II

1589 Words
IIC'est ici que commence à vrai dire l'histoire de la Charlézenn. Elle vivait avec une vieille femme de mœurs équivoques qui l'avait ramassée on ne savait où, il y avait de cela bien longtemps. Cette vieille l'avait nourrie depuis lors des aumônes qu'elles recueillaient toutes deux de-ci de-là, mais plus encore de coups de bâton. Car la vieille Nann,—elle n'était connue que sous ce sobriquet à cause de certain tic qu'elle avait et qui lui faisait branler incessamment la tête, comme pour dire: Non—, car la vieille Nann était une vilaine groac'h, acariâtre et hargneuse. A toute heure du jour et de la nuit, depuis que la Charlézenn avait dépassé la quinzième année, elle lui criait aux oreilles de sa voix aigre: —Ah! si j'avais ton âge et ton corps! Si j'avais ton âge et ton corps!… Et comme la Charlézenn, qui n'entendait rien à ce langage, se contentait d'ouvrir démesurément ses grands yeux limpides, couleur de ciel d'avril, la groac'h se mettait à la battre, à la battre, de toute la force de ses vieux bras décharnés. —Il faudra bien que tu comprennes! hurlait-elle. Un soir, la Charlézenn comprit… Elles habitaient à cette époque, la vieille Nann et elle, une ancienne hutte de sabotiers, abandonnée par les nomades ouvriers qui l'avaient construite et située sur la lisière de la forêt du Roscoat qui appartenait à la maison noble de Keranglaz. La Charlézenn, avons-nous dit, passait la plus grande partie de ses journées à vagabonder. Avant que Cloarec Rozmar se fût pendu pour elle sans qu'elle s'en doutât, elle allait de ferme en ferme, quêtant ici du pain, plus loin du lard, plus loin des œufs. Mais, lorsqu'après l'événement elle s'était vue brutalement repoussée des seuils où naguère on l'accueillait avec des paroles affables, comme elle était fière, elle ne s'y était plus représentée. «Battez-moi tant qu'il vous plaira, avait-elle dit à la vieille Nann, mais je vous fais le serment que je ne mendierai plus!»—«Je ne te nourrirai donc plus», avait répondu la groac'h.—«Oh! de cela je ne m'inquiète point!» Elle en était enchantée, au contraire. De l'aube au crépuscule, elle errait par le bois dont tous les arbres lui étaient familiers comme des amis, comme des proches. Quand elle avait faim, elle se repaissait, au printemps, de poires de la Vierge; l'été, de mûres; à l'automne, des châtaignes, rousses comme elle, qu'elle croquait à même aux branches des châtaigniers. Cela n'empêchait point son beau corps de prospérer, tant s'en faut. Il y gagnait de nouveaux charmes, la sveltesse, l'odorante et souple vigueur d'un plant de haute futaie. C'était plaisir de la voir passer dans l'ombre verte et transparente du sous-bois, de la voir passer en sa grâce élégante de fille sauvage, sa jupe en loques tombant à peine jusqu'à son jarret, découvrant sa jambe longue, nerveuse et bronzée comme celle d'une faunesse antique. Or, plus d'une fois, en ses chasses, l'aîné des fils de Keranglaz l'avait rencontrée. Ce soir-là donc, la Charlézenn rentrait à la hutte, en sifflant. C'était une habitude qu'elle avait prise, à force d'entendre les merles noirs dans l'épaisseur des fourrés. Dès le seuil, elle s'arrêta. Il y avait dans la «loge» un inconnu. Ce devait être un passant d'importance, car la vieille Nann lui avait cédé l'unique escabelle. La flamme du foyer éclairait à plein sa figure. Ce n'était pas un paysan, à en juger par ses moustaches, qu'il portait relevées aux deux coins de la bouche. D'ailleurs, sa peau était blanche même aux mains, qu'il tenait croisées autour du genou. Au petit doigt de l'une d'elles une escarboucle brillait. La taille de l'étranger était serrée dans un justaucorps de cuir parsemé de têtes de clous luisantes comme de l'or. A ses pieds était couché un grand lévrier au poil fauve qui se dressa sur les pattes et se mit à grommeler, dès que la Charlézenn parut. L'homme aussi se leva, caressant son chien pour l'apaiser. —Viens donc, sauvagesse! glapit la vieille Nann. Voici près d'une heure que tu te fais attendre. —Vous savez bien que j'arrive quand bon me semble, répondit la Charlézenn qui, pour la première fois, prenait ombrage du ton impérieux de la vieille, sans doute parce que cet homme était là. —Apprends à mieux parler, poussière de grand chemin! Sache que celui que voici est le fils aîné du seigneur de Keranglaz, ton maître et le mien, après Dieu! —Et vous, la vieille, sachez que je ne reconnais personne pour mon maître,… pas plus d'ailleurs que pour ma maîtresse. A bon entendeur, salut. Ce disant, elle tournait déjà les talons et s'apprêtait à reprendre la porte, laissant là sa mère-nourrice suffoquée de rage, quand Keranglaz le fils se précipita pour l'arrêter. —Belle fille, dit-il d'une voix très décidée et cependant très douce, je n'ai commis nul manquement envers vous. Je suis votre hôte aussi bien que celui de Nann. De quel droit me faites-vous affront? —Je vous dis que c'est une gueuse!… une gueuse!… hurlait Nann, dont la colère, étranglée tout d'abord par la stupeur, se répandait maintenant en un flot d'invectives. —Vous, ma commère, taisez-vous! commanda sèchement Keranglaz. Puis il continua, s'adressant de nouveau à la Charlézenn, avec sa jolie voix savante à bien dire: —Vous êtes chez vous ici. Si ma présence vous gêne, c'est moi qui dois sortir, non pas vous. Ordonnez, j'obéirai. Permettez-moi seulement d'ajouter qu'égaré dans ce bois, alors qu'il faisait encore demi-jour, je ne saurais guère m'y retrouver de nuit. En m'obligeant à partir, vous me mettrez en grand embarras, peut-être en grande détresse; car les loups abondent, dit-on, au Roscoat, et je n'aurais pour me défendre contre leur appétit que mon courage, mon couteau de chasse et Kurunn mon lévrier. Je vous avoue que la perspective de servir de souper à Messires Loups ne me sourit nullement; j'aimerais mieux, si tel était votre bon plaisir, quelques heures de sommeil auprès de votre feu, car je tombe de fatigue. Jamais on n'avait parlé à la Charlézenn un langage aussi gracieux. Elle se sentit devenir toute rouge et balbutia timidement: —C'est moi qui vous demande excuse pour ma maussaderie, monseigneur. Croyez que je n'ai point l'âme malicieuse. Je ne deviens méchante ainsi envers mon prochain que parce Nann est si hargneuse envers moi. On eût dit que la groac'h n'attendait que cette parole. Se levant du foyer où elle s'était accroupie, elle échangea avec Keranglaz le fils un regard d'intelligence et se dirigea vers la porte, avec un air de dignité offensée, en grommelant: —Puisque c'est moi qui suis de trop, je m'en vais! La pauvre Marguerite Charlès se reprocha aussitôt les mots acerbes qui lui étaient échappés. Elle voulut courir après sa mère-nourrice pour la ramener. Mais elle eut beau faire le tour de la hutte, fouiller des yeux l'épaisseur de la nuit, crier: Nann! Nann! dans toutes les directions, Nann s'obstinait à ne point reparaître. De guerre lasse, la jeune fille rentra dans la «loge». —Monseigneur, supplia-t-elle, si vous m'aidiez, nous la ramènerions! —Laissez donc cette sorcière, Marguerite, elle s'en est allée à quelque sabbat. —Oh! monseigneur! monseigneur! si les loups la mangent!… —Ma foi, c'est les loups que je plaindrai… Tranquillisez-vous, et venez vous réchauffer à ce feu. Vous êtes toute transie. Il jeta sur l'âtre une brassée de genêt. La flamme monta, haute et claire, avec un crépitement joyeux. Puis il força la Charlézenn à s'asseoir à sa place, sur l'escabelle. —Quant à moi, dit-il, je ne veux que la faveur de m'étendre à vos pieds. Il s'assit, en effet, sur la pierre du foyer, mais la figure tendue en avant jusqu'à frôler celle de la jeune fille. La Charlézenn sentait sur sa joue l'haleine forte et chaude du fils aîné de Keranglaz. Sans qu'elle sût pourquoi, elle avait peur de cet homme. C'était cependant un beau gars, dans tout l'épanouissement de la jeunesse. «Qu'est ce que j'ai donc? se demandait-elle: je tremble comme si j'étais malade de la mauvaise fièvre.» Le Keranglaz s'était mis à parler, à parler très vite; mais elle n'entendait que le bruit des mots: cela était doux comme une musique; elle s'efforçait d'en comprendre le sens, elle n'y parvenait pas. Sa tête était pleine d'un bourdonnement confus. De plus il lui semblait que des milliers et des milliers de petites bêtes invisibles lui grimpaient tout le long du corps. Elle eût voulu les secouer d'elle, et ne le pouvait. Elle était comme dans ces rêves où l'on cherche à courir et où l'on a les jambes empêtrées dans on ne sait quel obstacle. Un charme était sur elle. Tout à coup elle poussa un cri, un cri sauvage, un hurlement de bête blessée. Penchée sur elle, Goulvenn de Keranglaz, les yeux luisants et fixes, les veines gonflées à se rompre, tâchait de l'étreindre à bras le corps. Elle rejeta la tête en arrière, se raidit d'un mouvement désespéré. Machinalement elle se rappela le couteau de chasse que cet homme portait à la ceinture, du côté gauche. Elle tâta, trouva la poignée, brandit l'arme et la plongea dans le dos du Keranglaz, avec une telle force qu'il s'abattit à terre, comme un bœuf assommé. Éperdue, affolée, elle s'élança dans la nuit. Et toute la nuit elle galopa devant elle, à travers bois, geignant et bramant, telle qu'une génisse qu'on a oubliée dans les prairies, et qui bondit, et qui meugle lamentablement sans que son troupeau lui réponde.
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD