La Formule-2

2033 Words
Déjà, la file de voitures s'ébranlait de nouveau, m'entraînant dans sa suite. Mais mes yeux ne pouvaient se défaire de l'horreur. Les images du véhicule démarrant à toute allure, la veille au soir, me revinrent en mémoire. Que cherchait à fuir son conducteur au point de sortir de la route ? Se pouvait-il qu'il y ait un lien entre cet accident et sa visite à l’université ? Pensif, j'arrivai finalement à destination avec près de vingt minutes de retard, Les premières depuis que j'occupais mon poste. En quittant le parking, je m'étonnai de trouver vacante la place de Berny. J’apprendrai dans la journée qu’il serait absent toute une semaine. Les séquelles d'une soirée trop arrosée, pensai-je, amusé. Ma pause déjeuner serait courte. J’avais décidé de rattraper mon retard en avançant mon premier cours de l’après-midi. En sortant du bloc scientifique, la vue d’une caméra au plafond me rappela que le campus était sous surveillance électronique. Peut-être subsistait-il une trace de la venue de mon mystérieux visiteur, la veille au soir. La salle de contrôle était déserte à cette heure. Je profitai de la pause du gardien pour y pénétrer discrètement. Devant moi, la liste des b****s semblait innombrable. Bien trop nombreuses en tout cas pour me laisser le temps de visionner quoi que ce soit. Le vigile se contentait souvent d’un sandwich et ne dérogea pas à sa règle en revenant moins de cinq minutes plus tard. M’éclipsant à la hâte, je souris de mon ridicule en retournant à ma salle de cours. Sans doute cette histoire de formule m'obsédait-elle plus que je ne voulais l’admettre. Au point de me consacrer, les jours suivants, à son déchiffrement. J’examinai d’abord cette impression au dos du document, impression dont je déterminai qu'il s'agissait d'une sorte de cachet, rédigé en italien. La marque du papetier, supposai-je. Puis je m'attardai sur le corps principal du texte. Las, ma persévérance ne fut pas payée en retour, ne parvenant, malgré tout mon savoir, à ne déchiffrer que quelques maigres combinaisons de calcul. Ce qui ne me permit en rien d'éclaircir ce à quoi j'avais affaire. Ma déception fut à la mesure du temps que j'y passai. Je tentai même de contacter Berny afin qu'il me fasse part de ses lumières. Mais mes appels restèrent lettre morte. Si bien que j'abandonnai rapidement toute velléité d'en savoir plus, la chemise de cuir rejoignant la pile de documents qui s'entassaient sur mon bureau. *** 4 Une semaine s’écoula sans que je me préoccupe de cette histoire. Jusqu’à ce soir d’orage, où un coup de téléphone vint brusquement tout bouleverser. Au bout du fil, Berny, visiblement affolé, me conjurait de venir le rejoindre immédiatement à l’université. Pour toute explication, je n’eus que cette phrase, expéditive : — Ramène tes fesses ici très vite, champion ! Il était près de vingt-trois heures. Intrigué et inquiet, je sautai dans ma Volvo et parcourus les quelques kilomètres qui me séparaient de Charleston en un temps record. Sur le parking, je croisai la voiture de Berny, dont le capot était encore chaud. Le vent et la pluie formaient une sorte de brume qui rendait presque angoissante la masse imposante des bâtiments déserts. D'un pas hésitant, je me dirigeai alors vers le lieu où il m'avait donné rendez-vous, au coin de la Schoenbaum Library. J'en abordai l'angle lorsque, à dix mètres à peine, Berny m’apparut, immobile, comme tétanisé. Je m'apprêtai à le rejoindre quand il me fit signe de ne pas m'approcher. Incrédule, je vis alors une silhouette sombre se placer derrière lui, et braquer une arme sur sa tempe. La surprise et la peur me firent reculer de plusieurs pas, manquant de trébucher. Sous la lueur d’un réverbère, je découvris soudain le visage tuméfié de Berny. La pommette et la lèvre inférieure en sang témoignaient des coups violents qu’il avait dû recevoir. Son agresseur, lui, resta dans l’ombre. Même ses yeux semblaient avoir disparu sous la cagoule noire qui lui dissimulait le visage. — Écoutez-moi très attentivement, Monsieur Ashcroft, dit-il soudain, la voix déformée par un synthétiseur vocal. Vous êtes en possession d'un document qui ne vous appartient pas. L'allusion à la chemise de cuir découverte quelques jours plus tôt était évidente. En d’autres circonstances, j’aurai joué l'incrédulité. Mais le regard implorant de Kowaks vint vite me ramener à la raison. — Rendez-nous ce document, et votre ami aura la vie sauve, reprit la voix. Dans le cas contraire, vous mourrez tous les deux. Obsédé par les reflets métalliques du pistolet, je ne parvenais pas à recouvrer mon calme. Tout se brouillait dans mon esprit. Imperceptiblement, je sentis mes jambes à deux doigts de défaillir. Je n'avais pas le document sur moi, et n'envisageai à cet instant aucune échappatoire. L'homme armé finit vite par entrevoir mon désarroi. Comme pour m'intimer une pression supplémentaire, il s'avança sous le réverbère. Le reflet de sa boucle de ceinture en forme d'aigle me jaillit alors au visage. Je cherchai en vain un moyen d’échapper au pire, quand le fracas d'une poubelle renversée vint furtivement détourner son attention. Il n'en fallut pas plus à Berny pour saisir sa chance et tenter de se dégager. D'un geste désespéré, il parvint à s'emparer du bras armé de son ravisseur, m'ordonnant dans un cri de déguerpir au plus vite. Conscient de l'opportunité, j'abandonnai très vite tout héroïsme pour m'enfuir sans me retourner. Je n'avais pas fait dix pas qu'un coup de feu retentit, bientôt suivi d'un second, s’ajoutant au grondement de l’orage. Je sursautai à chacun de ces claquements secs, n'osant imaginer ce qu’ils supposaient. Prévenir la police. L'idée me sauta à l'esprit. Je courus comme un dératé jusqu'à ma voiture, m'y engouffrai d'un bond, et empoignai mon téléphone portable. Peine perdue. La batterie était vide. J’envoyai alors balader l’appareil sur la banquette arrière, et réfléchis. La tête entre les mains, je tentai de reprendre mon souffle, lorsqu'une ombre fugitive me tira brusquement de ma torpeur. Et si le tueur m'avait suivi ? Ma réaction fut immédiate. J'introduisis ma clé dans le barillet, démarrai en trombe et m'arrachai au bitume dans la fumée de mes pneumatiques. Lorsque j'abordai MacCorkle Avenue à tombeau ouvert, des myriades de phares surgirent comme autant d'agressions visuelles. Instinctivement, je ne cessai de scruter mes rétroviseurs, craignant d'être rejoint par le tueur. Les coups de feu me résonnaient encore aux oreilles. Qu'était-il advenu de Berny ? Obsédé par l'angoissante question, je finis par retrouver un tant soit peu mon calme, et ralentis afin d'éviter l'embardée. Le commissariat le plus proche se trouvait à deux kilomètres à peine. J'empruntai le pont de la 35ème, franchis la rivière Kanawha et rejoignis Washington Street. Mais, à mesure que je m'approchai de mon but, le doute m'envahit. Et si l'on ne croyait pas à mon histoire ? Après tout, je n’avais aucune preuve, si ce n’était mon seul témoignage. Un témoignage si rocambolesque qu’il pouvait très vite me faire passer du statut de victime à celui de suspect. À moins de cent mètres du poste de police, je me garai et coupai le contact. Mon hésitation était à son comble. Jamais, peut-être, je ne m'étais senti aussi mal. Les mains crispées sur le volant, je jetai un œil dans mon rétroviseur intérieur. Le regard que je croisai alors me parut étranger. Un regard emprunt de terreur et de peine. Les yeux d'un homme qui ne savait quelle attitude adopter. La crainte d'être l'accusé plus que l'accusateur du meurtre hypothétique de mon ami s'abattait maintenant sur moi comme une chape de plomb. La perspective me fit venir des sueurs froides. J'étais dans un état second. Si absorbé que je ne vis même pas ce policier s'approchant de mon véhicule, et se pencher devant ma vitre latérale. — Il ne faut pas rester là, dit-il en cognant sur le carreau. Le stationnement est interdit. Sa voix ferme me fit tressaillir. Je le regardai sans vraiment le voir, hébété, puis me décidai à faire mouvement. Si je restai une minute de plus, il percevrait certainement mon trouble. En m’éloignant du commissariat, je m'engageai vers l'inconnu, franchissant, sans réellement en prendre conscience, un point de non-retour. *** 5 Peu à peu, le froid hivernal s'installait sur la région, mettant fin aux dernières journées ensoleillées du début d'octobre. Un calme apparent régnait au-dehors, dans un monde qui pourtant ne serait plus jamais le même. Depuis un an déjà, tout ce que le pays comptait de médias n’avait cessé d'analyser en tous sens les conséquences du onze septembre. J'éteignis la télévision vers deux heures du matin, ce soir-là, sur des images d’archives du « Ground Zero » new-yorkais. Trois jours durant, je demeurai cloîtré chez moi, redoutant à chaque instant que la police ne débarque pour m'interroger sur la mort de Berny. Au long de mes nuits blanches, j'avais ressassé le problème en tous sens, songeant même à la reddition. Mais, à l'heure qu'il était, tout devait avoir été découvert depuis longtemps déjà. Et mon témoignage tardif ne m'aurait rendu que plus suspect encore. Apathique, je dormais peu, et ne mangeais presque rien. Sur mon répondeur, les messages de l’université s'accumulaient, sans que j'y octroie la moindre réponse. Mes cours avaient été suspendus. Mais c'était là le cadet de mes soucis. Sur mon bureau trônait la chemise de cuir, énigmatique, dont la vue seule faisait naître en moi une sorte d’angoisse irrépressible. Je m'apprêtai à passer une nouvelle nuit sans sommeil, lorsque la sonnerie stridente du téléphone résonna dans l'entrée. Qui pouvait bien appeler à une heure aussi tardive ? Surpris, je fus tenté de laisser agir le répondeur, puis me résignai à décrocher. Au bout du fil, une voix inconnue me livra d'étranges instructions. — Monsieur Ashcroft ? demanda-t-elle. — Lui-même. Qui le demande ? — Mon nom n'a pas d'importance. Maintenant, écoutez-moi très attentivement. Suivirent alors le lieu et l'heure d'un rendez-vous, auquel il était impératif que je me rende muni de la formule. Puis la voix raccrocha avant même que j’eus le temps d’ouvrir la bouche. Intrigué, je contactai alors le central téléphonique afin de connaître l'origine de l'appel. Peine perdue. On m’informa que le numéro n'était pas attribué. D'abord perplexe, je fus vite pris d'une vive terreur. Et si le tueur du campus m’avait retrouvé ? Je balayai aussitôt l’hypothèse, improbable. L’inconnu au bout du fil connaissait mon numéro de téléphone, et donc très certainement mon adresse. S’il s’était agi du même individu, il m’aurait déjà mis une balle dans la tête sans plus de civilité. Au final, je résolus de me rendre au rendez-vous fixé, seule façon de faire la lumière sur le sort de mon ami. C'était la première fois que je remettais les pieds dans la capitale depuis cette funeste soirée. Et l'impression d'être constamment observé me poursuivit tout au long de mon parcours. J'avais froid, mais ignorai, de la peur ou de la température, laquelle s'en trouvait responsable. Jamais, je crois, Pennsylvania Avenue ne m'avait paru aussi longue. Je traversai l'Elk, roulai jusqu'à l'adresse qu’on m’avait indiquée, puis ralentis à son approche. Il n’y avait rien d’autre, au numéro mentionné, qu'un vaste chantier de construction, érigé de grues et d'engins, et ceint d'une palissade métallique. Incrédule, j'arrêtai mon véhicule, en descendis, et jetai un œil alentour. La rue était déserte. Seule une cabine publique trônait sur le trottoir opposé. Lorsqu’elle se mit à retentir, je sus que le coup de fil m'était destiné. En décrochant, la même voix que j’avais entendue la veille au soir me donna de nouvelles instructions. Je m’y conformai une fois de plus. Il était de toute façon trop tard pour faire marche arrière. Suivant les indications à la lettre, j'aboutis bientôt dans une rue isolée, puis m'engouffrai, peu rassuré, dans le parking souterrain où devait finalement se tenir le rendez-vous. Je stoppai mon véhicule au deuxième sous-sol, puis attendis. Quelques minutes à peine après mon arrivée, un 4X4 aux vitres fumées vint se placer à une dizaine de mètres de là, tous feux éteints. Deux hommes en noir en descendirent, se dirigeant aussitôt dans ma direction. Je m'apprêtai à descendre à mon tour lorsqu'une camionnette blanche déboula brusquement sur le parking, fonçant droit sur les deux inconnus dans un crissement de pneus. Pris de court, ces derniers n'eurent d'autre choix que de se jeter au sol pour éviter d’être percutés. Saisi par la scène, je restai là, incapable du moindre geste, quand la camionnette pila juste devant moi. — Si vous voulez vivre, montez ! me hurla la jeune femme blonde qui apparut derrière la porte latérale coulissante. Devant mon indécision, elle m'agrippa alors vigoureusement le bras, m'entraînant à l'arrière du van, avant d'ordonner au conducteur de mettre les voiles. Nous remontâmes vers la lumière à une vitesse folle, ballottés à chaque virage, avant d'atteindre la rue et de disparaître à l’angle de la voie suivante. — Qui êtes-vous et où m'emmenez-vous ? m'insurgeai-je enfin. — Vous saurez tout en temps voulu, me dit l'inconnue. Encore sous le choc de ce kidnapping aussi inattendu que brutal, je pris néanmoins quelques secondes pour l'observer. Taille moyenne, cheveux mi-longs blonds et bouclés, un visage mutin qu'éclairaient deux yeux d'un bleu limpide. Si la situation n'avait pas été si dramatique, je l'aurais sans doute trouvée jolie. Mais l'heure n'était pas aux sentiments, je le compris bien vite. — Sans notre intervention, vous seriez sans doute mort à l'heure qu'il est ! soupira-t-elle. Je ne comprenais rien à son discours. Rien, dans le comportement des inconnus du parking, ne m’avait semblé représenter un risque quelconque. Mais, à bien y réfléchir, rien non plus ne me prouvait que je ne courrai aucun danger à leur contact. La dernière phrase de la jeune femme, d’ailleurs, abonda dans le sens de cette seconde supputation.
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