La Formule-1

2044 Words
La Formule *** 1 Octobre 2002. Je n'étais à l'époque qu'un simple professeur, noyé dans la masse enseignante de l’université de Charleston, en Virginie Occidentale. J'enseignais les mathématiques à des classes d'étudiants plus prompts aux rêveries ou au sport qu'à la beauté intrinsèque de l'arithmétique. J'exerçais pourtant cette tâche avec l'enthousiasme de mes trente-deux ans, nourris dès l'enfance de cette science qu'un père, référence en ce domaine, m'inculqua très tôt dans l'existence. En ce matin d'automne ensoleillé, j'essayai de convaincre des visages absents de l'ingérence des probabilités dans la vie quotidienne. — Bon sang, mais à quoi tout ça peut-il bien nous servir ? s'exclama soudain Billy Porter, étudiant plutôt brillant, mais provocateur, et surtout allergique aux chiffres. Cheveux bruns en bataille, avachi sur sa chaise, l'adolescent ne payait pas de mine, mais s'avérait bien plus fin qu'il n'y paraissait. Après qu'une vague contestataire favorable à l'importun fut passée sur la classe, je repris la parole. — Vous voulez un exemple concret ? Le voici. Imaginez, monsieur Porter, que vous soyez bloqué au quatre-vingt-dixième étage d'une tour en flammes… L'allusion aux évènements du 11 septembre, encore douloureusement présent dans les mémoires, provoqua rumeurs et sourires crispés. — Vous êtes donc dans cet immeuble, continuai-je, satisfait de mon effet, et vous vous précipitez vers les ascenseurs. Vous appuyez sur le bouton d'appel, mais au même instant, quinze autres personnes cherchant elles aussi à fuir en font de même, à quinze étages différents. Que croyez-vous qu'il se passe ? — Comment ça ? demanda Billy, circonspect. — Où va se diriger la cabine de l'ascenseur, si vous préférez ? Dépêchez-vous, les flammes se rapprochent ! Billy réfléchit quelques secondes, puis se lança, sûr de lui : — Vers celui qui appuie le premier sur le bouton ! — Perdu, répondis-je, déambulant dans les allées de la classe. Vous êtes mort ! Nouvelles rumeurs et rires crispés. Conspué par ses camarades, l'étudiant tenta de sauver la face, avant de s’avouer vaincu. — Avez-vous déjà entendu parler des lois de probabilités ? expliquai-je alors. Des études montrent que la réponse la plus rentable, la plus rapide et la plus satisfaisante pour les usagers est que la cabine se dirige toujours vers l'étage dont elle se trouve la plus proche. On appelle cela la méthode « Ignor ». Elle entre dans le cadre d'un processus qualifié d'optimisation, processus qui permet le fonctionnement de bon nombre des services qui nous entourent au quotidien. Gestion du trafic aérien, des flottes locatives, etc. Démonstration faite, plus aucune objection ne vint entraver la bonne marche du cours, qui s'acheva sans incident. — Toutefois, monsieur Porter, conclus-je tandis que la sonnerie retentissait, si, par malheur, vous cherchez le moyen le plus rapide de vous enfuir d'un immeuble en flammes, prenez donc les escaliers ! Un éclat de rire général accompagna la sortie des étudiants, qui se ruèrent bruyamment vers le couloir. La salle se vida en quelques secondes, ne laissant derrière elle que chaises vides et tables dérangées. J'en remis machinalement quelques-unes en place, puis rassemblai mes affaires et me dirigeai vers la salle des professeurs, lorsqu'une voix familière m'interpella. — Je crois que je vais me convertir à l'Islam, lança Berny Kowaks en repliant le journal qu'il avait dans les mains. Petit, rondouillard et jovial, Berny Kowaks promenait sa calvitie avec nonchalance, portant sur le monde un regard teinté d'ironie. Enseignant la même discipline que la mienne, il ne daignait réellement se passionner que pour une chose : les femmes. Et c'est justement de cela qu'il m'entretint une fois de plus, ce jour-là. — Ce torchon prétend que les kamikazes islamistes mettent plusieurs couches de sous-vêtements parce qu'on leur promet soixante-dix vierges au paradis d'Allah ! fit-il en engloutissant les dernières bouchées d'une barre chocolatée. Au rythme où vont les choses, ajouta-t-il, avisant un couple d'amoureux en train de s'embrasser, il n'y aura bientôt plus qu'au Paradis qu'on trouvera encore des vierges ! — Comment vas-tu, Berny ? le saluai-je en souriant. — J'en sais trop rien ! Depuis l’année dernière, j'hésite entre crever de trouille et cogner sur tout ce qui bouge ! En fait, je crois que je vais plutôt me saouler ! Et je te conseille d'en faire autant ! — Si tu fais allusion à cette soirée, je t'ai déjà dit que je ne pouvais pas venir ! — Tu ne vas pas me faire ça, s'énerva Kowaks. C'est demain soir ! Je te rappelle qu'il n'y aura que des bombes, toutes célibataires, avec en prime la fabuleuse Nancy ! Cette fille à une poitrine plus vaste que le Minnesota ! — J'ai deux cents devoirs à corriger pour vendredi, Berny. Je n'ai pas le temps de m'amuser, moi ! M'entraînant à l'écart, Kowaks se fit soudain plus sentencieux. — Ça fait combien de temps que tu n'as pas vu quelqu'un ? — Je ne crois pas que cela te regarde, répondis-je, agacé par sa condescendance. — Ok, c'est toi qui vois ! Mais je te préviens, tu as intérêt à venir demain soir ! Ça ne pourra pas te faire de mal ! Et n'oublie pas, champion, surveille tes arrières ! conclut-il en s'éloignant. Berny était sans nul doute mon meilleur ami. Je le connaissais depuis près de cinq ans et une réelle confiance nous liait l'un à l'autre. À vrai dire, il composait à lui seul une bonne partie du cercle de mes relations. Je lui devais d'ailleurs bien des mains tendues depuis le drame qui frappa ma vie quelques années plus tôt. En me forçant à me joindre à l'une de ces soirées que je n'affectionnais guère, il désirait me rendre service, je n'en doutai pas. Mais j'étais devenu solitaire, et rechignais à forcer ma nature. La méfiance qu'il me conseilla, en revanche, n'avait aucunement trait à cet aspect de mon tempérament. Nous étions en début d'année et les traditionnels canulars estudiantins n'avaient pas encore été perpétrés. Au vu de l'inventivité de l'année passée, nous pouvions d'ailleurs nous attendre au pire. La Fraternité « Kappa, Delta, Pi », éternel fer de lance de la tradition, n'avait en effet rien trouvé de mieux que de démonter pièce par pièce la voiture d’un de mes confrères enseignants, avant de la remonter intégralement à l'intérieur même de sa salle de cours. Billy Porter présidant cette confrérie, j'avais donc tout à redouter. En rejoignant le parking, ce soir-là, l'étrange sensation d'être observé m'étreignit. Porter, suivi comme son ombre par son fidèle disciple Nathan Gale, veillait probablement dans l'ombre. Lorsque j'ouvris la portière de ma Volvo, inquiet, je m'attendais au pire. Mais rien ne se passa. Mon heure n'était, semble-t-il, pas encore venue. *** 2 Au soir du jour suivant, je déclinai une dernière fois par téléphone l'invitation de Berny et rejoignis l’université, où je savais que je pourrais travailler en toute quiétude. J'y pénétrai sous un ciel couvert, annonciateur d'une pluie imminente. À cette époque de l'année, le climat pouvait varier du tout au tout, la forêt toute proche influant constamment sur la régularité des précipitations. « L'hiver approche », me dis-je en remontant le col de ma veste. Je n'avais aucune affinité particulière avec la Virginie Occidentale. Je m'y étais installé un peu par hasard, il y a cinq ans, fuyant le tour dramatique que venait de prendre mon existence. L'endroit m'avait paru propice à l'apaisement intérieur que j'aspirai, le temps aidant, à retrouver. Tout était désert à cette heure. Un calme étrange régnait au cœur des bâtisses. J'aimais cette ambiance, à la fois sereine et mystérieuse, où l'on peinait à croire qu'un tel silence put succéder au brouhaha de la journée. Une odeur âcre emplissait l'atmosphère, mélange de vapeurs d'alcool et d'éther des laboratoires tout proches. J'arpentai les longs couloirs aseptisés des locaux scientifiques, bifurquant à plusieurs reprises avant de trouver ma salle, où je m'installai. Deux heures d'efforts me firent venir à bout des trois quarts de mes copies, brillantes pour certaines, indigentes pour d'autres. « Les joies de la mathématique », comme Kowaks se plaisait à me le rappeler. Épuisé, je décidai de faire une pause. J'ôtai mes lunettes de lecture, puis me levai et m'approchai de la fenêtre. Au-dehors, il pleuvait, comme prévu. À la lueur d’un réverbère, je remarquai alors un véhicule que je n'avais pas aperçu en arrivant. Une vieille Ford couleur or, avec une aile repeinte en blanc. « Un impatient », pensai-je en m’avisant de son stationnement hasardeux sur le bord d'un terre-plein. J'en étais à ces observations lorsqu'un bruit provenant du couloir me fit sursauter. Persuadé d'être seul dans le bloc des sciences, j'observai une nouvelle fois la Ford. À qui pouvait-elle bien appartenir ? Le claquement soudain d’une porte me décida à aller voir ce qui se tramait à l'extérieur. — Qui est là ? demandais-je une fois dans le couloir. Des pas sonores m’orientèrent alors vers l’angle de ce dernier, où j’aperçus subrepticement une ombre projetée sur le sol. Cette fois, plus de doute possible, je n'étais pas seul. Peu sûr de moi, j’avisai une vitrine de trophées sportifs accrochée au mur, au centre de laquelle une batte de base-ball attira immédiatement mon attention. Sans plus d'hésitation, j'ouvris la vitre et m'en saisis. Nanti de cette arme improvisée, j'avançai lentement, attentif au moindre mouvement, lorsqu’une insidieuse incertitude m'envahit peu à peu. Et si tout cela n'était qu'un jeu ? Peut-être me trouvai-je, malgré moi, au cœur d'une farce d'étudiant qui n'avait d'autre but que de m'effrayer. Plus rien ne troublait le silence depuis plusieurs minutes à présent. Au point que la tension qui m'étreignait ne tardait pas à retomber. Un sourire fugace vint même s'afficher sur mon visage lorsque je pris conscience du ridicule de la situation. Je regardai alors la batte de base-ball d'un œil circonspect, puis me décidai à la reposer à l'endroit où je l'avais prise. Encore sous le coup de ma stupide frayeur, je rejoignis ma salle de cours, tout en songeant à la satisfaction que devaient éprouver les auteurs de cette blague, quand le vrombissement d’un moteur attira brusquement mon attention. M'approchant de la fenêtre, je vis la Ford couleur or démarrer en trombe, fendant la nuit tous feux éteints vers la sortie du campus. Je n'avais donc pas rêvé. Quelqu'un avait bien pénétré dans le bâtiment. Je me retournai alors et constatai que plusieurs tables avaient été déplacées. Persuadé de les avoir trouvées en ordre à mon arrivée, je compris immédiatement que l'inconnu qui venait de s'enfuir devait être parvenu jusqu'ici. Des traces de pas sur le sol trahissaient d’ailleurs son passage, confirmant mon hypothèse. Plus loin, gisait, aux pieds d'une chaise, une chemise de cuir noir, encore ruisselante de pluie, sans doute perdue par l'intrus dans sa fuite. Intrigué, je la ramassai, défis la lanière qui l'enserrait et soulevai le rabat. À l'intérieur, une simple feuille de papier, jaunie par le temps, que je dépliai avec précaution, découvrant ce qui s'y trouvait inscrit. Sous mes yeux s'étendait une suite de chiffres et d'algorithmes, agencés de telle manière qu'ils formaient la formule mathématique la plus complexe qu'il m'ait été donné de voir. À vrai dire, j'employai le mot « formule » à défaut d'autre chose, tant il semblait difficile de voir dans cette série alphanumérique une organisation véritable. Mécaniquement, je retournai la feuille et découvris au bas de celle-ci des traces d'impression presque effacées, que je ne parvins pas à déchiffrer. Aucune autre signature, de quelque nature que ce fut, n'apparaissait sur le document. Plutôt perplexe, je ne pus refréner mon instinct de mathématicien qui me poussait à décrypter la partie chiffrée. Mais, m'avisant de l'heure tardive, je décidai de remettre mon étude à plus tard. Mille questions se posaient cependant. À qui ce document était-il destiné ? Qui en était le porteur ? Pourquoi n'avait-il pas répondu à mes appels ? Et pourquoi s'était-il enfui avec une telle rapidité ? J'arrêtai là les supputations et me dis, en quittant les lieux, que la nuit me porterait conseil. *** 3 Devant moi, la route sinueuse et détrempée faisait miroiter la fade lumière d’un timide soleil levant. Je serpentai sur le bitume à allure modérée, comme chaque matin, longeant l'Elk River. J'habitai Elkview, petite bourgade située à quelques kilomètres de Charleston. L'endroit idéal pour la tranquillité à laquelle je prétendais. La route était déserte. Cela faisait bien dix minutes que je n'avais croisé personne. La glissière de sécurité défilait sous mes yeux, invariable et grisâtre, témoin muet de la circulation. J'étais en avance, mais aimais prendre mon temps pour rejoindre le campus. Ce jour-là, cependant, mon apaisement habituel n'était qu'apparence. La tête encore pleine des évènements de la veille, je n'ambitionnai qu'une chose : percer le mystère du document découvert dans ma salle de cours. À mesure que je m'approchai de Charleston, le trafic s'intensifia, pour bientôt ne former qu'une longue file de véhicules pratiquement à l'arrêt. Je freinai, un peu surpris, puis me déportai sur la gauche pour comprendre la raison de l'embouteillage. À deux cents mètres environ, j'aperçus alors l'éclat de plusieurs gyrophares, présageant un probable accident. Je m'en approchai lorsqu’enfin la colonne daigna se mouvoir et compris, au nombre de véhicules de secours, qu'il ne s'agissait pas d'un banal accrochage. Entre les patrouilles de police, en effet, un impressionnant camion-grue s'évertuait à sortir de la rivière une voiture qui, semble-t-il, avait fait le grand saut. L'histoire aurait pu s'arrêter là, si le véhicule extrait des flots n'avait été une Ford couleur or, avec une aile repeinte en blanc. Précisément la même que je vis, la veille, quitter l’université à la hâte. — Un type s’est offert le grand plongeon, m'expliqua l'officier de police que j’interpellai sur l’accident. À croire qu'il en avait marre de l'existence ! — Pourquoi dites-vous cela ? — Regardez autour de vous. Cette ligne droite doit bien faire deux kilomètres, et il n'y a pas eu un seul accident mortel sur cette portion de voie depuis près de vingt ans ! Je jetai un œil dans mes rétroviseurs. Le policier disait vrai. Pas le moindre virage à l'horizon. La vitesse seule ne pouvait expliquer une embardée d'une telle violence. Lorsque la Ford fut complètement sortie de l'eau, j'aperçus l'espace d'un bref instant le corps blafard et sans vie de son conducteur, affalé sur le volant. Une vision de mort qui me fit lever le cœur.
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