22.
Comment la misère vint au mondeIl était une fois une vieille et pauvre femme qui s’appelait Misère. Un poirier, voilà tout ce qu’elle possédait ici-bas. Et encore, l’arbre lui procurait au bout du compte bien plus de déboires que de satisfactions ; en effet, à peine les poires étaient-elles mûres que les chenapans du quartier venaient les voler.
Cela faisait des années que la situation perdurait, jusqu’au jour où un vieillard vint frapper à la porte de la vieille femme.
— Oh ! la femme, implora-t-il, j’ai une telle faim ! Donne-moi donc un bout de pain que je me le mette sous la dent !
— Vous êtes un bien pauvre bougre, fit Misère, qui, bien qu’elle fût elle-même dans le besoin, n’en concevait pas moins de la pitié pour les autres pauvres. Tenez, voilà tout ce que j’ai : une moitié de pain noir ! Mangez-la et que cela vous fasse grand bien ! Je trouverai bien quelque chose d’autre pour moi-même et mon chien.
— Puisque vous avez vraiment bon cœur, reprit le vieillard, vous pouvez faire un vœu.
— Oh ! soupira la vieille, je ne souhaite qu’une seule chose : que quiconque touche à mon poirier y reste collé jusqu’à ce que je le sorte de cette situation, car c’est dépasser les bornes, me voler comme on me vole.
— Votre vœu est exaucé ! lui répondit le vieux, et il s’en alla.
Deux jours plus tard, Misère alla voir son arbre. Et voyez donc !… Une grappe d’enfants y étaient suspendus, des jeunes filles et des mamans qui avaient essayé de sauver leurs petits, des pères de famille qui avaient voulu venir en aide à leur femme ; ainsi que des oiseaux, des chiens, et des gardes champêtres qui, pour leur part, avaient voulu emmener tout ce beau monde en prison. En voyant ce spectacle, la vieille femme ne put se retenir de rire et elle se frotta les mains de satisfaction.
Tous durent passer une année collés au poirier avant que la femme ne les libère : on pouvait parier qu’ils n’auraient plus envie de marauder !
Quelques mois s’écoulèrent lorsque quelqu’un vint frapper à la porte de la vieille femme.
— Entrez, fit cette dernière.
Et devinez qui était là ? La Faucheuse en personne !
— Ecoute-moi un peu, grand-mère, dit la Mort à Misère, j’estime que vous avez vécu assez longtemps toi et ton chien ; c’est pourquoi je viens vous chercher !
— C’est votre droit, lui répondit la vieille, je ne m’y oppose pas, mais avant de plier définitivement bagage, je vous demande de m’accorder une petite faveur ! Cet arbre, que vous voyez là, porte des poires comme vous n’en avez jamais goûté… Savoureuses comme un bon vin ! N’est-ce pas dommage de les laisser sur les branches, sans en prendre ne serait-ce qu’une ?
— Puisque tu me le demandes si gentiment, reprit la Faucheuse, qui commençait à avoir l’eau à la bouche, j’y vais de ce pas.
Pauvre Mort ! Elle tendit sa main osseuse et resta accrochée au poirier. Et aucun moyen d’en redescendre !
— Tiens ! lui dit la vieille, vous qui persécutez les hommes, vous voilà au sec !
Que se passa-t-il ensuite ? Il n’y avait plus un seul être humain pour mourir ! Vous tombiez à l’eau : vous échappiez à la noyade ! Une charrette chargée de tonneaux de bière vous passait dessus : vous ne sentiez rien ! On vous coupait la tête : vous n’en restiez pas moins en vie !
Quand la Faucheuse eut passé dix ans à sécher dans l’arbre — été comme hiver, par pluie comme par beau temps —, la vieille femme éprouva de la compassion et elle permit à la Mort de descendre, à une condition : qu’elle-même continue de vivre aussi longtemps qu’elle le souhaiterait !
La Faucheuse ayant accepté cet arrangement, les hommes recommencèrent à tomber comme des mouches ; dame Misère, pour sa part, n’a toujours pas quitté la surface de la terre et elle y restera certainement jusqu’à la fin des temps.