L’autre, le jeune homme, se tenait tout droit et marchait sans répondre, même par une plainte, aux coups de lanière qui venaient le fouetter. J’étais outrée. Je ne laissai point le temps à mon mari d’ouvrir la bouche et je dis au sous-officier qui commandait le détachement : « Tu n’as pas honte de battre ainsi un enfant et un chrétien qui ne peuvent se défendre ! » Le Général me donna raison. Alors, le sous-officier nous apprit que le petit enfant venait de tuer un Lieutenant dans la rue, en déchargeant un revolver qu’il nous montra, qui était le plus gros que j’aie jamais vu, et qui devait, pour cet enfant, être lourd à soulever comme un petit canon. C’était incroyable.
– Et l’autre, demanda le Général, qu’est-ce qu’il a fait ?
– C’est un étudiant dangereux, répondit le sous-officier, qui est venu se constituer lui-même prisonnier, parce qu’il l’avait promis à la propriétaire de la maison qu’il habite, pour lui éviter qu’on ne démolisse sa maison à coups de canon.
– Mais c’est très bien, cela ! Pourquoi le battez-vous ?
– Parce qu’on nous a dit que c’est un étudiant dangereux.
– Ça n’est pas une raison, répondit sagement Féodor. Il sera fusillé s’il l’a mérité, et le petit enfant aussi, mais je vous défends de les battre. On vous a donné des fouets, non pas pour battre des prisonniers isolés, mais pour fouetter la foule qui n’obéit pas aux ordres du gouverneur. Dans ce cas-là, on vous crie : « Chargez ! » Et vous savez ce que vous avez à faire. Vous m’avez compris ? Termina Féodor d’une voix rude. Je suis le Général Trébassof, votre gouverneur.
Ce que venait de dire là, Féodor, était tout à fait humain ; eh bien, il en fut bien mal récompensé, bien mal, en vérité. Et l’étudiant était vraiment dangereux, car il n’eût pas plutôt entendu mon mari dire : « Je suis le Général Trébassof, votre gouverneur », qu’il s’écria : « Ah ! c’est toi, Trébassof », et qu’il sortit un revolver d’on ne sait où, et le déchargea entièrement sur le Général, presque à bout portant. Mais le Général ne fut pas atteint, heureusement, ni moi non plus, qui étais à son côté et qui m’étais jetée sur le bras de l’étudiant pour le désarmer, et qui fus roulée aux pieds des soldats dans la bataille qu’ils livraient autour de l’étudiant, pendant que le revolver se déchargeait toujours. Il y eut, du coup, trois soldats tués. Vous comprenez que les autres étaient furieux. Ils me relevèrent avec des excuses et, tout de suite, se mirent à donner des coups de bottes et de cannes dans les reins de l’étudiant qui avait, lui aussi, roulé par terre, et le sous-officier lui cingla la figure d’un coup de fouet qui aurait pu lui cueillir les deux yeux.
C’est là-dessus que Féodor donna un grand coup de poing sur la tête du sous-officier, en lui disant : « Tu n’as donc pas entendu ce que je t’ai dit ? » Le soldat, assommé, tomba, et Féodor le coucha lui-même dans le traîneau avec les morts. Puis il se mit en tête des soldats et ramena le détachement à la caserne. Moi, je formais l’arrière-garde. Une heure après, nous revenions au palais. Il faisait tout à fait nuit et, presque sur le seuil du palais, nous avons été passés par les armes d’une petite troupe de révolutionnaires qui défilaient à toute allure dans deux traîneaux, qui disparurent dans la nuit et qu’on n’a pas pu rattraper. J’avais une balle dans ma toque. Le Général n’avait rien encore, mais nos fourrures étaient perdues à cause de tout le sang des soldats morts qu’on avait oublié d’éponger dans le traîneau.
Voilà le premier attentat qui ne signifie pas grand-chose, affirma Matrena, car nous étions encore en pleine guerre… Ce n’est que quelques jours plus tard qu’on est entré dans l’assassinat…
À ce moment, Ermolaï entrait avec quatre bouteilles de champagne sous les bras, et Thadée tapait sur le piano comme un sourd.
– Allez, vite… Madame… le second attentat ?… fit Rouletabille, qui prenait des notes hâtives sur sa manchette, tout en ne cessant de regarder les convives et d’écouter Matrena des deux oreilles…
– Le second a eu lieu encore à Moscou. Nous avions fait un joyeux dîner, car nous pensions bien que les beaux jours allaient revenir et que les bons citoyens auraient la paix de vivre, et Boris avait gratté de la guzla en chantant des chansons d’Orel pour me faire plaisir, car c’est un brave garçon sympathique. Natacha était passée on ne sait où.
Le traîneau nous attendait devant la porte. Nous montons dedans. Presque aussitôt, un fracas épouvantable, et nous sommes jetés dans la neige, le Général et moi. Il ne restait plus trace du traîneau, ni du cocher ; les deux chevaux étaient éventrés, deux magnifiques chevaux pie, mon cher petit Monsieur, auxquels le Général tenait beaucoup. Quant à Féodor, il avait des blessures profondes à la jambe droite ; le mollet était presque en bouillie. Moi, l’épaule un peu arrachée, presque rien. La bombe avait dû être déposée sous le siège du malheureux cocher, dont on ne retrouva que le chapeau, au milieu d’une mare de sang. À la suite de cet attentat, le Général resta deux mois au lit.
C’est le deuxième mois que l’on arrêta deux dvornicks que j’avais surpris, une nuit, sur le palier du premier étage où ils n’avaient que faire, et je jurai bien, à la suite de cela, de faire venir pour nous servir, nos vieux domestiques d’Orel. Il fut établi que les dvornicks en question avaient des accointances avec des révolutionnaires ; alors, on les a pendus. L’Empereur avait nommé un gouverneur provisoire et, le Général se trouvant beaucoup mieux, il fut décidé que nous quitterions la Russie momentanément, et que la convalescence s’achèverait dans le Midi de la France. Nous prîmes le train pour Pétersbourg, mais le voyage occasionna une forte fièvre à mon mari, et la blessure du mollet se rouvrit. Les médecins ordonnèrent un repos absolu et nous vînmes nous installer dans cette datcha des îles. Depuis notre arrivée, il ne s’est guère passé de jour où le Général n’ait reçu quelque lettre anonyme, lui assurant que rien ne pourra le soustraire à la vengeance des révolutionnaires.
Il est brave et n’a fait qu’en sourire ; mais moi, je savais bien que tant que nous serions en Russie, nous n’aurions pas une seconde de sécurité. Aussi, je veillais sur lui à toute minute, et ne le laissais approcher que de ses amis intimes et de sa famille. J’avais fait venir ma vieille Gniagnia qui m’a élevée, Ermolaï, et les dvornicks d’Orel. C’est sur ces entrefaites que, il y a deux mois, le troisième attentat survint. C’est certainement, de tous, celui qui m’a le plus épouvantée, car il commençait de déceler un mystère qui n’est pas encore, hélas ! éclairci…
– Mais Athanase Georgevitch devait en avoir raconté une « bien bonne » car tous s’esclaffaient.
Féodor Féodorovitch s’amusait tellement qu’il en avait les larmes aux yeux. Rouletabille se disait, pendant que Matrena parlait :
– Je n’ai jamais vu des gens aussi gais, et cependant, ils n’ignorent point qu’ils courent parfaitement le risque de sauter tous, à l’instant même !…
Le Général, qui n’avait cessé d’observer Rouletabille, lequel observait tout le monde, lui dit :
– Eh ! eh ! Monsieur le journaliste, vous nous trouvez gais ?
– Je vous trouve braves, dit Rouletabille, en baissant la voix.
– Pourquoi donc ? fit en souriant Féodor Féodorovitch.
– Je vous demande pardon de songer à des choses que vous semblez avoir tout à fait oubliées…
Et il lui montra la jambe victime de l’avant-dernier attentat.
– C’est la guerre ! c’est la guerre ! fit l’autre… une jambe par-ci, un bras par-là !… Mais, vous voyez bien… on s’en tire tout de même… ils finiront bien par se lasser et me ficher la paix… à votre santé, mon ami…
– À votre santé, Général.
– Vous comprenez, continua Féodor Féodorovitch, il ne faut pas vous extasier : c’est notre métier à nous de défendre l’Empire au péril de notre vie. Et nous trouvons ça tout naturel. Seulement, il ne faut pas non plus crier à l’ogre. Des ogres, j’en ai connu dans l’autre camp, et qui parlaient d’amour tout le temps, qui ont été plus féroces que vous ne pourriez l’imaginer. Tenez ! ce qu’ils ont fait de mon pauvre ami, le chef de la sûreté Boïchlikof, est-ce recommandable, en vérité ? En voilà encore un qui était brave. Le soir, sa besogne finie, il quittait les bureaux de la préfecture et venait retrouver sa femme et ses enfants dans un appartement de la ruelle des loups. Croyez-vous que cet appartement n’était même pas gardé ! Pas un soldat ! Pas un gardavoï ! Les autres ont eu beau jeu. Un soir, une vingtaine de révolutionnaires, après avoir chassé les dvornicks terrorisés, montèrent chez lui. Il soupait en famille. On frappe à la porte. Il va ouvrir. Il voit de quoi il retourne. Il veut parler. On ne lui en laisse pas le temps. Devant sa femme et ses enfants, fous d’épouvante et qui se jetaient aux genoux des révolutionnaires, on lui lit sa sentence de mort ! En voilà une fin de dîner !…
En entendant ces mots, Rouletabille pâlit et ses yeux se dirigent vers la porte comme s’il redoutait de voir celle-ci s’ouvrir, livrant passage aux farouches nihilistes dont l’un, un papier à la main, se dispose à lire la sentence de mort à Féodor Féodorovitch. L’estomac de Rouletabille n’est pas encore fait à la digestion de pareilles histoires. Le jeune homme est bien près de regretter d’avoir pris cette terrible responsabilité d’éloigner, momentanément, la police… après ce que lui a confié Koupriane de ce qui se passait dans cette maison, il n’a pas hésité à risquer ce coup plein d’audace… mais tout de même, tout de même, ces histoires de nihilistes qui apparaissent à la fin d’un repas, la sentence de mort à la main…
Cela le retourne… lui chavire le cœur… ah ! c’est un coup d’audace ! C’est un coup d’audace d’avoir chassé la police !…
– Alors, demande-t-il, surmontant son émoi, et reprenant comme toujours confiance en lui-même… alors… qu’est-ce qu’ils ont fait, après cette lecture ?
– Le chef de la sûreté savait qu’il n’avait aucune grâce à attendre. Il n’en demanda pas. Les révolutionnaires ordonnèrent à Boïchlikof de dire adieu à sa famille. Il releva sa femme, ses enfants, les embrassa, leur conseilla le courage et dit aux autres qu’il était prêt. On le fit descendre dans la rue. On le colla contre le mur. Une salve retentit. La femme et les enfants étaient à la fenêtre qui regardaient. Ils descendirent chercher le corps du malheureux troué de vingt-cinq balles.
– C’est exactement le nombre de blessures que l’on avait relevées sur le corps du petit Jacques Zlovikszky, fit entendre la voix calme de Natacha.
– Oh ! toi, tu leur trouves toujours des excuses… bougonna le Général… le pauvre Boïchlikof a fait son devoir comme j’ai fait le mien !…
– Toi, papa, tu as agi comme un soldat ! Voilà ce que les révolutionnaires ne devraient pas oublier !… Mais ne crains rien pour nous, père, car s’ils te tuent, nous mourrons tous avec toi !…
– Et gaiement encore !… déclara Athanase Georgevitch. Ils peuvent venir ce soir. On est en forme !…
Sur quoi Athanase remplit les verres.
– Cependant, permettez-moi de dire, émit timidement le marchand de bois Thadée Tchichnikof, permettez-moi de dire que ce Boïchlikof a été bien imprudent.
– Dame, oui ! gravement imprudent, approuva Rouletabille. Quand on a fait mettre vingt-cinq bonnes balles dans le corps d’un enfant, on doit précieusement se garder chez soi si on veut souper en paix…
Ce disant, il toussa, car il se trouvait passablement du toupet, après ce qu’il avait fait de la garde du Général, d’émettre de pareilles conclusions…
– Ah ! s’écria avec vigueur Athanase Georgevitch, de sa plus belle voix du tribunal… ah !… ce n’était point de l’imprudence ! C’était du mépris de la mort ! Oui, c’est le mépris de la mort qui l’a tué. Comme le mépris de la mort nous conserve tous, en ce moment, en parfaite santé… à la vôtre, Mesdames, Messieurs !… connaissez-vous quelque chose de plus beau, de plus grand au monde que le mépris de la mort ? Regardez Féodor Féodorovitch et répondez-moi ! Superbe, ma parole ! superbe !… à la vôtre !… Les révolutionnaires, qui ne sont pas tous de la police, seront de mon avis en ce qui concerne nos héros. Ils peuvent maudire les tchinownicks qui exécutent les ordres terribles venus d’en haut ; mais ceux qui ne sont pas de la police (il y en a, je crois, quelques-uns), ceux-là reconnaîtront que des hommes comme le chef de la sûreté, notre défunt ami, sont braves.
– Certes ! amplifia le Général. Désignés à tous les coups, il leur faut, pour se promener dans un salon, plus d’héroïsme qu’à un soldat sur le champ de bataille…
– J’ai approché quelques-uns de ces hommes-là, reprit Athanase qui s’exaltait. J’ai retrouvé partout chez eux la même imprudence, si vous voulez, comme dit le jeune Français. Quelques jours après l’assassinat du grand maître de la police de Moscou, qui fut tué dans son salon, à coups de revolver, je fus reçu par son successeur, à la place même où l’autre avait été assassiné. Il ne prit pas plus de précautions pour moi, qu’il ne connaissait pas, que pour les quelques gens de la classe moyenne qui venaient lui présenter leurs suppliques. C’était pourtant dans des conditions absolument identiques que son prédécesseur avait été abattu. Avant de le quitter je considérai le parquet où s’était traînée si récemment une agonie. On avait mis là un petit tapis, et sur ce tapis une table, et sur cette table il y avait un livre. Savez-vous lequel ? Chaussettes pour dames, de Willy… et… et allez donc ! À votre santé, Matrena Pétrovna ! Nichevô !…
– Vous-mêmes, mes amis, déclara le Général, faites preuve d’un grand courage en venant partager avec moi les quelques heures qui me restent à vivre…
– Nichevô ! Nichevô ! C’est la guerre !…
– Oui, c’est la guerre !…
– Oh ! il ne faut pas nous dorer sur tranche, Athanase ! réclama Thadée, modestement, quel danger courons-nous ici ? Nous sommes bien gardés !
– Nous sommes gardés par le doigt de Dieu, déclara Athanase, car la police… ne me donne pas confiance.
Michel Korsakof, qui était allé faire un tour dans le jardin, entra :
– Réjouissez-vous donc, Athanase Georgevitch, fit-il. Il n’y a plus de policiers à la villa.
– Où sont-ils ? demanda, inquiet, le marchand de bois.
– Un ordre de Koupriane est venu les chercher ! expliqua Matrena Pétrovna qui faisait de gros efforts pour paraître calme.
– Et ils ne sont pas remplacés ? interrogea Michel.
– Non ! c’est incompréhensible… Il a dû y avoir confusion dans les ordres donnés… ajouta Matrena en rougissant, car elle ne savait pas mentir, et c’était bien à contrecœur qu’elle inventait cette fable sur l’ordre de Rouletabille.
– Eh bien, tant mieux !… conclut le Général… ça me fera plaisir de voir ma demeure débarrassée quelque temps de ces gens-là !…
Athanase fut naturellement de l’avis du Général ; et, comme Thadée, Ivan Pétrovitch et les officiers s’offraient pour passer la nuit à la villa et remplacer la police absente, Féodor Féodorovitch surprit un geste de Rouletabille qui repoussait l’idée de cette garde nouvelle :
– Non ! non ! s’écria le Général, en prenant sa voix bourrue. Vous vous retirerez à l’heure ordinaire… je veux maintenant rentrer dans l’ordinaire des choses, ma parole !… vivre comme à l’ordinaire !… on verra bien !… on verra bien !… c’est une affaire arrangée entre Koupriane et moi !… Koupriane est moins sûr de ses hommes, après tout, que je ne le suis de mes domestiques… vous m’avez compris… je n’ai point besoin d’en dire plus long… vous irez vous coucher… et nous dormirons tous… c’est l’ordre ! Du reste, il ne faut pas oublier que le poste des gardavoïs est à deux pas d’ici, au coin de la route et que nous n’avons qu’un signal à faire pour qu’ils accourent tous !… mais plus d’agents secrets, plus de police spéciale. Non ! non ! Bonsoir ! allez-vous coucher.
Ils n’insistèrent pas ! Quand Féodor avait dit : « c’est l’ordre », il n’y avait plus de place, même pour un mot de politesse… mais, avant de s’aller coucher, on s’en fut dans la véranda où les liqueurs étaient servies, toujours par le brave Ermolaï.
Matrena poussa jusque-là le fauteuil roulant du Général, qui répétait :
– Non, non ! Plus de ces gens-là ! plus de policiers ! ça porte malheur !…
– Féodor ! Féodor ! soupira Matrena que l’inquiétude gagnait malgré tout, ils veillaient sur ta chère vie !
– Elle ne m’est chère qu’à cause de toi, Matrena Pétrovna…
– Et rien pour moi, papa ?… fit Natacha.
– Oh ! Natacha !…
Il leur embrassa les mains à toutes deux. C’était un touchant spectacle de famille.
De temps en temps, pendant qu’Ermolaï versait des liqueurs, Féodor tapait de la main sur l’appareil qui lui enveloppait la jambe…
– Ça va mieux, disait-il… ça va mieux !
Et puis une grande mélancolie se répandit sur son rude visage, et il regarda le soir descendre sur les îles, le soir doré de Saint-Pétersbourg.
On n’avait pas encore atteint tout à fait la période de ce qu’on appelle là-bas : les nuits blanches, nuits qui ne connaissent point de ténèbres ; mais qu’elles étaient belles déjà ces nuits de clarté caressées, au golfe de Finlande, presque en même temps, par les derniers et les premiers rayons du soleil ! De la véranda, on apercevait un des plus beaux coins des îles et l’heure était si douce que son charme se fit immédiatement sentir sur ces êtres dont certains, comme Thadée, étaient encore tout près de la nature. Ce fut lui, le premier, qui réclama de Natacha :
– Natacha ! Natacha !… chante-nous ton soir des îles…
La voix de Natacha monte au-dessus de la paix des îles, sous le dôme léger et transparent de la nuit rose… et la guzla de Boris l’accompagne…
Natacha chante : « – voici la nuit des îles… au nord du monde… le ciel presse de ses bras sans souillure le sein de la terre – nuits faites du b****r rose que l’aurore donne au crépuscule – et l’air de la nuit est doux et frais, au-dessus du frisson du golfe, comme l’haleine des jeunes filles du nord du monde – entre les deux horizons enflammés, plonge et resurgit aussitôt et roule le soleil, disque rebondissant des dieux du nord du monde – dans cet instant, ami, où dans les ombres du soir rose, je suis seule à te voir… réponds !… réponds !… réponds d’un soupir moins timide au salut accoutumé du bonsoir !… le ciel presse de ses bras sans souillure le sein de la terre, au nord du monde ! »
Ah ! comme Boris Nikolaïovitch et Michel Korsakof la regardent chanter !… en vérité, on ne soupçonne jamais la tempête ou l’amour qui couve dans un cœur slave, sous une tunique de soldat… même quand un soldat joue bien sagement de la guzla, comme le correct Boris, ou qu’il allonge, d’un geste de ses doigts soignés et parfumés, sa moustache, comme Michel, l’indifférent.
Natacha ne chante plus et on l’écoute encore…
Les convives de la terrasse tendent encore vers elle une oreille charmée… et les petits bonshommes de porcelaine, assis sur les pelouses du jardin à la mode des îles, voudraient se soulever sur leurs courtes jambes pour mieux entendre glisser le soupir harmonieux de Natacha dans les nuits roses du nord du monde… pendant ce temps, Matrena Pétrovna erre dans la maison, de la cave au grenier, veillant sur l’époux comme une chienne de garde, prête à mordre, à se jeter au-devant du danger, à recevoir les coups, à mourir pour son maître… et cherchant partout Rouletabille qui a encore disparu…