II - Natacha-1

3134 Words
II NatachaDans la salle à manger, c’est le tour de Thadée Tchichnikof, de raconter des histoires de chasse. Ah ! c’est tout à fait le plus gros marchand de bois de l’antique Lituanie, qui possède des forêts immenses et un grand amour pour Féodor Féodorovitch, avec lequel il a joué tout enfant, et qu’il a sauvé de l’ours, qui se préparait à enlever le crâne de ce cher petit camarade comme on enlève un chapeau de dessus une tête, tout simplement. En ce temps-là, le père de Féodor était gouverneur de Courlande, s’il vous plaît, par la grâce de Dieu et du petit père. Thadée, qui avait treize ans tout juste, avait tué l’ours d’un bon coup d’épieu, et il était temps. Une grande amitié était née entre les familles à cause de ce coup d’épieu et, bien que Thadée ne fût ni noble, ni soldat, Féodor le considérait comme son frère et l’aimait comme tel. Maintenant, Thadée est tout à fait le plus gros marchand de bois des provinces occidentales, avec ses forêts à lui, et sa haute stature, et son visage gras, huileux, et son cou de taureau, et sa panse rebondie. Il a tout quitté – toutes ses affaires, toute sa famille – lors du dernier attentat, pour venir serrer dans ses bras son vieux cher Féodor. Ainsi a-t-il fait à chaque attentat, sans en oublier un seul. C’est un ami fidèle. Mais il est désolé qu’on ne sache plus chasser l’ours comme au temps de sa jeunesse. D’abord, est-ce qu’il y a encore des ours en Courlande, et des arbres ? Est-ce qu’il y a encore des arbres – ce qu’on appelle des arbres ? Car il les a connus, lui, les vieux illustres arbres contemporains des grands-ducs de Lituanie, arbres géants qui projetaient leur ombre au loin, jusque sur les créneaux des villes. Où sont-ils ?… Thadée s’amuse, bien sûr, car c’est lui qui les a coupés, bien tranquillement, pour en faire de la fumée de locomotive. C’est le progrès. Ah ! la chasse perd son caractère national, évidemment, avec les petits arbres qui n’ont pas le loisir de pousser… et c’est à peine si, dans ces jeunes forêts, on a le temps de tuer une paire de bécasses, en « tiaga », c’est-à-dire à l’affût. Or, à cet endroit de la divagation de Thadée, il y eut une grande complication de paroles parmi les convives, à cause qu’il y a la tiaga du matin et la tiaga du soir, et ces messieurs ne pouvaient s’entendre sur la préférence qu’il faut accorder à l’une ou à l’autre. Le champagne coulait à flots quand Rouletabille, poussé par Matrena Pétrovna, fit son entrée. Le Général, dont les regards, depuis quelques instants, retournaient assidûment à la porte, s’écria, comme il s’y était préparé : – Ah ! mon cher Rouletabille !… je vous attendais !… on m’avait dit que vous alliez venir à Pétersbourg ! Rouletabille alla lui serrer la main, comme à un ami que l’on retrouve, après une longue absence. Et le reporter fut présenté comme un vrai jeune ami de Paris avec qui on s’est bien amusé, lors du dernier voyage à la ville lumière. Tous demandèrent des nouvelles de Paris comme d’une chère connaissance. – Comment va Maxim ? s’inquiéta l’excellent Athanase Georgevitch. Thadée était allé une fois à Paris et en était revenu avec un souvenir enthousiaste pour les françaises. Il dit, voulant être tout de suite aimable, et appuyant sur chaque mot, et prononçant à la mode tudesque, car il était des provinces occidentales : – Vos gogottes !… monsieur… Ah ! vos gogottes !… on tirait tes femmes tu monte ! Matrena Pétrovna voulut le faire taire, mais l’autre faisait valoir son excuse et son droit d’apprécier le beau s**e en dehors de chez lui. Il avait une femme bouffie, sentimentale, pleurnicheuse et toujours fourrée chez le pope. Il fallut que Rouletabille dît ce qu’il pensait de la Russie, mais il n’avait pas encore ouvert la bouche qu’on la lui fermait : – Permettez !… permettez !… faisait Athanase Georgevitch. Vous autres, de la jeune génération, vous ne pouvez vous rendre compte… il faut avoir vécu longtemps, dans tous les pays, pour apprécier celui-ci à sa juste valeur… la Russie, mon jeune Monsieur, est encore pour vous lettre close… – Évidemment ! soupirait Rouletabille… – Eh bien, à votre santé !… ce que je puis vous dire, pour le moment, sans trahir le secret de personne, c’est que c’est une bonne cliente pour ce qui est du champagne, eh ! eh ! continuait l’avocat avec un gros rire. Mais le plus fort buveur que j’aie rencontré était né sur les rives de la Seine, ma parole ! Tu l’as connu, Féodor Féodorovitch ? C’est ce pauvre Charles Dufour qui est mort, il y a deux ans, à la fête des officiers de la garde. Il avait parié, en fin de banquet, qu’il boirait un verre plein de champagne à la santé de chacun des convives. Ils étaient soixante, en le comptant. Il commença de faire le tour de la table, et l’affaire alla merveilleusement jusqu’au cinquante-huitième verre compris. Mais au cinquante-neuvième, il y eut un grand malheur : le champagne vint à manquer. Ce pauvre, ce charmant, cet excellent Charles, saisit alors le verre de vin doré qui se trouvait dans la coupe du cinquante-neuvième, souhaita longue vie à cet excellent cinquante-neuvième, lui vida son verre, d’un coup, prit le temps de murmurer : « Tokay 1807 ! » et tomba raide mort. Ah ! celui-là aussi connaissait bien les marques, ma parole ! Et il le prouva jusqu’à son dernier soupir. Paix à sa mémoire ! On s’est demandé de quoi il était mort. Pour moi, il est mort du fâcheux mélange, sans aucun doute. Il faut de la discipline en tout et pas de fâcheux mélanges. Un verre de champagne de plus et il trinquerait ce soir avec nous ! À votre bonne santé, Matrena Pétrovna ! Du champagne, Féodor Féodorovitch ! Vive la France, Monsieur !… Natacha, mon enfant, tu devrais nous chanter quelque chose. Boris t’accompagnerait sur la guzla. Et ton père serait content. Tous les regards se tournèrent vers Natacha qui s’était levée. Rouletabille fut frappé de la beauté sereine de la jeune fille. Oui, ce fut tout d’abord la parfaite sérénité de ce visage qui l’étonna, le calme suprême, l’harmonie tranquille de ces nobles traits. Natacha pouvait avoir vingt ans. De lourds cheveux bruns encadraient son front de marbre et venaient s’enrouler aux oreilles qu’ils cachaient. Son profil était très pur ; sa bouche n’était point petite et découvrait, sous des lèvres un peu fortes et sanglantes, des dents de jeune louve. Elle était d’une taille moyenne. En marchant, elle avait la majesté aimable et frêle des vierges qui ne parviennent point à courber les fleurs sous leurs pas, chez les primitifs. Mais toute sa vraie grâce semblait s’être réfugiée dans ses yeux qui étaient d’un bleu sombre et profond. L’impression que l’on recevait en voyant Natacha était fort complexe. Et l’on n’eût pu dire en vérité si le calme dont elle se plaisait à parer le moindre geste de sa beauté était le résultat d’un effort de sa volonté ou de la plus réelle insouciance. Elle s’en fut décrocher la guzla et la tendit à Boris qui en tira tout de suite quelques sons plaintifs. – Que voulez-vous que je vous chante ? demanda-t-elle, en s’appuyant au dossier du fauteuil où était étendu son père, et en portant à ses lèvres la main du Général qu’elle baisa filialement. – Invente ! dit le Général. Invente en français, à cause de notre hôte… – Oui, pria Boris, improvisez comme l’autre soir… Et déjà il faisait entendre sur son instrument une lente mélopée. Natacha chanta en regardant son père : « Quand le moment sera venu de nous séparer, à la fin du jour, que l’ange du sommeil te couvre de ses ailes azurées… que tes yeux se reposent de tant de pleurs, et que le calme rentre dans ton cœur oppressé… que chaque moment de nos entretiens, ô père chéri ! Laisse vibrer dans ton âme une douce et magique harmonie… et quand ta pensée aura fui vers d’autres mondes, que mon image s’incline sur tes paupières endormies… » Natacha avait une voix d’une grande douceur et son charme était pénétrant. Les paroles qu’elle modulait devaient avoir une signification précise pour l’assistance, car celle-ci manifestait une forte émotion et il y avait des larmes dans les yeux de tout le monde, excepté dans ceux de Michel Korsakof, le second officier d’ordonnance, qui parut à Rouletabille un homme au cœur solide et peu accessible aux doux sentiments : – Féodor Féodorovitch, dit ce Michel, quand la voix de la jeune fille eut éteint son dernier soupir dans le gémissement de la guzla. Féodor Féodorovitch est un homme, un glorieux soldat qui peut dormir en paix, car il a bien travaillé pour la patrie et pour le Tsar !… – Oui ! oui ! bien travaillé !… bien travaillé !… Glorieux soldat ! répétèrent Athanase Georgevitch et Ivan Pétrovitch… il peut dormir en paix !… – Natacha a chanté comme un ange, émit la voix timide de Boris, le premier officier d’ordonnance. – Comme un ange, Boris Nikolaïvitch !… mais pourquoi parle-t-elle de cœur oppressé ? Je ne vois pas le Général Trébassof avec un cœur oppressé, moi !… ajouta avec force Michel Korsakof en vidant son verre. – Nous non plus !… nous non plus ! firent les autres… – Une jeune fille peut tout de même souhaiter une bonne nuit à son père ! déclara avec un certain bon sens Matrena Pétrovna. Natacha nous a tous émus, n’est-ce pas, Féodor Féodorovitch ? – Eh ! j’ai pleuré ! avoua le Général. Mais buvons un bon coup de champagne pour nous remettre. Nous allons passer pour des poules mouillées auprès de mon jeune ami. – Ne croyez pas cela ! dit Rouletabille. Mademoiselle m’a profondément touché, moi aussi. C’est une artiste, une grande artiste. Et un grand poète, ajouta-t-il. – Il est de Paris ! il s’y connaît ! firent les autres. Et l’on but. Alors, ils parlèrent musique avec une grande connaissance des choses de l’opéra. Tantôt l’un, tantôt l’autre se mettait au piano et rappelait quelque motif que les convives accompagnaient d’abord à mi-voix et puis en donnant du son, de toute force. Et puis l’on buvait encore avec un parfait fracas de paroles et de gaieté. Ivan Pétrovitch et Athanase Georgevitch se levèrent pour embrasser le Général sur la bouche. Rouletabille avait devant lui de grands enfants, qui s’amusaient avec une innocence incroyable et qui buvaient d’une façon plus incroyable encore. Matrena Pétrovna fumait sans s’arrêter des cigarettes de tabac blond, se levait à chaque instant, allait faire un petit tour inquiet dans les salles et, après avoir interrogé les domestiques, considérait longuement Rouletabille qui ne bougeait pas, lui, attentif aux paroles et aux gestes de chacun. Enfin, en soupirant, elle s’asseyait auprès de Féodor en lui demandant des nouvelles de sa jambe. Michel et Natacha, dans un coin, étaient en grande conversation, et Boris regardait de leur côté avec impatience, tout en grattant sa guzla. Mais ce qui frappait par-dessus tout le jeune esprit de Rouletabille, c’était assurément l’aspect peu farouche du Général. Il ne s’était pas représenté le terrible Trébassof avec cette bonne mine paternelle sympathique. Des journaux de Paris avaient donné de lui des portraits redoutables, plus ou moins authentiques, mais où l’art du photographe ou du graveur avait soigneusement souligné les rudes traits d’un boïard peu accessible à la pitié. Ces images, du reste, étaient en parfait accord avec l’idée que l’on était en droit de se faire de l’exécuteur des hautes œuvres du gouvernement du Tsar, à Moscou, de l’homme qui, pendant huit jours – la « semaine rouge » –, avait fait tant de cadavres d’étudiants et d’ouvriers, que les salles des facultés et les usines avaient vainement, depuis, ouvert leurs portes… Il eût fallu ressusciter les morts pour peupler ces déserts ! Jours terribles de bataille où, de part et d’autre, on ne connaissait que le m******e et l’incendie, où Matrena Pétrovna et sa belle-fille Natacha (on avait raconté cela encore dans les journaux), étaient tombées à genoux devant le Général pour obtenir la grâce des derniers révolutionnaires réfugiés dans le quartier de Presnia – grâce qui, du reste, leur avait été refusée –. – La guerre, c’est la guerre, leur avait répondu le Général avec une logique irréfutable. Comment voulez-vous que je fasse grâce à des gens qui ne se rendent pas ? Il fallait, en effet, accorder cette justice à ces jeunes gens des barricades, qu’ils ne s’étaient pas rendus, et cette autre justice à Trébassof, qu’il les avait proprement fusillés. – Si j’avais écouté mon intérêt, avait expliqué le Général à un journaliste de Paris, j’aurais été, avec ces messieurs, doux comme un mouton, et, à l’heure actuelle, je ne serais pas condamné à mort. Après tout, je ne sais pas ce que l’on me reproche : j’ai servi mon maître comme un brave et loyal sujet, sans plus, et après la bataille, j’ai laissé à d’autres le soin d’aller traquer les enfants derrière les jupes de leurs mères. On parle de la répression de Moscou : parlez-nous donc, Monsieur le Parisien, de la Commune. Voilà une besogne que je n’aurais point faite, de massacrer dans des cours un peuple d’hommes, de femmes et d’enfants qui ne résiste plus. Je suis un rude et fidèle soldat de Sa Majesté, mais je ne suis pas un monstre et j’ai le sentiment de la famille, mon cher Monsieur. Dites-le à vos lecteurs, si ça peut leur faire plaisir, et ne me demandez plus rien, car j’aurais l’air de regretter d’être condamné à mort… et la mort, je m’en f… Oui, ce qui stupéfiait Rouletabille, c’était cette bonne figure de condamné à mort, qui paraissait si tranquillement apprécier la vie. Quand le Général n’encourageait pas la gaieté de ses amis, il s’entretenait avec sa femme et sa fille, qui l’adoraient et qui ne cessaient de lui b****r les mains, et il paraissait parfaitement heureux. Avec son énorme moustache grisonnante, son teint haut en couleur, ses petits yeux rieurs et perçants, il paraissait le type accompli du papa gâteau. Le reporter examinait ces types si différents et faisait ses observations en simulant une faim insatiable qui lui servit, du reste, à s’établir définitivement dans l’estime des hôtes de la datcha des îles. Mais, en réalité, il donnait tout à dévorer à un énorme chien bouledogue qui, sous la table, lui faisait mille amitiés. Comme Trébassof avait prié ses amis de laisser son petit ami apaiser en paix sa boulimie, on ne s’occupait plus de lui. Enfin, la musique avait fini par distraire l’attention de tous et, à un certain moment, Matrena Pétrovna fut bien effrayée, en tournant la tête vers la place du jeune homme, de ne plus voir de Rouletabille. Où était-il passé ?… Elle sortit, s’en fut dans la véranda, n’osa pas appeler, revint dans le grand salon, et trouva le reporter dans le moment qu’il sortait du petit salon. – Où étiez-vous ? demanda Matrena. – Ce petit salon est tout à fait charmant et décoré avec un art exquis, complimenta Rouletabille. On dirait un boudoir. – Il sert, en effet, de boudoir à ma belle-fille dont la chambre donne directement sur ce petit salon ; vous voyez la porte ici… c’est tout à fait exceptionnellement qu’on y a dressé la table des zakouski ; mais la véranda, depuis quelque temps, était devenue la pièce de la police. – Votre chien, Madame, est de bonne garde ? demanda Rouletabille, en caressant la bête qui l’avait suivi. – Khor est fidèle et nous a toujours bien gardés, les autres années. – Il se repose donc, maintenant ? – Vous l’avez dit, mon petit ami. C’est Koupriane qui le fait enfermer dans la loge pour qu’il n’aboie plus la nuit. Koupriane craignait certainement, si on le laissait en liberté, qu’il ne dévorât quelqu’un de ses policiers, ce qui pouvait fort bien arriver la nuit dans le jardin. Je voulus alors qu’il couchât dans la maison, ou devant la porte de son maître, ou même au pied du lit, mais Koupriane m’a répliqué : « Non, non, pas de chien !… Ne comptez pas sur le chien !… Il n’y a rien de plus dangereux que de compter sur le chien ! » alors, on a enfermé Khor, la nuit, mais je n’ai pas compris Koupriane… – M. Koupriane avait raison, fit le reporter. Les chiens ne sont bons que contre les étrangers. – Oh ! soupira la bonne dame, en détournant les yeux, Koupriane connaît bien son métier, il pense à tout… Venez, ajouta-t-elle rapidement, comme si elle eût voulu masquer son embarras… et ne sortez plus comme cela sans me prévenir… on vous réclame dans la salle… – J’exige tout de suite que vous me parliez de cet attentat… – Dans la salle, dans la salle !… c’est plus fort que moi, fit-elle, en baissant la voix, je ne puis pas laisser seul le Général sur le parquet ! Elle poussa Rouletabille dans la salle, où ces messieurs se racontaient d’étranges histoires de kouliganes qui les faisaient rire à grand bruit. Natacha conversait toujours avec Michel Korsakof ; Boris, qui ne les quittait pas des yeux, était d’une pâleur de cire au-dessus de sa guzla, qu’il raclait de temps à autre, inconsciemment. Matrena fit asseoir Rouletabille sur un coin du canapé, près d’elle, et, comptant sur ses doigts comme une excellente ménagère qui ne laisse rien perdre dans ses calculs domestiques : – Il y a eu trois attentats, dit-elle… deux, d’abord, à Moscou. Le premier est arrivé bien simplement. Le Général savait qu’il était condamné à mort. On lui avait apporté, au palais, dans l’après-midi, les affiches révolutionnaires qui apprenaient la nouvelle à la population de la ville et des campagnes. Aussitôt, Féodor, qui s’apprêtait à sortir, renvoya son escorte. Et il commanda qu’on lui attelât le traîneau. Je lui demandai en tremblant quel était son dessein ; il me répondit qu’il allait se faire traîner bien tranquillement dans tous les quartiers de la ville pour montrer aux Moscovites qu’on n’intimide pas facilement un gouverneur nommé, selon la loi, par le petit père, et qui a la conscience d’avoir fait tout son devoir. On approchait de quatre heures. On touchait à la fin de la journée d’hiver, qui avait été claire, transparente et très froide. Je m’enveloppai dans mes fourrures et montai dans le traîneau, à côté du Général, qui me dit : « c’est très bien, Matrena, cela fera un très bon effet sur ces imbéciles. » Et nous voilà partis. D’abord, nous descendons le long de la Naberjnaïa. Le traîneau filait comme le vent. Le Général donna un grand coup de poing dans le dos du koudchar, en lui criant : « Tout doucement, imbécile, on va croire que nous avons peur !… » et c’est presque au pas que, remontant derrière l’église de la protection et de l’intercession, nous arrivâmes sur la place rouge. Jusque-là, les rares passants nous avaient regardés et, après nous avoir reconnus, s’étaient empressés de s’enfuir. Sur la place rouge, il n’y avait personne qu’un groupe de femmes devant la vierge d’Ibérie. Ces femmes, aussitôt qu’elles nous eurent aperçus et qu’elles eurent reconnu l’équipage du gouverneur, se dispersèrent comme une b***e de corneilles, en jetant des cris d’effroi. Féodor riait si fort que son rire, sous la voûte de la vierge, semblait faire trembler les pierres. J’en étais moi-même toute réconfortée, mon petit Monsieur. Notre promenade continuait sans incidents remarquables. La ville était presque déserte. On était encore trop sous le coup de la bataille des rues. Féodor disait : « Ah ! ils font le vide devant moi ; ils ne savent pourtant pas combien je les aime. » Et, tout le long de la promenade, il me dit encore des choses charmantes et délicates. Enfin, nous parlions doucement sous les fourrures, dans le traîneau, quand on passa de la place Koudrinsky dans la rue Koudrinsky, exactement. Il était quatre heures juste et une légère buée commençait à courir au ras de la neige glacée ; on n’apercevait plus les maisons que comme des grandes boîtes d’ombre, à droite et à gauche. On glissait sur la neige comme glisse un bateau sur le fleuve en temps de brouillard calme. Et, tout à coup, nous entendîmes des cris perçants et nous vîmes des ombres de soldats qui s’agitaient devant nous, avec des gestes grandis par le brouillard ; leurs fouets courts paraissaient énormes et s’abattaient comme des bûches sur d’autres ombres. Le Général fit arrêter le traîneau et descendit pour voir de quoi il s’agissait. Je descendis avec lui. C’étaient des soldats du fameux régiment Semenowsky, qui emmenaient deux prisonniers, un jeune homme et un enfant. Le petit recevait des coups sur la nuque. Et il se roulait par terre et poussait des cris déchirants. Il pouvait bien avoir neuf ans, au plus.
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