Rose, Naufragée dans la tempête
Rose avait de plus en plus de mal à distinguer la route. La pluie diluvienne tombait sans discontinuer depuis une heure rendant la chaussée glissante. Les deux mains crispées sur le volant, le buste en avant, les sourcils froncés, elle tentait de deviner le marquage au sol. Quelle idée avait-elle eu de partir cet après-midi ! Et maintenant, un vent v*****t se levait. Il n’était que dix-huit heures, mais il faisait déjà nuit noire. Soudain, elle entendit un grand fracas. Instinctivement, elle appuya sur le frein et immobilisa la voiture. Au même moment, d’immenses arbres s’abattaient en travers de la chaussée, tout autour du véhicule, miraculeusement épargné. La jeune femme devina un chemin de terre sur la droite. Il n’y avait pas à hésiter, la route était coupée. Impossible d’avancer ou de retourner sur ses pas. Elle engagea son auto sur le tracé cahoteux. Après quelques minutes, elle parvint devant un grand portail, ouvert sur une allée bordée de platanes. Au bout de l’allée, il lui sembla apercevoir de la lumière. Elle continua de rouler lentement et se trouva bientôt devant une maison de pierre et toit d’ardoises. Elle arrêta sa voiture. La pluie tombait toujours violemment. Elle descendit rapidement et courut vers la maison. Elle fut trempée à la minute. Elle tambourina à la porte :
— S’il vous plaît. S’il vous plaît, ouvrez-moi !
La porte s’ouvrit et un chien noir vint la renifler. Elle entra précipitamment pour se mettre à l’abri de la pluie et se trouva face à un homme. Grand, plutôt baraqué, il semblait avoir à peu près le même âge qu’elle, la trentaine. Il posait sur elle des yeux incrédules, se demandant sans doute ce que cette intruse faisait là.
— Bonjour, Monsieur. Excusez-moi de faire irruption chez vous de cette façon. Mais c’est la tempête. Des arbres sont tombés sur la route. J’ai vu le chemin venant à votre maison. Il n’y avait pas d’autre issue. Et maintenant, je dégouline dans votre vestibule. Je suis confuse, vraiment.
— Entrez, entrez. Déshabillez-vous.
— Pardon ?
— Vous êtes trempée. Vous allez attraper la mort. Je vais vous chercher une serviette. Posez vos chaussures, votre tee-shirt et votre pantalon et approchez-vous du feu.
Rose défit les lacets de ses baskets, ôta ses vêtements et se mit toute tremblante devant la cheminée. Son hôte revint avec un peignoir et une serviette de toilette.
— Tenez. Enfilez ça et séchez-vous les cheveux. On n’a pas idée de se promener par un temps pareil. Vous alliez où comme cela ?
— À Meyrannes. Quand je suis partie de chez moi en début d’après-midi, il ne faisait pas si mauvais !
— Et vous ne regardez pas la télé ? Vous n’écoutez pas la radio ? Tout le département est en alerte rouge !
Rose éternua. Le propriétaire des lieux lui proposa de boire un verre.
— Ça vous réchauffera.
Ils firent connaissance autour d’une bouteille de vin blanc.
Mathieu était berger et apiculteur. Il fabriquait des fromages de chèvre, récoltait du miel et fournissait les restaurateurs et les épiceries de la région. Il cultivait aussi des légumes pour sa consommation personnelle et élevait quelques poules pour les œufs.
Rose écrivait des romans historiques. Elle travaillait actuellement à son quatrième ouvrage. Son héroïne, Claudine de Sèvre, fille naturelle cachée de Napoléon Bonaparte, protégée par son parrain, le diable boiteux Talleyrand, menait des enquêtes à la cour de l’empire. Tantôt Baronne de Sèvre, tantôt grimée en chevalier sous l’identité de Claude de Saint-Vallier, grâce à des papiers fournis par son protecteur, elle déjouait des complots, défendait les opprimés.
Mathieu était un hôte charmant. Il proposa à Rose de partager son repas et de l’héberger pour la nuit. Les conditions météo ne permettaient pas qu’elle reprenne le volant. De toute façon, la route ne serait certainement pas dégagée avant le lendemain.
Rose s’installa dans la chambre de la couleur de son prénom. Elle remercia encore Mathieu pour son hospitalité. Elle était éreintée et se sentait en confiance. Elle s’endormit immédiatement.
Au milieu de la nuit, Mathieu fut réveillé par des cris. Il se précipita vers la chambre de son invitée. Il colla son oreille à la porte et entendit des gémissements. Il appela doucement,
— Rose, Rose, vous m’entendez ?
Comme il n’obtenait aucune réponse, il se décida à ouvrir la porte.
— Rose ? Vous avez crié. Vous avez fait un cauchemar ?
Il s’avança vers le lit. La jeune femme avait rejeté draps et couverture. Le pyjama qu’il lui avait prêté était inondé de sueur. Rose était très agitée. Elle tournait sa tête de droite à gauche en faisant entendre une plainte. Mathieu posa sa main sur son front et constata qu’elle était brûlante. Il savait ce qu’il convenait de faire. Il se rendit à la salle de bain et fit couler de l’eau dans la baignoire en vérifiant bien la température. Il ne fallait pas que Rose ait froid. Il retourna dans la chambre et dévêtit la jeune femme. Puis, il la prit dans ses bras et la porta jusqu’à la salle de bain où il la plongea dans la baignoire, en prenant bien soin de lui maintenir la tête hors de l’eau. Ensuite, il la sortit du bain et l’enroula dans une serviette éponge pour la sécher. Il l’installa ensuite dans le grand fauteuil de la chambre, afin de pouvoir changer les draps du lit, trempés de la sueur de Rose. Il prit une chemise de nuit dans le tiroir de la commode, la passa à Rose qu’il recoucha ensuite dans le lit aux draps propres. Heureusement que sa sœur Myriam avait laissé quelques-unes de ses affaires… Il ne lui resta plus qu’à faire avaler à la malade de l’aspirine diluée dans un peu d’eau.
Pendant les jours qui suivirent, Mathieu continua de prendre soin de la naufragée de la route. Chaque matin, il la baignait pour faire tomber la fièvre, changeait son pyjama et les draps du lit. Le matin et à midi, à seize et vingt heures, il lui faisait prendre de l’aspirine. Très régulièrement, il l’aidait à avaler un peu de potage de légumes. Pour combattre la maladie, il fallait qu’elle s’alimente et s’hydrate. Rose resta fiévreuse et somnolente trois jours. Elle s’accrochait à Mathieu comme une naufragée à un rocher, mais ne semblait pas être consciente de la situation. Elle délirait. Lorsqu’il la prenait dans ses bras pour la porter jusqu’à la baignoire, elle s’agrippait à lui avec toute la force dont elle était capable. Plusieurs fois après le bain, lorsque sa fièvre était un peu tombée, elle lui parla. Mais ses propos restaient incohérents. Il finit par comprendre que dans son délire, elle s’identifiait au personnage de ses romans, Claudine de Sèvres. Elle se serrait dans ses bras en l’appelant Rodolphe et lui déposait de petits baisers légers dans le cou. S’il n’avait pas été inquiet pour la santé de Rose, Mathieu se serait davantage amusé de la situation. La romancière lui avait parlé de Rodolphe. Il était l’amoureux et le chevalier servant de Claudine de Sèvres…
Le quatrième jour, Rose émergea enfin. Lorsque Mathieu entra dans sa chambre le matin, il la trouva assise sur le lit, regardant autour d’elle et essayant de se remémorer comment elle était arrivée là.
Le jeune homme lui dit bonjour en souriant.
— Et bien, vous avez l’air d’aller mieux ?
— J’ai dormi longtemps ? Que s’est-il passé ? J’ai été souffrante ? Et ce pyjama ?
Les sourcils froncés, elle voulut se lever. Mais elle était encore trop faible. Elle vacilla et serait tombée si Mathieu ne l’avait pas rattrapée.
Le jeune homme lui expliqua qu’elle avait été malade, la grippe certainement.
— Vous êtes chez moi depuis quatre jours. Vous ne vous souvenez de rien ?
— Et bien, j’ai cru que j’avais rêvé. Des bras me soulevaient, me portaient. Je prenais des bains, j’avalais de la soupe, mais j’avais très mal à la gorge. Et puis j’avais chaud, très chaud. Et puis très froid. On m’a parlé. Vous, peut-être ? Et une voix de femme également. Il faudrait que je note tout cela avant de tout oublier. J’ai vécu en rêve une aventure de Claudine… Vous dites que j’ai été malade plusieurs jours ? Oui, je me souviens maintenant. La tempête… Je me rendais chez mon éditrice. Mon Dieu, mais elle doit être inquiète !
— Marion ?
— Oui, Marion. Mais comment savez-vous ?
Mathieu lui expliqua que son téléphone portable avait sonné. Il avait répondu, se doutant que quelqu’un s’étonnait de l’absence de Rose. Et Marion était venue, le deuxième jour. D’ailleurs, elle devait revenir aujourd’hui. Il proposa à Rose d’enfiler une robe de chambre — laissée par sa sœur Myriam — et de venir déjeuner. La belle endormie devait reprendre des forces. Rose aurait voulu se débrouiller seule pour gagner la cuisine, mais elle était trop faible. Mathieu la prit dans ses bras pour la déposer dans le fauteuil du salon près de la cheminée ou flambait un bon feu de bois. Le chien aperçu le premier soir vint faire des fêtes à la jeune femme. Mathieu déposa sur une table basse, devant elle, du café et des brioches. Rose lui sourit.
— Je suis vraiment désolée de vous avoir causé autant de dérangement. Vous avez appelé un médecin ?
— Le compagnon de ma sœur Myriam termine son internat à l’hôpital. Il est passé vous ausculter et Myriam m’a apporté les médicaments.
— C’est votre sœur qui m’a déshabillée et baignée ?
— Non, ce n’est pas Myriam… Si vous vous souvenez, nous n’étions que tous les deux dans la maison et vous avez été malade dans la nuit. Je vous ai entendu crier, gémir. Vous étiez brûlante de fièvre.
— C’est vous qui m’avez déshabillée ? Et baignée ?
— Et rhabillée. Et c’est moi qui ai changé vos draps. Tous les jours.
Rose était désormais rouge de honte en réalisant que Mathieu l’avait vue dans le plus simple appareil.
— J’ai soigné ma mère pendant plusieurs semaines. J’ai fait pour vous comme pour elle. Je ne vous ai pas regardée.
Rose ne savait pas quelle contenance adopter. Elle hésitait entre protester, manifester sa colère ou remercier son hôte pour s’être occupé d’elle. Soudain elle remarqua la lueur moqueuse dans les yeux de Mathieu.
— Je ne vous ai pas regardée. Mais vous êtes plutôt bien gaulée !
Rose lui envoya un morceau de brioche au visage. Le chien croyant à un jeu se mit à aboyer en sautant autour de son maître qui riait aux éclats.
— Ne vous fâchez pas. Vous aviez une fièvre de cheval. Je ne me suis même pas demandé ce que vous en penseriez.
C’est sur ces entrefaites que Myriam fit son entrée.
— Salut la compagnie ! Bonjour, Rose. Contente de voir que tu vas mieux !
— Bonjour. Excusez-moi, mais je ne me souviens pas de vous ?
— Normal. Tu étais dans le cirage ! Heureusement que le frangin a joué les infirmiers.
— Oui. J’étais justement en train de remercier votre frère. Mathieu, je vous suis très reconnaissante, croyez le bien…
Mais Myriam lui coupa la parole.
— Je vous suis ! Allons, Rose. Pas de chichis entre nous. Tu as porté mes pyjamas, ma robe de chambre et mon frère t’a soigné. On se tutoie. Mathieu, tu m’offres un café ?
— Tu sais où sont les tasses ? Débrouille-toi. Moi, je dois aller voir mes chèvres. Il est grand temps que je m’occupe d’elles.
Myriam était vive, curieuse. Elle voulait tout savoir de Rose et de ses romans. Elles discutèrent comme de vieilles connaissances en sirotant leur café. Myriam lui raconta qu’à la mort de leur père, Mathieu avait abandonné ses études de droit pour reprendre l’activité des chèvres et des ruches. Il avait vingt ans et sa sœur dix. Puis, deux ans plus tard, leur mère était tombée malade. Sans doute le contrecoup de la disparition de son mari. Mathieu avait tout assumé. Les soins à sa mère, l’éducation de sa sœur, les chèvres et les abeilles. Il n’avait pas voulu que des étrangers s’occupent de leur mère. Elle était restée paralysée pendant plusieurs mois. C’est à cette époque que la petite Myriam avait décidé de devenir infirmière. En voyant avec quel amour, quel dévouement, son frère prenait soin de leur mère. Elle l’avait aidé autant que possible, pour la toilette, pour la faire manger, pour la coiffer. Désolée de ne pas pouvoir faire davantage. Elle s’était dit que si son frère était malade un jour, elle serait là pour le soigner.
— Tu ne pouvais pas mieux tomber. J’ai vu Mathieu s’occuper de toi comme il l’a fait pour maman.
— Tu l’as vu me déshabiller ?
Myriam sourit.
— Je me doutais que ça te gênerait. C’est pour cette raison que je t’en parle. Il ne faut pas que ça te pose un problème. Mathieu, c’est un mec bien. Jamais il n’aurait profité de la situation.
L’après-midi, son éditrice vint voir Rose. Marion avait la petite cinquantaine. C’était une croqueuse d’hommes. Divorcée plusieurs fois, elle collectionnait les amants, incapable de s’attacher. Visiblement, Mathieu lui avait tapé dans l’œil.
— Tu comptes conclure avec Docteur House ? Sinon, je me mettrai bien sur les rangs…
— Marion !
— Ben quoi. Il est plutôt beau gosse le gardien des chèvres et des abeilles ! Et il est célibataire. Je le sais, je le lui ai demandé. L’air de rien, tu me connais…
— Oh oui ! Il a dû te voir venir de loin avec tes gros sabots.
Mathieu qui travaillait dans le jardin avait vu arriver la voiture de Marion. Il vint saluer l’éditrice et offrit un thé aux deux amies.
Marion était venue chercher Rose. La jeune femme étant encore trop faible pour conduire, elle pensait l’emmener chez elle. Elles reviendraient plus tard pour récupérer la voiture de Rose. Si Mathieu n’y voyait pas d’inconvénient. Mais Mathieu n’était pas de cet avis. Pour lui, Rose était trop faible. Et puis, elle était bien chez lui. Au calme, à la campagne. Si elle avait besoin de quelque chose, il n’était jamais très loin. De toute façon, ce n’était l’affaire que de quelques jours. Bientôt, elle serait capable de conduire à nouveau et pourrait aller ou bon lui semblerait. Marion n’osa pas insister. D’autant que Rose ne semblait pas décidée à l’accompagner. Elle se plaisait dans cette maison. Si physiquement elle n’était pas au top, elle était impatiente de se remettre à écrire. Et cet endroit paisible l’y aiderait.
Marion était repartie sans soucis pour l’avenir. Ces deux-là semblaient s’être trouvés.
Rose se rétablit tout doucement. Elle dormait beaucoup et passait du temps à écrire. Quelques fois, dans l’après-midi, Myriam venait lui tenir compagnie. Elle lui confia qu’elle avait du mal à laisser son frère, à quitter définitivement la maison.
— Je viens dormir de temps en temps. Quand Sébastien est de garde à l’hôpital. Mathieu n’est pas seulement mon frère. Il a été un peu mon père et ma mère, également.
Au bout d’une semaine, Rose était rétablie. Elle n’avait plus aucune raison de rester à la ferme. Elle avait repris des forces et des couleurs. Mais la campagne lui faisait du bien et l’écriture de son roman avançait. Elle s’était servie de sa propre aventure pour la transposer dans le siècle de l’empereur. Claudine de Sèvres, égarée dans la tempête, avait trouvé refuge au château de Luynes, à cinquante lieux de Paris. Terrassée par la fièvre, elle avait été secourue par Charlotte, la nièce du châtelain. La pauvre enfant qui était orpheline était maintenue en esclavage par un oncle autoritaire. Le marquis de Luynes avait profité de la mystérieuse disparition de son frère, le père de Charlotte, pour s’approprier son héritage Claudine avait rapidement découvert que l’héritière, Princesse de Luynes était en danger. À sa majorité, dans deux mois, Charlotte allait rentrer en possession de son héritage et pourrait chasser son oncle. Grâce à Renaude, la nourrice de Charlotte, Claudine avait pu surprendre une conversation entre le marquis de Luynes et son âme damnée, l’inquiétant Marbeuf, son intendant. Marbeuf avait recruté des sbires chargés de supprimer Charlotte, le lendemain, lorsqu’elle se rendrait à la chapelle. Pour sauver l’héritière, Claudine imagina un plan. Elle se grima en Claude de Saint-Vallier, venu prendre des nouvelles de sa parente, Baronne de Sèvres et surtout, l’escorter auprès de son protecteur, Talleyrand. Sous le voile de Claudine se cachait Charlotte. Après mille péripéties, poursuites et traquenards, les deux femmes parvenaient à rejoindre l’empereur à la Malmaison. L’oncle de Charlotte était arrêté et la jeune fille pouvait rentrer en possession de son héritage.
L’écriture du quatrième tome des aventures de Claudine de Sèvres fut l’occasion de discussions animées le soir, au coin du feu, entre Rose et son hôte. Au fil des semaines, les étrangers d’hier devinrent des amis. Puis, un peu plus.
Huit mois plus tard, Rose mettait un point final au quatrième tome des aventures de Claudine de Sèvres. Pour fêter l’évènement, Mathieu ouvrit une bouteille de vin pétillant sans alcool. Il tendit une coupe à Rose, assise dans le grand fauteuil devant la cheminée, le labrador noir à ses pieds. Ils burent au futur succès du dernier roman de Rose, à leur rencontre, à la tempête qui les avait menés l’un vers l’autre, à leur complicité des premiers jours et à leur bonheur tout neuf. Dans quelques semaines, un bébé était annoncé.
Puis, Mathieu sortit de la poche de son jean, une petite boîte qu’il posa sur la table basse devant celle qu’il aimait depuis le premier soir où elle avait franchi la porte de sa maison.
— Rose Belcourt, veux-tu m’épouser ?
— Avec bonheur, Mathieu Morand…
Line et Marie
Elle avait pris ce pli dans son âge enfantin
De venir dans ma chambre un peu chaque matin ;
Je l’attendais ainsi qu’un rayon qu’on espère
Victor HUGO, Les Contemplations (extrait)