Chapitre I : Emménagement
Extrait : « J’ai toujours rêvé d’une demeure au milieu de son parc de verdure. J’ai perdu la mienne, un jour… »
Depuis deux jours qu’ils avaient emménagés dans le cottage de Westminster Road, Caitline ne s’était pas arrêtée une seconde. La grande demeure les accueillait enfin au sein d’un environnement agréable avec ses doubles bow-windows et son entrée en retrait sous une voûte de pierre, son toit architecturé et sa b***e de pelouse arborée, large de près de trente mètres qui ceignait la maison sur l’entièreté de sa façade.
De l’autre côté de la clôture de métal havane, la rue se profilait, étroite et sombre à cette heure. D’autres maisons dispersées en enfilade jusqu’au « Water End », le pont traversant l’Ouse un peu plus loin, offraient une vue paisible et rurale à qui songeait les observer. L’étranger qui aurait pénétré l’enceinte de la nouvelle maison des Malhon aurait été surpris par la superficie de son parc qui partait de la pelouse, en façade, pour s’évaser de part et d’autre de la bâtisse et s’étendre sur l’arrière en un joli terrain clos peuplé de nombreuses variétés d’arbres et d’arbustes en dormance en ce mois de janvier enneigé.
Le front posé sur le carreau froid du bow-window du salon donnant de ce côté, sur la rue et ses cottages anciens, Caitline contemplait le couchant éclairé de lueurs orangées. Durant le jour, le paysage se couvrait d’une ambiance presque bucolique avec ces maisons toutes plus jolies les unes que les autres avec leurs particularités propres, leurs espaces verts dénudés en cette saison, leurs massifs et, s’imaginait-elle – car elle avait été trop occupée pour les capter réellement –, les éclats de rire des enfants et leurs cavalcades durant ces derniers jours de vacances.
À la nuit tombée, l’atmosphère était très différente. Plus aucun bruit humain à l’exception de quelques exhortations et appels, par intervalles, qui montaient jusqu’à eux, le chuintement des coussinets délicats d’un chat en quête de proies nocturnes, les battements d’ailes d’un oiseau de nuit. Les lumières ajoutaient une note de féerie romantique avec leurs lumignons dressés tels des petits cônes sur les pelouses obscures ou encadrant les escaliers majestueux. Des fenêtres, jaillissait l’aura des éclairages intérieurs amenant la vie dans ce qu’elle se plaisait à baptiser des trous de hobbits sur le versant d’une colline, en puisant dans les souvenirs de sa prime jeunesse dans les Pennines. Elle pourrait insérer quelques lignes à ce sujet dans l’un de ses prochains manuscrits.
Le regard de Caitline s’abaissa sur le large escalier de leur propre demeure, qui s’évasait en descendant sur la pelouse en friche. James apprécierait certainement son choix. Les enfants, quant à eux, avaient immédiatement adopté la maison. D’ailleurs, si celle-ci leur plaisait vraiment dans la durée et si le travail de James se stabilisait et le leur permettait, peut-être qu’ils pourraient songer à en faire l’acquisition et devenir propriétaire ? Ils n’en étaient pas à ce stade, néanmoins. Caitline joua un instant avec cette idée avant de revenir à la réalité. Là-haut, dans sa chambre, Tommy devait déjà dormir après une journée à courir avec ses nouveaux copains. Quant à Peter, il écoutait un quarante-cinq tours de John Lennon. Caitline en percevait les harmoniques en provenance du salon. Il avait tendance à écouter et réécouter sans se lasser ses chanteurs fétiches. Elle aurait presque pu dresser de mémoire la liste des morceaux privilégiés. Ces dernières semaines, Lennon et McCartney remportaient haut la main l’adhésion de son fils aîné. Leur propre chambre, à James et à elle, à l’instar des garçons, se situait à l’étage. Plus haut, dans les combles auxquels on accédait par un étroit escalier de chêne teinté, la jeune femme s’était créé son espace d’artiste. Elle pourrait y écrire à l’abri des indiscrétions et en toute quiétude.
Le choix de la maison n’avait pas été une sinécure. Son agent immobilier lui en avait présenté une bonne vingtaine avant celle-ci et James l’avait pressée, même à distance, pour qu’elle accélère la finalisation du projet locatif. Il y avait eu cette occasion, en toute dernière extrémité, et Caitline, fatiguée de ces visites fastidieuses, avait failli ne pas accepter le rendez-vous. Finalement, c’est Peter qui l’avait encouragée en lui promettant de l’accompagner. Heureusement, car la maison avait emporté leur suffrage à tous les trois. Tommy avait insisté pour venir également ; il s’était pavané dans les pièces en criant qu’elles étaient « cools » et qu’il avait déjà retenu l’une d’elle à l’étage pour en faire sa chambre. Ils s’étaient disputés, Peter et lui, pour le choix définitif et Caitline avait dû s’en mêler, avec toute la diplomatie nécessaire. Elle en riait encore aujourd’hui. Oui, cela avait été une parfaite occasion et la jeune femme n’avait pas hésité un seul instant. Le jour même, elle signait le bail.
James devait revenir d’ici une semaine, lorsque les garçons auraient repris les classes, et il avait souhaité que tout fût prêt à son retour. Le regard de Caitline s’égara dans le feuillage dense du cèdre imposant qui couvrait son horizon sur la gauche, il s’attacha aux branches massives et noueuses qui apportaient de la profondeur au jardin. Une chauve-souris fit claquer ses ailes membraneuses près des carreaux, avant de se perdre dans l’univers de l’arbre majestueux.
Caitline revint à l’instant présent. Demain, elle aurait fort à faire pour parachever leur installation. Le nouveau canapé de cuir serait livré dans la matinée, ainsi que deux fauteuils pour le salon. Tout à son observation, la jeune femme n’avait pas même réalisé que les lanternes aux façades des maisons voisines s’étaient éteintes les unes après les autres, plongeant les lieux dans des ténèbres grandissantes. La nuit s’était emparée de son horizon.
Sensible aux variances de climats, Caitline engrangeait déjà dans son subconscient des images furtives, à la limite de sa compréhension. Son esprit les accaparait à son insu, les dévorait pour les retransmettre ensuite, sous forme de visions singulières qui faisaient de son monde, un univers à la frange des autres. La jeune femme frissonna sans raison et ferma les stores des bow-windows du salon. Aussitôt ce fut un autre univers, plus feutré et plus rassurant, qui l’enveloppa de son aura de paix. Elle respira plus légèrement. L’atmosphère avait eu sur elle, sans qu’elle s’en rende compte, un poids curieux et pesant qui, un instant, l’avait troublée.