Chapitre 2

2646 Words
Chapitre 2Les semaines passèrent. Abel entra au cours élémentaire. Madame Gaillard était fière d’annoncer que sur cinq candidats présentés au certificat d’études en juillet, il y avait cinq reçus. Elle présenta ensuite les six nouveaux élèves. – Vous êtes maintenant vingt-quatre dans la classe. Je vais désigner chez les grands celui qui va s’occuper de remplir les encriers. Ce sera toi Michel pendant un mois. Pour nettoyer les tableaux, toi Adrien. Pour le bois dans le poêle cet hiver, on verra. L’année scolaire s’écoula lentement, Abel parlait toujours aussi peu mais put apprendre à lire mentalement et à écrire de façon de plus en plus lisible. Pendant toute la scolarité, Madame Gaillard le couvait, veillant à ce que les autres élèves le respectent. Malgré cela, dès que c’était possible, on se gaussait du fils de la Mauduit. On lui donnait un coup de pied subrepticement ou pire on lui faisait un croc-en-jambe pour le faire chuter. Il se relevait sous les rires de ces affreux loustics. Qui se faisait prendre à ce jeu attrapait cinquante lignes à faire après la classe, plus un coup de règle sur les doigts suivi d’un pincement appuyé et rotatif d’une oreille dont Madame Gaillard était experte. En général qui avait subi les deux châtiments corporels en avait pour un certain temps avant de s’attaquer au souffre-douleur car l’institutrice n’y allait pas de main morte. L’un des tortionnaires en herbe se plaignit auprès de ses parents après avoir très mal vécu les petits sévices de l’institutrice. Le père indigné rendit visite à Madame Gaillard pour se plaindre de son comportement. Un contremaître à l’usine Drique qui semblait très fier de son grade, n’allait pas s’en laisser compter par une bonne femme. Il fut si bien reçu par Madame Gaillard qu’il n’eut pas le temps d’en placer une : il voulait lui dire que le fils de la Mauduit était une sale teigne. Il ravala sa salive et s’en retourna. Il raconta à qui voulait l’entendre qu’il l’avait bien mouchée, la Gaillard, mais personne ne le crut, sans oser le lui dire en face. Le fils du contremaître se tint à carreau jusqu’à la fin de l’année scolaire. Il regardait Madame Gaillard avec une certaine appréhension, il en devenait presque l***e-c*l. Celle-ci proposa à nouveau un voyage. Cette fois-ci, le maire acquiesça sans réunir le conseil municipal. Curieusement toutes les familles payèrent la place de leur fils, sauf, on s’y attendait, la Mauduit. Madame Gaillard régla la place d’Abel sans le dire à personne, elle était si contente de sa revanche devant tous ces veules qu’elle n’était pas à ça près. Ce mercredi, il faisait déjà chaud, quand à six heures du matin, l’autocar arriva. Les élèves criaient de joie, tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes, car l’institutrice leur avait promis de leur montrer le paradis ! Dans l’autocar, ils étaient tous excités, sautillant sur leur siège, attendant le départ avec cette impatience juvénile si spontanée. Ils en oubliaient de dire au revoir à ceux qui étaient restés au bord du fossé, les parents. Le trajet fut long, il fallut s’arrêter à Bordeaux sur le grand boulevard périphérique pour dévorer les délicieuses tartines aux rillettes de la cantinière. Le chauffeur eut droit à sa part avant de remettre en route son gagne-pain. Il déposa les enfants au pied de la dune du Pyla. Ils descendirent, inquiets. Où était le paradis ? Ils ne voyaient ici que sable et pins. Madame Gaillard les réunit autour d’elle et les prit sous son aile. – Nous allons rester groupés les uns derrière les autres en rang par trois. Nous allons escalader cette dune. Au sommet, c’est le paradis terrestre, j’ai bien dit terrestre. Elle n’osa pas dire que l’autre paradis n’existait pas. Ils attaquèrent la pente et commencèrent à glisser dans le sable. Abel remarqua tout de suite que Madame Gaillard allait au-devant des pires difficultés pour monter. Il lui prit une main et l’aida à prendre appui pour mieux se hisser à chaque pas. Le petit bras d’Abel tenait bon, ses muscles étaient raides, efficaces et performants. Il la mena jusqu’au sommet, un sommet si mérité que le panorama en fut encore plus éblouissant. Les élèves restèrent bouche bée devant la magie du lieu, cet immense horizon qui n’en finissait pas de s’agrandir sous le soleil éclatant. Madame Gaillard rappela ses poussins qui commençaient à se disperser. Ils s’agglutinèrent contre maman poule. La cantinière leur offrit un biscuit, ils se calmèrent et scrutèrent à nouveau les lointaines vagues dans les passes. – Regardez maîtresse, un bateau à poil. – À voile, corrigea l’institutrice qui avait repris son souffle. Ils descendirent avec regret de ce gigantesque dôme de sable. Les uns roulaient, les autres glissaient sur les fesses, ils étaient fous de joie. Le car les emmena au bord d’une plage. Ils allaient pouvoir toucher l’eau. – Ne vous éclaboussez pas ! – M’dame, c’est salé ! – C’est salé l’eau de mer, pour l’eau des rivières, on dit quoi ? – Qu’c’ pas salé. – Mais encore... – Sais pas. – On dit que c’est de l’eau douce. – La mer, c’est de l’eau dure ? Sur le trajet du retour, les élèves voulurent chanter. Une des mères accompagnatrices servit de chef de chorale. Ils firent une sorte de pot-pourri de tout ce qu’ils avaient appris. Ils étaient heureux et sautaient comme des petits chevreaux de siège en siège. Le chauffeur klaxonnait de temps en temps pour réchauffer l’ambiance. Quand ils arrivèrent au village, Madame Gaillard qui avait très mal aux genoux à la suite de l’escalade de la dune du Pyla, descendit la première, suivie d’un élève qui l’embrassa, imité par les vingt-trois autres. Du jamais vu, les parents éberlués n’en revenaient pas. Mais que s’était-il passé dans ce car ? Comment en une journée, la classe n’était plus une classe mais une b***e de joyeux écoliers tous âges confondus, sautant autour des adultes comme des petits chiens fous. Cette année-là, les quatre élèves présentés au certificat d’études furent reçus. Dans le village, la réputation de l’institutrice mal aimée, parfois redoutée, grandissait. Finalement, le certificat d’études n’était pas si inutile que ce qu’on voulait bien en dire. Les femmes, à la veillée, admiraient cette institutrice. Elle, au moins, n’avait pas peur des hommes. Les langues se déliaient, oh pas beaucoup, mais tout de même, un petit brin de révolte, tout petit, naissait dans leur poitrine. * Abel était le plus âgé de la classe, les années avaient passé, il était dans la classe supérieure. Le certificat d’études se profilait à l’horizon, Abel ne courait plus dans les bois, il travaillait ses devoirs avec lenteur mais opiniâtreté. Il ouvrait souvent les deux tomes noirs du grand Larousse que lui avait donné Monsieur le maire. Sa mère s’en agaçait, si bien qu’un jour, elle lui annonça qu’il était devenu assez costaud et qu’elle allait le placer chez le comte Floris Ancelin de Fonquebrune au manoir de la Tricherie. Quelqu’un viendrait le chercher pour l’emmener vers son nouvel horizon, le dimanche matin suivant. Abel ne pleura pas mais trembla de tout son être, incapable de répliquer ou de s’opposer. Il avait les mâchoires serrées et douloureuses. La Mauduit était méchamment rigolarde : elle se débarrassait de lui, enfin ! – T’ le vois ce bâton, si t’en dit un mot à quéqu’un, je te tue avec. Abel était désemparé, il pensait au certificat d’études, il aurait pu le passer et qui sait, l’obtenir. Placé à quatorze ans, à six mois de l’examen, le garçon ne comprenait pas, lui qui avait tout fait pour apprendre les tables de multiplication et s’acharnait pour bien écrire. Ce jour-là, un samedi matin, il savait que c’était la dernière fois qu’il s’asseyait devant son pupitre. Il but les paroles de Madame Gaillard. Midi sonna, c’était fini. Il eut du mal à se lever et à sortir de l’école. Il n’avait pas osé parler à cette femme qui l’avait tant aidé. Il courut dans le fossé de l’autre route qui croisait celle de l’école, y cueillit des fleurs, en fit un bouquet qu’il noua avec une ficelle qu’il avait dans sa poche et revint vite sur ses pas. Hélas, il vit au loin sur la route de Vouton, l’institutrice qui pédalait sur son vélo. Abel resta quelques minutes, les yeux rivés sur cette forme mobile qui se fondait dans l’invisible. La route blanche était devenue déserte, seul un corbeau noir s’y posa. Abel regagna sa cahute avec son petit bouquet qu’il serrait éperdument pour se raccrocher à quelque chose comme un naufragé à un tronc d’arbre. Il pensait intensément à Madame Gaillard. Il alla se cacher dans les bois et attendit que la nuit tombe sur lui pour ensevelir sa détresse. Quand il entra dans la pièce enfumée, éclairée par une sinistre bougie vacillante, il tomba sur l’hideux faciès de sa mère dont les traits creusés se déformaient comme des volutes sous l’effet de la flamme dansante. À peine fut-il rentré qu’elle alla se coucher. Elle sentait la gnole et devait être saoule. Il prit le quignon de pain qui restait, le graissa de grillon et le mangea sans faim. Il se demandait si ce n’était pas le moment de tuer sa mère. Il prit un couteau dans sa main droite. Vu l’état dans lequel elle se trouvait, un ou deux coups de lame… et elle n’en réchapperait pas. La haine montait en lui. Elle irriguait ses vaisseaux des pieds à la tête. Il s’approcha doucement de cette femme qui était sa mère. Elle était couchée sur le côté, sur le matelas en copeaux de châtaigner qui crissait au moindre mouvement. Il devinait dans la pénombre ce pauvre corps sans défense offert au drame. Il serra le manche du couteau, leva le bras et allait prendre son élan quand une force invisible le retint à la dernière seconde. Abel transpirait et avait du mal à retrouver son calme. Il l’avait échappé belle, sa mère aussi ! Il prit conscience de l’énormité de son geste et posa le couteau sur la table en tremblant. Il prit le bouquet qu’il avait posé sur la table, souffla la bougie et à tâtons, regagna sa paillasse. Il s’endormit avec ses fleurs ressentant douloureusement les soubresauts de son cœur qui battait très vite et secouait sa poitrine. Des cauchemars le réveillèrent plusieurs fois dans la nuit, le couvrant de sueurs froides et nauséabondes. Il avait du mal à éliminer de sa pensée la lame luisante du couteau. Le dimanche matin, sa mère lui prépara son modeste baluchon. Pour la première fois, elle prenait soin de lui. Vite dit. Abel prit son cartable et les deux volumes de son dictionnaire Larousse. Lorsque sa mère voulut les lui prendre, jugeant inutile qu’il s’encombre avec des saloperies pareilles, il se rebiffa et se montra si menaçant qu’elle n’insista pas. Il lui tardait tellement qu’il parte ! Soudain, un coup de klaxon déchira le silence des bois feutré par la bruine. Sa mère l’accompagna jusqu’à la voiture. Un homme en descendit. Il était petit et maigre avec un nez pointu et des yeux vifs. Il portait une veste de velours marron foncé sur une chemise blanche avec une lavallière et un pantalon noir avec guêtres en cuir. – Bonjour Madame Truffandier, c’est lui votre fils ? Il est bien chétif… Il lui donna une liasse de billets. Abel ne comprenait rien. L’avait-elle vendu comme un veau à la foire ? – Allez, montez ! Qu’est-ce que vous attendez ? Abel qui ne s’était jamais installé dans une voiture ne savait comment s’y prendre et hésitait. Il avait envie de s’enfuir et de courir chez Madame Gaillard. – Eh bien, ça promet ! Il n’a pas l’air dégourdi. Espèce d’imbécile, tu ne sais pas ouvrir une porte ? Le comte ouvrit la portière contre son gré. Abel monta à l’arrière de la Peugeot 202 noire avec difficulté. Il était terrorisé. Sa mère ne lui dit même pas au revoir. Quand la voiture démarra, elle avait déjà le dos tourné. Les yeux écarquillés, le malheureux regarda par la vitre défiler les paysages qu’il connaissait bien. Survinrent ensuite des champs et des collines qu’il n’avait jamais vus. Il se sentait perdu. Il sautait malgré lui sur ce siège arrière inconfortable quand l’auto passait dans les nids de poule, finit par avoir la nausée, au bord de défaillir, et essaya de surmonter son malaise en serrant dans ses bras son cartable comme un ami de toujours, rassurant et chaleureux. Le comte ne disait mot. Où le conduisait-il ? Le lundi qui suivit, Abel était absent, idem le mardi. Madame Gaillard fit garder la classe par la cantinière et enfourcha son vélo pour essayer de trouver le maire. Il faisait ferrer son cheval. C’est dans l’atelier du forgeron, envahi de fumées et de l’odeur de corne brûlée qu’elle alerta le maire. Elle monta sur ses grands chevaux, ceux-là, ils n’avaient pas besoin des soins du maréchal-ferrant, car l’élu n’était pas décidé à intervenir chez la Mauduit. – Monsieur le maire, je veux des nouvelles à midi, vous entendez, à midi, dit-elle sans ambages. Secoué et pris de remords, le maire monta dans sa carriole, prit la côte de Pêyrou et emprunta le chemin qui conduisait au taudis. Campé devant la porte, il appela plusieurs fois la Mauduit, quand, tenant à peine debout, apparut l’épouvantail, s’accrochant au montant de la porte. – V’nez faire quoi ? – Où est Abel ? – Parti. – Parti où ? – Je ne sais point, jl’ai placé. – Où, nom de Dieu ! – Foutez le camp ! Elle sortit tant bien que mal de sa chaumière, menaçant l’homme de son bâton, ce qui effraya le cheval. Celui-ci fit un écart brusque qui faillit renverser le maire. Il parvint à maîtriser l’attelage et s’en retourna penaud, sous les invectives de la Mauduit. – Vous allez avoir de mes nouvelles ! Je vais appeler les gendarmes. – Pourri ! Qu’y viennent, j’vas les recevoir ! Le maire redescendait la côte quand une grosse voiture noire doubla la charrette et s’arrêta. Le chauffeur en descendit et porta une enveloppe au maire. Les deux hommes n’échangèrent qu’un court regard. La voiture s’éloigna, le maire ouvrit la lettre. Elle ne contenait qu’une phrase sibylline : « Laisse tomber si tu ne veux pas avoir d’ennui. » Le maire comprit qu’il valait mieux se défiler, au risque de se faire incendier par la mère Gaillard, même s’il ne comprenait pas le pourquoi de cet avertissement de ce quelqu’un qu’il connaissait bien. Fermer les yeux sur cette affaire l’arrangeait, il n’avait aucunement l’envie d’en découdre avec la Mauduit. Elle était pire qu’une vipère, plus on lui aurait tapé dessus, plus elle se serait rebellée. * Quand elle apprit que son élève avait été placé chez un comte, Madame Gaillard entra dans une colère noire. Au bord du malaise, sa face devint blanche puis écarlate. Elle suffoqua et reprit enfin son souffle après une longue tirade digne d’un ténor du barreau. Elle allait remuer ciel et terre pour rechercher Abel, prévenir les gendarmes, l’académie, la population, faire une pétition, enfermer la sorcière dans un asile… La Mauduit allait voir ce qu’elle allait voir ! Qui était ce comte ? Ce monstre, ce voleur d’enfant, cet esclavagiste n’échapperait à la guillotine. Hélas, le temps passait et l’institutrice dut se rendre à l’évidence, elle se heurtait au mur épais de l’indifférence. Le maire laissait couler et se dérobait à chaque interrogation. Le cahier qu’elle avait mis à l’école pour faire signer une pétition n’obtint que deux signatures. Pire, personne n’avait assez de courage pour s’attaquer à la Mauduit au cas où elle aurait un pouvoir ; celui de jeter des sorts ! Les peurs irraisonnées ont la vie dure chez les campagnards, superstitieux et veules devant le diable qui se cache partout. Madame Gaillard en garda une rancœur indéfectible. Elle changea de caractère, devint plus tyrannique et révoltée contre ses concitoyens sous le joug de croyances imbéciles, incapables de respecter les lois de la République. Un après-midi, à la sortie de l’école, elle demanda qui voulait la suivre. Elle monta sur son vélo et prit la direction des bois de Pêyrou. Elle se retourna, personne ne l’avait suivie, elle posa pied à terre. – Alors ? Personne ne vient… b***e de lâches ! Et se remit à pédaler. Le maire fut prévenu. Immédiatement, il se lança à la poursuite de l’institutrice effrontée. Une fois rattrapée, elle refusa de descendre de sa bicyclette. Elle était très essoufflée et quelques mètres plus loin, elle tomba de toute sa masse sur la route. Elle faisait une crise d’asthme sévère. Elle étouffait, sa respiration sifflante n’augurait rien de bon. Le maire fit signe de venir l’aider mais les témoins en bas de la côte firent mine de ne rien voir et se dispersèrent. Le maire venait de comprendre que Madame Gaillard avait le droit de nourrir un certain ressentiment vis-à-vis de la population. – Vous n’êtes pas raisonnable. Voulez-vous que j’aille faire prévenir le docteur ? Elle lui fit signe que non. Le maire commençait à s’impatienter, il n’allait quand même pas y passer la nuit, sur la côte de Pêyrou ! L’institutrice reprenait vie et tenta de se lever, elle saignait d’un genou. – Je vais vous raccompagner chez vous. – Je n’ai besoin de personne… personne ! L’institutrice remonta sur son vélo et prit le sens de la descente en zigzaguant. La Mauduit l’avait échappée belle. Le maire était hors de lui et en avait assez de ces deux bonnes femmes qui perturbaient sa commune qu’il voulait sans histoires.
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