Chapitre 1-1

2025 Words
Chapitre 1 En chacun de nous existe un autre être que nous ne connaissons pas. Il nous parle à travers le rêve et nous fait savoir qu’il nous voit différents de ce que nous croyons être. Carl Gustav Jung 2 mai Une détonation retentit dans la nuit, suivie d’un cri déchirant. Des pas lourds grincent dans l’escalier. Les faisceaux agressifs d’une torche électrique traversent mes paupières closes. Des bras puissants m’arrachent du lit, m’emportent dans une couverture. En bas, une voix mâle éructe des ordres brefs. J’entrevois le corps d’un homme gisant sur le sol. Une tache rouge macule sa chemise blanche. Une femme pleure, tente de me retenir par les pieds mais on m’arrache à elle. Elle me crie de ne pas avoir peur, qu’elle viendra me chercher. La porte claque derrière moi et je suis assise à l’arrière d’une auto qui démarre aussitôt. Plus tard, je me retrouve pieds nus dans un vaste hall éclairé. J’ai froid. On m’entraîne vers une grande chambre puis me couche dans l’un des petits lits alignés contre le mur où dorment d’autres enfants. Je pleure en serrant dans la main un bout de chiffon bleu. — Où est maman, je veux ma maman. Une voix féminine me répond, autoritaire : — Tu la verras demain. Dors. Tu as fait un mauvais rêve. Sans plus résister, je me sens glisser dans le sommeil, comme dans un puits sans fond. ----- Le timbre strident du téléphone électrise mes tympans, me délivrant de cauchemar dans lequel je m’engluais. Je ne peux encore réagir. Cette sensation de froid ne me quitte pas. Surtout, garder les yeux fermés, me donner encore quelques instants de répit avant que mes synapses reprennent leur fonction. Cette étape m’aidera à revenir en douceur sur la berge rassurante de la conscience, tel un plongeur en apnée remontant à la surface de l’eau par paliers successifs, en respectant le processus de décompression. Ma main tâtonne vers le corps d’Alex mais il a déjà déserté le lit. Comme souvent, il a dû se lever aux aurores. Une lumière grise s’immisce à travers les rideaux. Le silence règne dans la maison. Agrippant mon carnet Moleskine sur la table de nuit, j’y annote ce nouveau rêve énigmatique. Qui sont ces personnages qui hantent mes nuits, cette femme que j’appelle maman ? Emmitouflée dans la robe de chambre d’Alex, je descends l’imposante cage d’escalier, sous l’escorte de deux massacres accrochés au mur, pauvres cerfs poussiéreux au regard hypnotique. Dans la cuisine, Gaspard, mon vieux griffon, m’accueille en remuant son moignon de queue. Déjà neuf heures. La maison se réchauffe lentement. Les notes joyeuses des variations Goldberg se mêlent au ronronnement du percolateur. Alex a boudé le petit déjeuner. Il l’aura pris au café du coin, son portable vissé sur l’oreille, devant un expresso, un œil dardé sur la page de la bourse de la presse locale. Le temps est pour lui trop précieux pour en perdre une miette. Il ne marche pas, il court ; il ne profite pas, il consomme ; il ne médite pas, il agit. Cela m’arrange d’être seule. Nos modes de vie ne sont plus synchros. Depuis quand notre couple s’est-il enlisé dans l’ennui ? Je ne saurais le dire. Mais, la passion qui nous unissait hier, croupit à présent dans la vase de notre indifférence. Je n’en cherche même plus les raisons. Peu m’importe. Les rares moments, que nous nous octroyons encore pour un repas pris sur le pouce et accorder nos agendas, nous suffisent tacitement. Je pose un regard critique sur la toile encore suintante de médium, posée sur le chevalet. J’y ai travaillé jusque tard dans la nuit. Ce matin pourtant, le résultat ne me satisfait pas. Dans ce visage d’enfant scrutant la mer, il me semble n’avoir pu capter la candeur qui, dans mon souvenir, animait son regard. Rendre l’âme du modèle est une quête à laquelle je m’astreins toujours avec passion. Au fil du temps, j’ai acquis la certitude que pour peindre avec brio, il faut être habité d’émotions. Un rayon de soleil perce timidement le ciel plombé. Une première cigarette fichée au coin des lèvres, j’ombre les paupières de l’enfant d’une nuance de terre brûlée, pour faire jaillir l’azur profond de ses pupilles. J’entre dans le tableau, je suis sur cette plage avec lui. Je sens le vent souffler dans ses cheveux blonds et l’iode imprégner mes narines. La sonnerie de mon portable trouble la félicité de l’instant. Je décroche à regret, énervée par cette intrusion. Une voix masculine inconnue, éraillée, m’interpelle : — Alma Gartzès ? — Oui. À qui ai-je l’honneur ? — Fiodor Kagan. Nous ne nous connaissons pas. Je voudrais vous passer commande pour la réalisation d’un portrait. Quand pourrions-nous nous rencontrer ? — Comment avez-vous eu mes coordonnées ? demandais-je, intriguée. — Je vous l’expliquerai lorsque nous nous verrons, si vous le voulez bien. Seriez-vous disponible aujourd’hui ? Ce matin par exemple ? Il ne me laisse pas beaucoup le choix et son ton laconique présage qu’il entend avoir gain de cause. — Quelle est votre adresse ? — 12, Mont Saint-Martin. — Très bien, Monsieur Kagan, je serai chez vous dans une heure. — Je vous attends. Il a déjà raccroché, me laissant perplexe. Je ne sais pourquoi, ce mystérieux rendez-vous attise ma curiosité et puis changer d’air me fera du bien. L’enfant au regard inachevé devra attendre. Après une douche rapide, j’enfile un pull ample sur un jeans délavé et noue mes cheveux en une lourde tresse. Avant de sortir, j’enfourne dans ma besace quelques fusains et un carnet de croquis. Dehors, il bruine à nouveau et le ciel bas revêt la Meuse d’un voile opaque. Je pédale le long du fleuve puis escalade, le cœur battant, la butte du Mont Saint-Martin. J’aime ce quartier historique fiché sur l’autre versant de la Meuse, avec ses rues pavées bordées de maisons bourgeoises empreintes du passé. Arrivée au faîte de la colline où trône la basilique grise et austère, je m’arrête enfin devant une porte cochère, ceinte de hauts murs faisant rempart aux regards indiscrets. Le portail s’ouvre automatiquement au premier coup de sonnette, dévoilant une cour intérieure et un corps de logis défraîchi. Ici, le temps semble s’être figé. J’abandonne mon vélo contre un mur et sonne à la porte. Une voix éraillée résonne dans l’interphone. — Entrez, c’est ouvert. Je vous attends au premier. Il me faut quelques secondes pour m’habituer à la pénombre du hall d’entrée à l’haleine suintante d’humidité. À gauche, sur une table à gibier, un cygne empaillé cohabite avec un petit caïman au sourire cruel, qui me fixe de ses yeux jaunes. Au fond, un escalier en colimaçon m’invite à monter. Mon hôte m’attend sur le palier, paraissant sortir tout droit d’un roman de Tolstoï, son long corps décharné juste couvert d’une robe de chambre en soie bleu nuit aux manches élimées. Il serait hasardeux de lui donner un âge malgré ses traits tirés, un teint de cire et le regard délavé empli de lassitude. Une maigre chevelure d’un blond cendré effleure ses épaules et des favoris grisonnants bordent ses joues creuses. Cette allure dépravée lui conserve pourtant une certaine noblesse. La fumée d’une cigarette se consumant le long de ses doigts diaphanes, le fait tousser. Il m’accueille d’une voix de rogomme : — Soyez la bienvenue dans mon humble demeure. — Ce n’est pas ainsi que je la qualifierais, répondis-je en guise de bonjour. Je suis sa silhouette longiligne à la démarche nonchalante jusqu’au vaste salon où un feu de bois se meurt dans l’âtre. Devant l’une des baies, un piano à queue côtoie un lit à opium. Une bibliothèque marquetée croule sous les livres aux reliures anciennes. Un samovar fume sur la table basse, parmi des statuettes en bronze et des bâtons d’encens exhalant leur lourde senteur. Il m’invite à m’asseoir et me propose du thé. Tandis qu’il fait le service en gestes maladroits, je me décide à le questionner. — Puis-je vous demander comment vous avez eu mes coordonnées ? — Par mon notaire qui connaît votre mari. — C’est votre portrait que vous me proposez de réaliser ? Sans répondre, il me tend avec recueillement un cadre d’argent. Sur la photo sépia, une jeune femme d’une rare beauté, vêtue d’une robe d’organdi, le menton posé dans la paume de sa main, scrute l’objectif d’un regard condescendant où se mêle une pointe de mélancolie. Malgré sa chevelure noire retenue par un chignon ondulant sur la nuque et ses yeux sombres, je lui trouve une certaine ressemblance avec mon hôte. — Elle est belle. C’est un membre de votre famille ? — Une lointaine aïeule. Je voudrais que vous me fassiez son portrait, mais en grandeur nature. — Habituellement, je travaille d’après le modèle réel. Je ne suis pas sûre de pouvoir le réaliser selon votre souvenir, à l’aide d’une simple photo. La ressemblance n’est pas garantie dans ce cas. — Je ne doute pas que vous réussirez. Mais il faudra nous voir souvent. D’ailleurs, j’ai une requête à formuler : je voudrais que vous le réalisiez ici. Cela me facilitera la tâche pour vous guider et je n’aime pas me déplacer. Vous aurez carte blanche pour vos horaires et je vous dérangerai le moins possible. Évidemment, votre prix sera le mien. — Vous me prenez au dépourvu. Laissez-moi y réfléchir. — Comme vous voudrez. Il regarde ailleurs, déjà désintéressé et s'enferme dans le mutisme. Sa main pianote nerveusement sur le dossier du canapé. Cette attitude cavalière me désarçonne et m’agace. Me sentant intruse, je décide de lever la séance. — Bon, je vais vous laisser. Je vous donnerai réponse rapidement. Il paraît soulagé, me remet sa carte de visite, se lève et me tend la main. Visiblement, son intention n'est pas de me raccompagner. Je redescends à tâtons dans l’obscurité et retrouve l’air moite de la cour. Lorsque le portail se referme derrière moi, l’animation de la rue me ramène sans transition à la vie moderne. Tandis que je descends la colline à vive allure sous une pluie drue de printemps, je me sens encore empreinte de l’étrangeté de cette visite. De retour à la maison, ma décision est prise. Je ferai ce portrait et en accepte les conditions. Ce mystérieux client m’intrigue et le modèle m’inspire. Le bip de mon portable résonne dans mon sac. Un SMS d’Alex me signale la venue de sa mère pour déjeuner. Bien sûr, il se gardera bien d’être présent. Il m’incombe donc de recevoir cette belle-mère au charme aussi plat qu’un trottoir de rue, personnifiant l’hypocrisie et la malveillance sous un parangon de vertu. Je voue une indifférence totale face à la haine qu’elle me porte pour lui avoir ravi son fils unique. De plus, elle ne peut me pardonner de ne pas lui avoir donné l’héritier tant attendu pour assurer la lignée de son « illustre famille ». Ne l’ai-je pas entendue un soir parler de moi avec son fils chéri, en me traitant de « ventre mort » ? Alex n’avait pas cru bon de réagir et j’ai ressenti cette approbation tacite comme une trahison. Il est midi. Edwige, ne va plus tarder. Elle est la ponctualité même. En effet, trois brefs coups de sonnette annoncent l’impatience qui l’anime déjà. Gaspard a senti sa présence et va se terrer au fond du jardin. Lui non plus ne semble pas l’apprécier. Je la laisse poireauter dehors quelques instants pour me préparer mentalement à l’affrontement. Elle trône, hautaine, dans l’encadrement de la porte. Malgré la bourrasque qui sévit dehors, pas un cheveu ne dépasse de son chignon argenté. En guise de bonjour, ses doigts nerveux aux ongles manucurés, me pincent les phalanges, telles les serres d’un aigle se refermant sur sa proie. Je ne garde pas le souvenir que nous nous soyons jamais embrassées. Son tailleur sobre à la coupe parfaite peaufine cette apparence austère, qu’elle met tant de soin à afficher. — Bonjour, Edwige, lui dis-je d’un ton faussement enjoué, feignant d’oublier qu’elle déteste son prénom, se faisant appeler « Madie » par ses proches. Elle n’est pas en reste de mesquinerie, puisqu’elle réussit l’exploit de ne jamais me nommer et garde un vouvoiement protocolaire. — Il fait un froid de canard aujourd’hui. Il est impossible de se garer dans le quartier. Pour un peu, j’arrivais en retard. Elle me précède d’autorité jusqu’au salon. Cette maison était la sienne avant notre mariage et il lui plaît de me le rappeler à chaque visite, à sa façon de détailler les lieux, cherchant la faille qu’elle ne met jamais longtemps à déceler. Aujourd’hui, ce sera le désordre régnant et mon dernier tableau à peine accroché, qu’elle fixe d’un œil réprobateur. — Auriez-vous été cambriolés ? Un chat ne retrouverait pas ses petits dans ce capharnaüm. — Alex avait oublié de me signaler votre visite et je rentre à l’instant. Allons dans la cuisine, il y fait plus chaud. Je vous sers un porto, comme d’habitude ? Ce rituel d’échanges au vitriol m’épuise déjà, mais je ne peux m’empêcher de jouer mon rôle de bru indigne. Elle déteste que je tronque le prénom de son cher fils et le « comme d’habitude » sous-entend que j’ai mis à nu son penchant pour l’alcool. Ignorant son regard méprisant, je sors du frigo un tian préparé la veille et un reste de rosbif froid. Elle devra s’en contenter. Un silence pesant s’installe. Laissant Edwige recenser mentalement la liste exhaustive de ses rancœurs à mon encontre, je repense à cette matinée peu banale.
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