Prologue

1316 Words
Prologue Le corps agité par un spasme de douleur, Reba releva involontairement la tête. Elle tenta une nouvelle fois de desserrer les liens qui la retenaient par le ventre à un tuyau qui transperçait la pièce du sol au plafond. Ses poignets et ses chevilles étaient également ligotés. Elle avait dû s’assoupir et cette pensée la glaça d’effroi. Cet homme avait l’intention de la tuer. Petit à petit. Une blessure après l’autre. Son objectif n’était pas de la voir mourir, ni même d’abuser d’elle… Il voulait la voir souffrir. Je dois rester éveillée, pensa-t-elle. Je dois sortir de là. Si je m’endors à nouveau, c’est fini… Malgré la chaleur, une sueur froide recouvrait son corps nu. En baissant les yeux, elle vit ses pieds déchaussés sur le plancher. Des traînées de sang séché formaient des croûtes ça et là : elle n’était sans doute pas la première à tomber dans ce piège sinistre. Cette pensée ne fit que renouveler son sentiment d’horreur. L’homme était parti. L’unique porte demeurait close. Mais il allait revenir. Il revenait toujours. Il reviendrait et il ferait quelque chose, n’importe quoi, dans le seul but de la faire hurler. Les volets étaient fermés et il était impossible de déterminer l’heure qu’il était. Seul le halo blanchâtre d’une ampoule pendue au plafond éclairait la pièce. Quel que soit cet endroit, il semblait assez isolé pour étouffer ses cris. Elle se demanda un instant si cette pièce avait été la chambre d’une petite fille. Une peinture d’un rose grotesque et des motifs féeriques tapissaient les murs. Quelqu’un – sans doute son ravisseur – l’avait mise sans dessus dessous, renversant les tabourets, les chaises et les tables. Des restes de jouets d’enfants jonchaient le sol. Des petites perruques – probablement de poupées – étaient clouées aux murs comme des scalps. Toutes arboraient des nattes et des couleurs peu naturelles. Une coiffeuse usée et rose se dressait dans un coin, son miroir en forme de cœur zébré de fissures. Le seul meuble intact était un lit simple, étroit, surmonté d’un baldaquin rose. Parfois, son ravisseur s’y allongeait pour se reposer. L’homme la surveillait avec ses petits yeux noirs perçants, mais toujours à travers un masque de ski fumé. Au début, cela lui avait donné de l’espoir : s’il ne voulait pas qu’elle voie son visage, peut-être qu’il n’avait pas l’intention de la tuer, peut-être qui allait la laisser partir… Elle avait rapidement compris que le masque remplissait une toute autre fonction. L’homme avait le front bas et le menton fuyant. Il devait avoir des traits banals, ingrats. Il avait de la force, mais il était plus petit qu’elle et sans doute complexé. Il portait le masque pour avoir l’air plus effrayant. Elle avait abandonné l’idée de lui parler, de le convaincre de la laisser tranquille. Au début, elle avait cru que, peut-être… Après tout, elle était jolie. Du moins, je l’étais, pensa-t-elle tristement. Sur son visage meurtri, les larmes se mêlaient à la sueur. Du sang séché maculait ses longs cheveux blonds. Ses yeux piquaient : il la forçait à porter des lentilles de contact qui brouillaient sa vue. À quoi je peux bien ressembler maintenant ? Elle laissa sa tête retomber contre son épaule. Meurs. Allez, meurs, maintenant, tout de suite, supplia-t-elle. Cela devait être facile, non ? D’autres étaient sans doute mortes dans cette pièce. Mais elle ne pouvait s’y résoudre. L’idée de mourir faisait battre son cœur plus vite dans sa poitrine, la faisait haleter, jusqu’à ce que ses poumons poussent de toutes leurs forces contre ses liens. Lentement, à la pensée d’une mort imminente, une émotion nouvelle montait en elle. Ce n’était ni de la panique, ni de la peur. Ce n’était pas non plus du désespoir. C’était autre chose. Qu’est-ce que je ressens ? Elle réalisa que c’était de la colère. Non pas contre son ravisseur. Elle avait épuisé contre lui toute sa réserve de rancœur. C’est moi, pensa-t-elle. Je fais ce qu’il veut. Quand je hurle et pleure et sanglote et supplie, je fais ce qu’il veut. Chaque fois qu’elle sirotait le bouillon fade et froid qu’il lui faisait boire au moyen d’une paille, elle faisait ce qu’il voulait. Chaque fois qu’elle bafouillait d’un air pathétique qu’elle était mère de deux enfants et qu’ils avaient besoin d’elle, elle le réjouissait. Soudain, son esprit s’éclaira. Enfin résolue, elle cessa de se tortiller. Il fallait qu’elle essaye autre chose. Elle passait son temps à se débattre contre ses liens. Peut-être que ce n’était pas la meilleure solution. Un peu comme ces jouets en bambou venus de Chine qui se referment sur les doigts : plus on tire, plus on reste coincé. Le truc, c’était de se détendre, délibérément et complètement. C’était peut-être la solution. Un muscle après l’autre, elle s’affaissa. Son corps lui faisait mal là où les cordes la touchaient. Lentement, elle évalua la tension de la corde. Elle finit par trouver ce qu’elle cherchait. Les liens autour de sa cheville droite étaient un peu moins serrés que les autres. Tirer ne servirait à rien, il fallait qu’elle reste détendue. Elle commença à faire pivoter sa cheville, lentement, tranquillement, puis avec plus de force quand la corde se détendit. À sa grande surprise, son talon trouva un chemin et elle libéra son pied droit. Elle balaya le sol du regard. À quelques pas, au milieu des morceaux de poupées, gisait un couteau de chasse. Il l’avait déposé là en riant, tout près, pour la narguer. La lame maculée de sang étincelait sous la lumière crue. Elle jeta son pied libre vers le couteau. Manqué. Elle s’affaissa à nouveau, laissa son corps glisser contre le tuyau pour gagner quelques centimètres et tendit la jambe jusqu’à atteindre le couteau. Elle saisit la lame ensanglantée entre ses orteils, la tira contre le parquet, puis la souleva avec précaution avec le pied… Enfin ses doigts engourdis se refermèrent sur le manche et elle se mit à scier les liens qui la retenaient par les poignets. Le temps s’arrêta. Elle retint son souffle, en priant pour ne pas lâcher le couteau. Pour que l’homme ne revienne pas. Enfin, un claquement semblable à celui d’un élastique retentit dans son dos, libérant ses poignets à sa grande stupéfaction. Sans perdre un instant, le cœur battant, elle coupa les liens qui la retenaient par la taille. Libre. Elle pouvait à peine y croire. Les premières minutes, elle put seulement ramper sur le sol, les bras et les jambes envahis de fourmis. Elle toucha les lentilles qui brouillaient sa vue, résistant à l’envie de les arracher. Elle les fit glisser sur le côté et les pinça pour les retirer. Ses yeux lui faisaient mal et c’était un soulagement de s’en débarrasser. Elle les observa au creux de sa paume. Deux rondelles de plastiques, d’un bleu éclatant et peu naturel qui l’écœura. Elle les jeta loin d’elle. Le cœur battant à tout rompre, Reba se redressa et boita jusqu’à la porte. Elle posa la main sur la poignée sans l’ouvrir. Et s’il est de l’autre côté ? Elle n’avait pas le choix. Reba tourna la poignée et tira sur le battant qui s’ouvrit sans un bruit. Elle balaya du regard le long couloir vide, qu’éclairait seulement une ouverture en forme d’arche sur la droite. Elle se faufila, entièrement nue, en silence. L’ouverture menait à une pièce faiblement éclairée. Elle s’arrêta un instant. C’était une simple salle à manger, meublée d’une table et de chaises parfaitement ordinaires, comme si une famille s’apprêtait à y souper. Des rideaux de dentelle pendaient aux fenêtres. Un sentiment d’horreur renouvelé prit Reba à la gorge. La banalité de cet endroit la perturbait plus encore que ne l’aurait fait un donjon. À travers les rideaux, elle vit qu’il faisait noir. Cette pensée la réconforta : il serait plus facile de disparaître. Elle se tourna à nouveau vers le couloir. Une porte se dressait au bout. Une porte qui ne pouvait mener qu’à l’extérieur. Elle claudiqua pour s’en rapprocher et saisit la poignée en laiton froid. Le battant s’ouvrit lourdement devant la nuit. Un petit porche et, au-delà, un jardin. Le ciel nocturne était percé d’étoiles. Il n’y avait aucune autre lumière aux alentours. Aucun signe de maisons avoisinantes. Elle fit un pas prudent sur le porche, puis dans le jardin qui était sec et dénué de pelouse. La fraîcheur de l’air lui brûla les poumons. Sous sa panique, elle se sentit soudain transportée par la joie d’être libre. Reba fit un autre pas, prête à courir, quand soudain une main se referma sur son poignet. Un rire sinistre et familier retentit. Elle sentit un objet dur, peut-être métallique, s’abattre sur sa nuque, avant de plonger dans les ténèbres.
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