III

1250 Words
IIIC'était au crépuscule d'aube, dans le sentier de la falaise qui longeait la Lieue-de-Grève, entre Saint-Michel et Plestin, là où serpente aujourd'hui la route en corniche qui mène de Lannion à Morlaix. Les trois Rannou s'en revenaient vers Saint Michel qui était ville à cette époque. C'était une trinité redoutée que celle de ces Rannou. L'aîné s'appelait Kaour, le cadet Kirek, et le plus jeune Guennolé. Ils portaient, on le voit, des noms de saints vénérés, mais tous trois étaient des hommes du diable. Du moins le prétendait-on, dans le pays. Mais en Basse-Bretagne, comme ailleurs, les gens valent souvent mieux que leur légende. Les Rannou passaient en tout cas pour de mauvais sujets. Aucun d'eux n'avait de métier déterminé. Ils vivaient en dehors de la loi commune. Le bailli de la mouvance de Keranglaz les eût volontiers pendus à ses potences féodales. Mais il eût d'abord fallu les appréhender. Ce n'était pas chose facile. Le bailli n'osait en courir le risque, quoiqu'il eût à sa dévotion une cinquantaine d'hommes d'armes. Qu'étaient-ce que cinquante hommes auprès des trois Rannou! En attendant de pendre ces chenapans, le bailli était le premier à leur payer rançon. Dès qu'il avait à faire voyage dans la région, il avait soin de leur demander, moyennant finance, un sauf-conduit. Les Rannou touchaient ainsi des rentes assurées auxquelles venaient se joindre quelques menus profits prélevés sur les seigneurs de passage dans les alentours de la Lieue-de-Grève. Car ils n'aimaient à pêcher que le gros poisson. Ils étaient très doux avec le petit peuple. …—Voyez donc! dit Kaour à ses frères, comme ils arrivaient au pied du Roc'h-Kerlèz. Il leur montrait du doigt une forme humaine debout là-haut près de la croix qui dominait le rocher. —Damné sois-je! s'écria Guennolé, c'est la Charlézenn! Ils la hélèrent. Mais elle ne parut point les entendre. Alors, ils se hissèrent jusqu'à elle en se cramponnant aux saillies de la pierre, à des touffes d'ajonc. —Tu attends quelqu'un, Gaïdik[1]? [1] Diminutif affectueux de «Marguerite». Quant à groac'h qu'on a trouvé plus haut, il signifie proprement vieille, mais avec une nuance de mépris. —Oui, j'attends la mer. —Pourquoi faire? —Pour m'y jeter. —Tu veux donc mourir? —Oui… Je me serais déjà précipitée… Mais sur les roches nues je me serais fait trop mal… J'attends qu'il y ait de l'eau en bas. Cela ne tardera plus. En effet, la mer montait. Sur l'immense plaine de sable elle roulait avec le fracas, avec le farouche hennissement d'une horde d'étalons lancés au galop. L'aîné des Rannou dit: —Conte-nous ce qui t'est arrivé, Gaïdik. Si c'est quelqu'un qui a cherché à te nuire, livre-nous son nom seulement; nous sommes trois ici qui te vengerons. —Je ne conterai ni à vous ni à personne ce qui m'est arrivé. J'en ai assez de la vie, voilà tout. —Eh bien! nous, nous ne permettrons pas que tu meures. Et, adoucissant le ton un peu rauque de sa voix, l'aîné des Rannou poursuivit: —Écoute-moi, fille. Regarde ces bois qui s'étendent là-bas à perte de vue, jusqu'au fond du ciel. Le seigneur de Keranglaz prétend qu'ils sont à lui. Sur le papier, c'est possible. Mais les vrais maîtres, c'est nous. C'est nous, les Rannou, qui sommes les rois de la forêt. Ah! c'est un fier domaine. Tu en connais les abords, mais tu ne t'es jamais enfoncée sous les hautes futaies. Il n'y a pas au monde un palais comme celui-là. C'est le bon Dieu qui l'a bâti de ses propres mains. Les arbres qui le soutiennent sont bien plus beaux que les piliers des plus belles églises. Il y a aussi des menhirs où s'asseyaient les géants d'autrefois et des tables de pierre où ils mangeaient. Là est notre demeurance. Nous n'en voudrions changer pour aucun prix, nous proposât-on le château de la reine Anne. Mais elle nous plairait mieux encore, si nous y avions avec nous une douce petite sœur, une bonne et franche fille comme toi. Tu y ferais cuire notre soupe de venaison sous le couvert de chênes; tu raccommoderais de tes doigts habiles nos vêtements en peau de loup. Suis-nous à la grande forêt, Gaïdik. Nous t'aimerons bien. Nos dehors sont rudes, mais notre cœur est aussi tendre que celui d'un enfant. Le monde nous méprise, parce qu'il nous craint. Tu sais comme il est méchant. Tu en as assez souffert toi-même, puisque tu rêves de t'en aller au paradis, par le mauvais chemin de la mort volontaire. Crois-moi, Gaïdik, je n'ai jamais menti. Tu connaîtras de beaux jours dans le creux de nos bois et de nos ravins. Tu y seras à l'abri des langues perfides. Qui oserait toucher à la sœur des trois Rannou? Viens!… Tout ce que tu désireras, tu l'auras. Si tu tiens aux parures, nous t'en rapporterons de superbes, à rendre jalouse Notre-Dame de Rumengol qui cependant a une robe en or… Nous t'aurions déjà fait cette proposition depuis longtemps, mais nous ne l'osions, pensant que tu ne te déciderais pas à quitter la vieille Nann, ta mère-nourrice… —Oh! celle-là est une misérable sorcière! s'écria la jeune fille. Tout d'abord elle n'avait écouté les paroles de Kaour qu'avec ennui, le front plissé, l'air méfiant et sombre. Mais peu à peu elle y avait pris intérêt. Finalement, à l'idée de vivre parmi ces hommes simples, dans la grande forêt pacifique et profonde comme une église immense, son cœur s'était fondu. Son navrement de tout à l'heure était déjà loin d'elle. Elle pleurait silencieusement, sans amertume. —Tu as raison de pleurer, Gaïdik, dit alors Guennolé. Cela te soulagera. Nous allons attendre un peu plus bas que tu aies pris un parti. Si tu descends de notre côté, c'est que tu auras accepté la proposition de Kaour. —C'est cela! opinèrent Kaour et Kirek. Et tous trois se retirèrent à l'écart, sans toutefois perdre de vue la Charlézenn. Celle-ci resta quelque temps encore debout sur la plate-forme du rocher, le dos appuyé à l'arbre de la croix. Mais ce n'était plus la mer qu'elle regardait. Ses yeux limpides, d'où les larmes coulaient doucement comme une ondée printanière, ses yeux couleur de ciel d'avril suivaient à l'horizon la ligne onduleuse des bois. Le soleil venait d'apparaître. Une pluie d'or s'égouttait au loin, ruisselait en lumineuses cascades sur tout le versant, des cimes les plus éloignées aux frondaisons les plus proches. C'était un spectacle magique. L'haleine bleuâtre de la forêt montait, odorante, comme une vapeur d'encens. Des chœurs d'oiseaux s'éveillaient, s'appelaient, se répondaient, et toutes les allégresses de la terre chantaient dans leurs voix. Cela donnait l'idée d'une sorte de résurrection universelle. Toutes choses, à la venue du soleil, semblaient sortir de la nuit comme d'un tombeau. Et la Charlézenn, elle aussi, dégagée de ses projets de mort, se signa devant la lumière comme devant la plus adorable des divinités. D'un pas qui sonnait gai sur la pierre elle descendit vers les Rannou. Triomphalement, ils s'acheminèrent ensemble par le sentier tout humide de rosée qui, à travers landes, menait au cœur des bois. Gaïd Charlès marchait en tête. Le chemin, eût-on dit, lui était déjà familier. Entre ses lèvres fines elle sifflait, elle sifflait comme un merle. Les Rannou suivaient à distance; il y avait dans cette vierge sauvage un prestige qui les troublait. Kaour murmura: —C'est la fée de la forêt que nous escortons! Et ses deux frères répondirent à voix basse: —En vérité, oui! c'est elle-même.
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