La Formule-4

1701 Words
Dans l'esprit des enquêteurs, difficile de croire à une coïncidence. Scott Palmer, lui, prenait en tout cas les choses très au sérieux. Son instinct lui dictait de ne rien négliger dans ses investigations, tant que tous les aspects n'en auraient pas été clairement explorés. Pas de corps, donc. Et l'analyse des seules traces indéniables, le sang et la batte de base-ball, prendrait plusieurs jours au laboratoire scientifique. Ne restaient que les vidéos de surveillance, dont l'examen pouvait permettre d'avancer. La salle de projection, aveugle et sombre, sentait le renfermé. L'inspecteur y ajouta la fumée de sa cigarette, incommodant au passage le sergent Bishop, dont les maigres heures de sommeil se lisaient sur le visage. Commencèrent alors de longues et fastidieuses heures de dérushage. La pile de cassettes, toutes étiquetées, donnait un aperçu du temps qu'il faudrait pour en venir à bout. D'abord, la vidéo du parking, où l'arrivée progressive du personnel de l'établissement permit de mettre un visage sur la liste de noms établie par l'adjoint. — L'homme à la Volvo se nomme Kyle Ashcroft, précisa ce dernier. C'est le professeur de mathématiques qui donne ses cours dans la salle où on a retrouvé le sang. Célibataire, plutôt discret d'après ses collèges, il est le fils d'un certain Georges Ashcroft, une sommité scientifique, mort il y a une dizaine d’années. — Qui d'autre enseigne dans cette salle ? — Personne, il est le seul. — Qu'est-ce qu'on a dans son casier ? — Des livres de cours, quelques photocopies, une paire de lunettes… Palmer se retourna, interloqué. — Je ne vous ai pas demandé de me déballer ce que contient son placard, mais son casier judiciaire ! — Désolé, inspecteur, bredouilla l'autre, en cherchant nerveusement dans ses notes. Voilà, j'y suis. En fait, on n'a pas grand-chose. Quelques P.V. de stationnement, un excès de vitesse, c'est à peu près tout. Pas vraiment de quoi en faire un suspect potentiel ! — Pas vraiment, en effet. Et sur Kowaks ? — Selon les témoins, le meilleur ami d'Ashcroft. Son dossier est un peu plus étoffé, mais la majorité des infractions est bénigne et date de ses années de fac. En revanche, voilà presque deux semaines qu'il n'a pas remis les pieds au campus. Et personne ne semble avoir eu de ses nouvelles depuis. Une dernière chose : sa voiture, ainsi que celle d'Ashcroft, était présente sur le parking de l'établissement, le soir où on nous a appelés. — Creusez sur ces deux types. Je veux savoir ce qu'ils sont devenus. Les b****s du bloc scientifique furent, elles aussi, passées au crible. Les traces de sang, encore fraîches à l'arrivée de la police, supposaient que le forfait avait été accompli peu de temps auparavant. Les policiers visionnèrent donc les enregistrements minute par minute, égrainant des images d'une monotonie totale et surtout vierges de tout indice. Le time-code indiquait minuit, cependant, lorsque soudain, deux ombres furtives défilèrent sur le mur du couloir, juste avant que l'objectif de la caméra ne soit brusquement occulté. L'inspecteur se redressa sur son siège, et fit reculer la b***e. Un second, puis un troisième visionnage ne montrèrent néanmoins rien de plus. Les quinze minutes qui suivirent non plus, d'ailleurs, jusqu'à ce qu'une main inconnue ne vienne dégager l'objectif. Au final, la vidéo n'apprit que deux choses à Palmer : l'heure précise à laquelle avait probablement été commis le délit, et le temps qu'il avait fallu aux deux silhouettes anonymes pour l'accomplir. — Faites venir un spécialiste pour qu'il analyse ces b****s, ordonna l’inspecteur. Je veux qu'il s'installe dans cette pièce, et qu'il n'en ressorte qu'avec suffisamment de preuves pour épingler les coupables ! Le courant d'air qui suivit sa sortie aurait glacé le sang d'un mort. Le sergent Bishop, lui, était bien vivant, mais se serait bien passé de ce nouveau défi. Nous étions vendredi, et trouver un tel homme à la veille d'un week-end relevait de l'exploit. Ce n'était pourtant pas cette difficulté qui l'inquiétait le plus à ce moment. Affecté depuis trois ans à Charleston, il vivait là ses premiers vrais pas dans une enquête digne de ce nom, mais ignorait quelle conduite adopter face à l'irascibilité constante de son supérieur. Une attitude à laquelle l'histoire de ce dernier n'était pas étrangère. — Palmer était un ponte de la Criminelle de New York, lui confia un policier plus ancien. Son nom ne te dit vraiment rien ? — Non, vraiment, répondit l’autre. Mais si ce type est un cador, qu’est-ce qu’il fait là ? — D’après ce que je sais, il commandait une brigade d'intervention au moment des attentats, l'une des premières arrivées sur les lieux. Ce jour-là, il a perdu neuf de ses hommes dans l'effondrement de la tour Nord. Cinq d'entre eux venaient de sortir de l'École de Police. Bishop resta muet. Prostré sur sa chaise, il s'imaginait mal ce que le quotidien d'un commissariat de province comme Charleston pouvait représenter pour un homme tel que Palmer, face au poids d'une telle responsabilité. L'inexpérience avait coûté la vie à cinq de ses jeunes recrues. De quoi justifier bien des emportements devant sa propre maladresse. *** 9 Contre toute attente, je récupérai ma voiture à cent mètres à peine de la boutique de Deb' et de ses acolytes. Je ne sus ni quand ni comment, mais l'un d'eux l'avait reconduite du parking souterrain jusqu'ici. Dans ma poche, l'adresse du motel que me recommandait Deb', à la sortie de Charleston. La prudence aurait voulu que je m'y rende sur-le-champ, et que j'y attende patiemment son coup de fil. Mais j'étais las des manipulations, et guère disposé à obéir aux ordres comme un vulgaire pantin. Je m'interrogeai encore sur les véritables intentions de « Green Vendetta ». Si l’objectif de l’organisation était de récupérer la formule, pourquoi ne pas avoir insisté davantage pour me la prendre ? Pour le comprendre, encore aurait-il fallu que je sache moi-même ce que cachait véritablement le document. La composition d'une arme chimique redoutable ? Un virus, peut-être ? J'exclus ces deux hypothèses, ce que j'en avais étudié ne coïncidant en rien avec les procédés physiques ou biologiques que j'aurais dû y rencontrer. Pas de doute, je devais en apprendre plus sur ce qui attisait tant les convoitises. Mais pour dépasser le stade d'un premier examen sans résultat, il me fallait récupérer mes travaux préliminaires sur le disque dur de mon ordinateur portable. Or, retourner chez moi équivalait à me jeter dans la gueule du loup. Après mûre réflexion, je filai finalement jusqu'à Elkview. J’abandonnai mon véhicule en sous-bois, à environ un kilomètre de mon domicile, puis, patiemment, attendis la nuit. Je savais que le seul moyen de rejoindre ma maison sans passer par la route serait de traverser la rivière. À la faveur de l'obscurité, je rejoignis donc l'embarcadère, forçai la serrure du hangar à bateaux, et m’emparai d’une des barques de pêcheurs qui y passaient l’hiver à l'abri du gel. Le courant de l'Elk me faciliterait la tâche. Sans presque donner un seul coup de rame, je laissai dériver l'embarcation, qui m'entraîna sans obstacle vers l'autre rive. Puis je traversai en silence les deux rues qui me séparaient de mon habitation, que j'atteignis bientôt. Mais, alors que je m'attendais à trouver sur place les hommes de main du parking souterrain, j'eus la surprise de découvrir une voiture de patrouille stationnée juste devant chez moi. À l'intérieur, deux agents somnolaient, attendant qu'un quelconque signe d'activité vienne les tirer de leur torpeur. Que venait faire la police dans cette histoire ? Le meurtre de Berny était-il déjà connu des autorités ? Si tel était le cas, Deb' se trompait lourdement en prétendant qu'il n'y aurait pas d'enquête. Qu'à cela ne tienne, je courais le risque. Il était de toute façon trop tard pour faire marche arrière. La porte principale étant sous surveillance, j'entrai par l'arrière de la maison, moins exposé. Le grincement de la porte à son ouverture me glaça le sang. Jamais, je crois, je n'avais eu aussi peur à la simple idée d'entrer chez moi. La poitrine martelée par les battements rapides de mon cœur, je me dirigeai droit vers mon bureau, où je récupérai, à la lueur d'une lampe torche trouvée dans ma voiture, l'ordinateur portable dont j'avais besoin. En sortant de la pièce, je croisai du regard mon diplôme universitaire, encadré sur le mur. Ma plus grande fierté, symbole de l'aboutissement des ambitions que mon père nourrissait à mon égard. Une photo de ce dernier, la seule que je conservai de lui, trônait juste à côté. Il y posait en compagnie d'un de ses collègues dont j'avais toujours ignoré le nom. Des images me revinrent subitement en mémoire. Cette soirée à la Fondation, la route sinueuse et détrempée, puis l’accident. Cinq années s’étaient écoulées, pourtant. Mais tout semblait si frais dans mon esprit… L’heure n'était cependant pas à l'appesantissement psychanalytique. Il me fallait sortir au plus vite, et disparaître comme j'étais venu. Las, ma fuite coïncida avec le moment que choisit l'un des policiers en faction pour assouvir un besoin naturel. Cherchant un endroit discret, il contourna la maison au moment précis où j'en refermais la porte. Aussi surpris que moi, il dégaina instinctivement son arme et me mit en joue, proférant les sommations d'usage. Pris au piège, je levai aussitôt les bras, résigné à me rendre, lorsqu'un morceau de bois vint soudainement s'abattre sur son crâne dans un bruit sourd. Derrière lui apparut Deb', qui jeta son arme improvisée et m'empoigna avec force, m'entraînant jusqu'à la fourgonnette blanche qui l'attendait un peu plus loin. Son démarrage en trombe alerta le second policier, qui se lança aussitôt à nos trousses dans le vacarme de sa sirène. Il ne fit pourtant pas vingt mètres avant qu’une poignée de clous jetée sur la route par la jeune femme ne mette un terme à la poursuite, crevant net ses quatre pneumatiques. — Vous êtes complètement malade ! hurlai-je, paniqué. Vous venez de frapper un flic ! — Si vous aviez suivi mes conseils, je n’aurais pas eu besoin de le faire, rétorqua Deb' en se passant nerveusement la main dans les cheveux. Je m'aperçus alors que du sang s'échappait de sa paume. La blessure provenait sans doute du morceau de bois ramassé tout à l'heure. Lorsque je le lui fis remarquer, elle jura et éluda le sujet, comme pour me faire comprendre que seul mon sort comptait à ses yeux. — Je vais me rendre à la police, poursuivis-je, excédé. C'est ce que j'aurais dû faire depuis le début ! — Et perdre toutes les chances de connaître les raisons de la mort de votre ami ? Je ne vous ai pas sauvé deux fois la mise pour que vous fichiez tout par terre au premier mouvement de panique ! La jeune femme n'avait pas tort, je devais bien le reconnaître. C’était avant tout pour éclaircir la mort de Berny que j'avais couru le risque de retourner chez moi. Ce qui n'expliquait cependant pas la présence de la police sur les lieux, alors qu'il n’était pas censé y avoir d'enquête. — Pas d'enquête sur le meurtre de Kowaks, non. Mais quelque chose s'est produit depuis, répondit évasivement la jeune femme. Je ne sus que répondre. Bien des choses m'échappaient, visiblement. Je sentis pourtant que la mystérieuse Deb’ en savait bien plus qu’elle ne voulait en dire et décidai de lui accorder ma confiance. Pour le moment du moins. Jusqu'à ce que je sache exactement où m'emmenait la route sombre et sinueuse qui s’ouvrait devant moi.
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