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Chloé
Le portail métallique de trois mètres de haut coulisse lorsque j’arrive, le moteur de ma Toyota gémissant dans la pente raide de la route de gravier qui mène au domaine, en haut de la montagne. Le volant fermement agrippé dans mes mains, je franchis la grille ouverte, ma nervosité plus forte à chaque seconde.
Je n’en reviens toujours pas d’être ici. J’étais presque certaine que je n’aurais rien dans ma boîte de réception quand je suis retournée à la bibliothèque, ce matin. Il était bien trop tôt pour attendre une réponse. Mais juste au cas où, je voulais vérifier mes e-mails et passer quelques heures à chercher d’autres petits boulots sur internet, à un demi-réservoir à la ronde. Pourtant, le message était déjà là quand je me suis connectée. Il était arrivé hier à vingt-deux heures.
Ils veulent me recevoir en entretien.
À midi, aujourd’hui.
Mes paumes sont moites de sueur, alors je m’essuie d’abord une main, puis l’autre sur mon jean. Je n’ai rien qui ressemble à une tenue adaptée pour l’entretien, rien que mon unique jean propre et un t-shirt uni à manches longues – j’ai besoin de ces manches pour couvrir les éraflures et les croûtes laissées par les éclats de verre sur mon bras. J’espère que mes employeurs potentiels ne m’en voudront pas pour cette tenue décontractée. Après tout, je passe un entretien pour un poste de professeur particulier en pleine cambrousse.
Pitié, faites que j’obtienne le poste. Pitié, faites que je l’obtienne.
L’élégant portail métallique que je viens de franchir fait partie d’un mur d’enceinte, en métal lui aussi et de la même hauteur, qui s’étend de chaque côté de la route, dans la forêt montagneuse au relief accidenté. Je me demande si ce mur fait une boucle tout autour du domaine. C’est difficile à imaginer. D’après la bibliothécaire qui m’a expliqué comment m’y rendre, la propriété comprend plus de quatre cents hectares de terrain escarpé en pleine nature. Le mur semble pourtant s’étendre à perte de vue, alors c’est possible. Comme la porte s’est ouverte toute seule à mon approche, il doit y avoir des caméras de surveillance. Je suis à la fois sur le qui-vive et un peu rassurée.
Je ne sais pas pourquoi ces gens ont besoin d’un tel arsenal, mais si je décroche ce poste, je serai en sécurité chez eux.
La route de terre serpente. Elle paraît interminable, mais finalement, après un kilomètre environ, la forêt sur les côtés commence à s’éclaircir et le terrain devient plus plat. Je dois approcher du sommet.
En effet, au prochain virage, j’aperçois la belle demeure à étage.
Bijou ultra-moderne de verre et d’acier, elle devrait jurer comme un bouton sur le nez dans ce paysage naturel, mais au contraire, elle est habilement intégrée à son environnement, avec une partie de la maison construite à même l’affleurement rocheux. En me garant juste devant, je découvre une terrasse entièrement vitrée qui fait le tour de la maison jusqu’à l’arrière et je me rends compte qu’elle est perchée sur une falaise surplombant un profond ravin.
La vue de l’intérieur doit être splendide.
Respire profondément, Chloé. Tu peux le faire.
Avant de quitter la voiture, je passe mes paumes en sueur sur mon jean, ajuste mon t-shirt, vérifie que mes cheveux sont toujours bien coiffés et récupère le CV que j’ai imprimé à la bibliothèque. J’ai l’habitude d’assurer en entretien, mais les enjeux n’ont jamais été aussi élevés auparavant. Tous les nerfs de mon corps sont à vif, mon cœur bat si fort que j’en ai le vertige. Bien sûr, je pourrais aussi avoir des vertiges parce que tout ce que j’ai mangé aujourd’hui, c’est la banane du petit-déjeuner, mais je ne veux pas y penser, pas plus qu’au fait que, si je n’obtiens pas le poste, la faim sera bientôt le dernier de mes soucis.
Après m’être ressaisie, je sors de la voiture. J’ai une demi-heure d’avance. C’est toujours mieux que d’être en retard, mais tout de même pas idéal. J’avais peur de me perdre sans GPS, alors j’ai quitté la bibliothèque et je suis venue ici dès que la femme m’a expliqué où aller et m’a donné une carte routière. Mais je ne me suis pas perdue. Maintenant, il ne me reste plus qu’à me diriger vers cette porte d’entrée impressionnante aux allures futuristes et sonner.
C’est ce que je m’apprête à faire lorsque la porte s’ouvre, révélant un homme grand aux épaules larges, en jean foncé et chemise blanche, les manches retroussées jusqu’aux coudes.
— Bonjour, dis-je avec un sourire éclatant en m’approchant de lui. Je suis Chloé Emmons, j’ai un entretien pour le...
Je m’arrête, le souffle coupé, lorsqu’il s’avance à la lumière et que ses yeux noisette magnétiques croisent les miens.
Et encore, « noisette » est un terme trop banal pour les décrire. Je n’ai jamais vu des yeux comme ça. Ambrés et sombres, avec une pointe de vert sapin, ils sont soulignés par d’épais cils noirs et brillent d’une vivacité toute particulière, une intensité qui ne semblerait pas déplacée sur un prédateur en pleine jungle. Des yeux de tigre, sur un homme qui incarne la puissance et le danger, un homme si cruellement beau que mon rythme cardiaque déjà élevé monte encore dans les tours.
Des pommettes hautes et larges, l’arête du nez bien droite, une mâchoire qui semble taillée dans le marbre... la symétrie parfaite de ses traits saisissants aurait suffi pour l’envoyer en couverture de magazines, mais combinée avec sa bouche rebondie et incurvée en un rictus, elle produit un effet absolument dévastateur. Comme ses cils, ses sourcils sont épais et noirs, de même que ses cheveux, assez longs pour couvrir ses oreilles et si raides qu’ils ressemblent à des ailes de corbeau.
Il franchit la distance qui nous sépare à grandes enjambées, puis il tend la main.
— Nikolai Molotov, me dit-il, prononçant son nom à la russe, bien qu’il n’y ait aucune trace d’accent dans sa voix grave et éraillée. C’est un plaisir de faire votre connaissance.