, la souplesse de ses jarrets et de ses reins, en déchiquetant, avec des grondements déjà terribles, le cuir des chaussures, en rongeant le pied des fauteuils, des lits, des tables, les bas de portes, avec un acharnement de fauve affamé, en emportant dans sa gueule, comme de pesantes dépouilles conquises à la bataille, tout ce qu’il pouvait atteindre de fourrures, de vêtements de laine, de chapeaux emplumés, de gants, de brosses de crin, de peignes d’écaille, de bibelots d’ivoire, de corne et d’os, où son flair retrouvait à travers l’espace et à travers le temps, avec l’odeur originelle, l’originelle haine des bêtes, des parcelles de bêtes, que ces choses avaient été jadis. Et je jouissais infiniment, comme devant l’un des plus impressionnants spectacles de la nature, à suivre les progrès de ce lent et sûr travail, les épisodes de ce drame grandiose et obscur, où pourtant j’apercevais, clairement défini, le but vital pour lequel les gestes, les mouvements, les ruées soudaines de l’instinct et leurs nécessaires violences acquéraient, pour la défense et pour l’attaque, une force, une élasticité, une grâce aussi et une précision de jour en jour plus marquées. Il avait l’air de jouer au méchant tigre, de même qu’un enfant, dont la conscience s’éveille, commence à jouer, tout naturellement, au soldat ou au brigand.
Dès qu’il fut davantage en possession de soi-même et maître à peu près de ses organes, Dingo m’émerveilla par une faculté prodigieuse et comique d’adaptation au milieu nouveau où l’avait transplanté l’ingéniosité de notre ami, sir Edward Herpett.
Bien qu’il ne connût absolument rien de la civilisation européenne ni d’aucune autre civilisation, il en accepta immédiatement les douceurs et même il les revendiqua bruyamment, avec une âpre autorité.
Sans qu’il y eût été encouragé par mes conseils et par de préalables conférences sur l’esthétique de la décoration et du mobilier, il choisissait, pour s’étendre, dormir, s’y caresser, les soies les plus douces, les plus molles velours et les plus harmonieux tapis. Ce sauvage enfant de la brousse avait une préférence obstinée pour les bergères, pour les chaises-longues Louis XVI et leurs coussins gonflés de duvet. À s’y enfoncer, il montrait une volupté en quelque sorte provocante. En revanche, il détestait l’Empire, non par esprit de parti, je suppose, – heureusement son adaptation n’alla pas jusqu’à l’opinion politique, – mais comme dénué de confortable, et par trop voyant. Il avait particulièrement horreur du rouge vif et du vert cru. Cela devint si évident, si persistant que je n’hésitai pas à me débarrasser – j’en demande pardon à M. Frédéric Masson – d’un canapé Empire, ayant, comme il convient, appartenu sinon à Napoléon, du moins à quelqu’un de ses frères, de ses femmes, de ses maréchaux ou de ses cuisiniers, et à propos de quoi la mauvaise humeur de Dingo avait fini par me gagner.
Un jour que la querelle avait été plus vive qu’à l’ordinaire, je me dis :
– Dingo a raison. Ce vert acide qui pique les yeux, ces lignes rigides de lit de camp, ce dossier droit qui brise les reins et endolorit les omoplates, cette impersonnalité bureaucratique, cette raideur disciplinaire de salle de police, décidément, ça n’est pas beau. Et que le diable emporte aussi ces accumulations de bronzes ridicules, ces palmes, ces lyres, ces lions, ces torches et tous ces emblèmes de comice agricole, où nous accrochons, Dingo, son poil encore tendre, moi, mes vieux fonds de pantalon. Je vais m’en défaire.
Je le vendis en effet à un ministre radical-socialiste, qui adorait l’Empire, je veux dire le style Empire, et « seulement, rectifiait cet homme d’État, dans l’ameublement, diable » !
Dingo fut ravi. Il s’empressa de manifester sa satisfaction en dévorant une sorte de grand divan en belle peau de cochon, confortablement capitonné, par quoi j’avais aussitôt remplacé le canapé qu’il détestait. Il en eut une telle indigestion et fut si malade que je pensai le perdre.
Il avait, en toutes choses, des idées exclusivement réalistes. Contrairement aux défunts poètes symbolistes qui, par une ironie vengeresse du sort, sont devenus académiciens, bookmakers, critiques de théâtre, placiers d’automobiles, réparateurs de porcelaines, il se refusait avec la plus belle énergie à vivre, dans un « chenil d’ivoire », d’abstractions prosodiques et – autant que cela fût possible à un chien – d’idéales chevauchées avec des crémières neurasthéniques, d’immatérielles amours avec des fruitières de rêve. Non… Il était très fermement résolu à n’exiger de la vie que ce qu’à un chien d’esprit sain, de forte santé, ennemi des théories préconçues, elle peut apporter de jouissances moins raffinées sans doute, vulgaires, grossières à coup sûr, mais tangibles et certaines. Aussi repoussait-il, comme illogique et stérile, la conception de l’art pour l’art, condamnée d’ailleurs avant lui par les meilleurs esprits. Il ne séparait pas le bien-être de la beauté. Il entendait que le beau fût utile et que l’utile fût beau. Et, pour lui, la beauté des choses, c’était leur comestibilité. Par exemple, il ne lui suffisait pas qu’un tapis persan fût reconnu par d’infaillibles experts pour de la belle époque d’Aubusson. Il fallait en plus qu’il le jugeât assez bien conservé, assez riche en haute laine, pour qu’il prît plaisir à se coucher dessus ; il fallait surtout qu’il pût en avaler, facilement, la matière précieuse, si telle était son humeur du moment.
Comprenez-moi, je vous prie.
Jamais Dingo ne me fit, ne fit à personne de confidences intellectuelles sur la formation de ses idées et le développement de sa vie morale. Vous me direz qu’il était bien trop jeune. Ce n’est pas une raison. Il n’y a que les jeunes gamins pour cultiver ce genre de divertissement morose, et ils finissent toujours par se noyer dans le biberon sans fond de leur âme. Dingo était bien trop avisé pour cela. Je ne voudrais donc pas affirmer que ce furent réellement là ses pensées profondes, ses pensées de derrière la tête. Je ne voudrais pas non plus calomnier son bon goût, au point de prétendre qu’il employât couramment, dans la conversation, ce fatigant, cet éternel vocable : la beauté, si inlassablement galvaudé par les collégiens, les architectes et les femmes de lettres, dans leurs banquets de corps, et qui ne signifie rien… rien du tout. C’est moi seul, je le confesse, qui, par une sotte et orgueilleuse manie d’anthropomorphisme – non dans une intention d’imposture – me plais à tirer des actes d’un chien ce commentaire humain, dans l’impuissance où je suis à en concevoir un autre, honnêtement canin. Je dois aussi à Dingo cette justice – et je m’empresse de la lui rendre – que s’il eut jamais ces idées et s’il employa ce malencontreux vocable, ce fut toujours avec une parfaite ingénuité. Car, tout en lui, me démontre qu’il ne haïssait rien tant que le pédantisme des psychologues, des sociologues, des idéologues littéraires, non moins que la prétentieuse absconsité chère aux critiques d’art.
D’ailleurs, comme vous le verrez, par la suite, il me donna de bien autres sujets d’étonnement.
Sur la nourriture, il était inflexible et – qu’on me pardonne ce mot qui, appliqué à un chien pourra paraître bien irrespectueux pour la Royauté, pour l’Empire, pour la République et pour tous les systèmes de gouvernement qui en dérivent – traditionaliste. Oui, Dingo était traditionaliste – en cuisine, du moins. Il n’admettait aucune synthèse, aucune chimie alimentaire. Avec dégoût, avec indignation même, il repoussait tout lait qui ne fût pas très pur, à qui manquât ce que mon pharmacien appelait son « coefficient de buthyrification », toute soupe qui n’eût pas été confectionnée, selon les règles, hélas perdues, de la plus parfaite cuisine française d’autrefois. Quant à ces biscuits modern-style, composés, sous prétexte d’hygiène et de commodité domestiques, d’on ne sait quelles grattures toxiques, ma foi, il en riait. Bien que les observateurs prétendent que les chiens ne rient jamais, je vous assure qu’il en riait. Certes, il ne riait pas à la manière des hommes qui se tordent de rire, qui se tiennent les côtes de rire : gestes qui lui eussent été difficiles et probablement répugnants. Mais il avait un rire sévère, un peu morne, un rire immobile… le rire classique des augures et des grands comiques.