Chapitre II : Retour de James Malhon
Extrait : « … Je ferai tout pour mes enfants, par contre mon mari est une erreur que je ne referai pas. »
Peter et Tommy avaient effectivement repris l’école lorsque James revint. Sur le pas de la porte, il embrassa sa femme, puis la suivit, tandis qu’elle lui faisait visiter la maison. Elle épia ses réactions, mais à son habitude, il demeura hermétique et elle en fut pour ses frais.
Une fois retournés dans le salon, James s’enquit de Tommy. Caitline savait qu’il ne parlerait pas de Peter. Entre eux, un mur infranchissable s’était dressé au fur et à mesure de ces six années. S’il n’y avait eu Tommy, la jeune femme aurait très certainement déjà quitté son mari, en amenant Peter avec elle. Seulement Tommy était né dès le début de leur mariage et Caitline n’avait pas voulu créer de bouleversement. Et si James la jaugeait toujours d’un regard appréciateur, après ces années communes, elle avait davantage le sentiment d’être une figurine à ses yeux plutôt qu’un être humain. Sorte de petite poupée dansante dans sa boite à musique. La jolie ballerine en tutu blanc s’exposant aux regards pour le plaisir des yeux et des oreilles, tournant et tournant au sein de son coffret de bois de noyer réalisé par un ébéniste talentueux.
À cet instant, il l’étudiait presque machinalement, du moins, ce fut l’impression qu’il lui donna avant qu’il ne convienne d’une voix qui frisait la condescendance :
– Caitline, tu as fait un bon choix. Cette maison est suffisamment grande pour que nous recevions ainsi que je l’entends. Cependant, le notaire que j’ai contacté pour juger de ta sélection, m’a fait part d’étranges informations sur les environs. As-tu eu connaissance de la sale affaire qui s’étale dans les journaux du matin ?
– Tu sais combien je me moque des nouvelles, James. Qu’as-tu entendu ?
– On parle d’un tueur dans un secteur proche. Hier encore… Un collègue y faisait allusion.
– Ton information date de plus d’une semaine.
– Non. Il y a eu un autre meurtre…
Caitline pâlit. Elle songeait aux enfants.
Heureusement, leur école n’était pas située dans la zone concernée. Elle avait choisi le quartier pour le centre privé, édifié en périphérie. Un bon centre, renommé pour sa discipline et la qualité des cours qui y étaient enseignés. Elle ne nourrissait aucune inquiétude le concernant. Cependant, James ayant fait son effet passa à un autre sujet : son voyage et les difficultés inhérentes qui y étaient rattachées. Comme toujours, il en disait assez pour l’intriguer, mais pas assez pour qu’elle comprenne bien les enjeux de son activité. Elle ressortait de ces conversations avec la même sempiternelle frustration qu’elle détestait. Enfin, les yeux de son mari se plissèrent sur elle qui devina immédiatement ce qui allait s’ensuivre.
– Passons dans la chambre, Caitline.
Mal à l’aise, la jeune femme voulut protester, mais il ne lui en laissa pas l’occasion.
– Suis-moi ! assena-t-il.
Si elle refusait, James pouvait devenir v*****t. Caitline préférait ne pas se l’aliéner dès son arrivée. Elle ne pouvait décemment se défiler, alors qu’il revenait tout juste de son voyage d’affaires.
Dans la chambre, il la culbuta sur le lit, brusquement, la dévêtit sommairement avant de se jeter sur elle, brutal et sans égard. La jeune femme endura ses attouchements et sa pénétration rapide, puis quand il se fut rassasié de son corps, comme si celui-ci n’était qu’un gadget qu’il lui concédait, il s’en retira et quitta la chambre. Ce ne fut qu’après de longues minutes, repliée sur elle-même, qu’elle parvint à se relever pour prendre une douche et se rhabiller. Quand aurait-elle la force de ne plus lui céder et de divorcer ?
Bientôt la porte de l’entrée claquait en bas, et Caitline soupira. James était parti. Sans doute se rendait-il à son cabinet du centre-ville. Heureusement, les enfants n’avaient pas été là au retour de leur père.
Peter n’aurait pas desserré les lèvres, amenant sur lui la colère de James, tandis que Tommy aurait dû subir l’étreinte revêche de son père. Comme chaque fois, leur garçon aurait tenté de se débattre pour esquiver les retrouvailles. James aurait tempêté et s’en serait finalement pris à elle, en lui reprochant son mode d’éducation. Les évènements de leur existence se déroulaient invariablement sur le même schéma. Immuabilité qui déroutait chaque fois la jeune femme.
Cette dernière profita de sa solitude pour grimper dans les combles par l’étroit escalier de meunier partant du couloir distribuant les chambres de l’étage. Elle se sentait bien dans cet espace clos et relativement isolé du reste de la maison. Un imposant bureau occupait une bonne place dans la vaste pièce aux murs enduits d’une patine à la chaux et au sol recouvert d’une épaisse moquette vert d’eau. Il y avait une fenêtre assez grande et octogonale, très pittoresque dans un tel lieu. Les branches du cèdre centenaire montaient jusqu’ici pour dissimuler la pièce à tout autre regard extérieur que celui du végétal, et Caitline aurait pu se croire suspendue dans le feuillage de l’arbre bienveillant.
La veille, elle avait installé les étagères en bois de chêne sur lesquelles elle avait rangé les livres précieux qui ne la quittaient jamais longtemps. N’écoutant déjà plus que les sons étouffés en provenance du dehors, ceux qui parvenaient à traverser les murs épais, elle positionna sa machine à écrire, une auguste Underwood achetée quelques années auparavant à une vente aux enchères, de manière qu’elle put l’utiliser aussi confortablement que possible si l’inspiration lui venait.
Elle ouvrit un cahier et entreprit de développer le plan détaillé d’un roman qu’elle avait amorcé plusieurs semaines auparavant. Sur son thème favori : le vampirisme. Son sujet de prédilection, bien que l’ésotérisme en général la fascinât tout autant. Les pouvoirs de l’esprit, le surnaturel, la spiritualité ainsi que l’existence d’au-delà fantastique aussi irréel pour la plupart des gens qu’ils lui étaient familiers, n’avaient pour elle que peu de vrais mystères.
Caitline avait le don de faire de ces sujets éculés pour certains, hors des normes pour d’autres, une réalité très probante pour ses lecteurs assidus autant que pour elle-même. « Marinenh », un nom d’auteur qu’elle avait trouvé fluide dès la première prononciation de ses syllabes. Un nom qui la représentait et qu’elle avait aimé dès qu’il lui était apparu à l’esprit, à la suite de ses premières tentatives d’écriture. Une exploration dans son folklore personnel. Il ne signifiait rien, mais pour elle, il avait tout son sens. Un mot inventé qui coulait dans la bouche. Cela lui suffisait. Elle éditait ses livres sous ce nom depuis bien avant la naissance de Tommy, et James ne s’était jamais donné la peine de s’intéresser aux créations de sa femme depuis leur mariage. C’était tout juste s’il avait marqué quelque intérêt sur le sujet lors de leurs premières rencontres. Il est vrai qu’elle-même ne faisait, de son côté, aucun effort pour l’intégrer dans son univers. L’inanité de ses premières tentatives avait-elle été l’un de ces signes qu’elle aurait dû savoir interpréter dès le départ, et qu’elle avait pourtant, repoussé dans l’ombre, aveuglée certainement par l’aplomb et le charisme que James affichait à l’époque ?
Les branches du cèdre venaient frapper par instants la singulière ouverture octogonale et chaque fois, Caitline levait le regard, fascinée par le mouvement majestueux du feuillage qui envahissait la toile de son horizon. Un autre sujet de passion pour l’écrivaine : les grands arbres tutélaires et leur puissance bénéfique. La jeune femme avait l’impression que celui-là communiquait avec elle à sa façon primitive.
Elle songea à sa nouvelle demeure au milieu de son parc boisé. Celle-ci lui plaisait énormément. Son côté vieillot et mystérieux tranchait sur l’atmosphère de leur ancien logis, plus moderne et moins chaleureux.
Ses pensées, un instant retenues à l’intérieur de la maison, s’échappèrent pour glisser vers les terres alentour. Elle devrait trouver un peu de temps pour le défrichage des haies en bordure de la propriété. À certains endroits, les ronces avaient envahi l’espace sur une bonne épaisseur le long des allées.
Elle établit mentalement la liste des outils de jardinage indispensables dont elle devrait faire l’acquisition avant le printemps, et décida qu’il serait nécessaire de faire appel à une entreprise d’élagage pour les plus gros travaux. Les herbes devaient envahir les lieux dès les premières ondées et les premiers rayons de soleil. Caitline sourit, heureuse de ce contretemps de ses pensées volatiles, puis revint à l’essentiel de sa vie.
Le temps s’écoula ensuite, sans plus de repère que la rythmique des barres à caractère, les coulées de lignes sur le papier inséré autour du cylindre de la vieille machine, et le tempo du chariot à chaque retour à la ligne.
En fin de matinée, la jeune femme descendit se préparer un encas dans la cuisine toute neuve. Elle s’éternisa devant la fenêtre donnant sur le parc derrière la maison et admira la fine couche de neige recouvrant les branches des arbres et le sol gelé. Le chat la fit sursauter quand il miaula, se pressa contre sa jambe, puis fila vers le salon. Elle finit par le suivre et remonta dans les combles sans perdre plus de temps.
Ce fut le carillon de l’entrée qui la fit abandonner son travail d’écriture et redescendre sur terre dans l’après-midi. Tommy avait toujours été ponctuel au retour de l’école et elle aimait être là pour lui préparer son goûter, converser avec lui sur le programme de sa journée et le guider dans ses devoirs. Quand Peter rentrait à son tour, elle laissait les garçons ensemble. Ils s’entendaient très bien. Il y avait une grande complicité entre eux.
James revint tard ce soir-là. Tommy dormait déjà et Peter était ressorti pour rejoindre le fils de l’un de leurs nouveaux voisins. Caitline prépara pour James un plateau de jambons crus, de fromages et de pain frais qu’elle emporta dans le salon à son intention. Il examinait l’agencement de ce dernier.
– J’ai à peine mis vingt minutes pour me rendre sur Stonegate, ce matin. Cette maison est très bien située, Caitline. Ni trop proche ni trop éloignée du centre-ville. Tu as fait du bon travail.
Sa femme hocha la tête. Elle augurait de la suite.
– Cependant, le coût du loyer est un peu élevé, tu ne trouves pas ? J’aurais dû moi-même conduire les tractations, mais le temps m’a manqué ces derniers mois.
Elle se contenta d’acquiescer.
– Es-tu certaine d’avoir négocié au plus juste ? La maison nécessiterait un bon ravalement et le jardin est en friche…
– J’aime m’occuper moi-même de l’entretien des arbres. Cependant, j’ai l’intention de me rendre prochainement chez un pépiniériste. Je leur demanderai de nous envoyer un jardinier au printemps.
– Ah ! Très bien ! Où est Peter ?
– Dehors, chez nos nouveaux voisins. Il s’est pris d’amitié avec leur garçon. Il nous rejoindra tout à l’heure.
– Ne lui as-tu pas dit que je serais là ce soir ?
– Nous n’avions pas d’heure précise, James…
Caitline s’efforça de prendre un ton neutre, mais elle devinait déjà la scène à venir.
– Préviens-le que je veux le voir dès qu’il rentre.
– Il sera toujours temps demain, James… Et tu as besoin de repos.
– Je vois…
Son mari se leva brusquement et le plateau tangua sur la petite table. Il lui lança nerveusement :
–… Va te coucher ; je vais l’attendre…
Caitline pria que Peter fût de bonne humeur quand il rentrerait ; dans le cas contraire, la fin de soirée promettait d’être difficile entre lui et leur fils.