Chapitre 4

2977 Words
4 Chloé Étourdie, je lui serre la main. Elle est grande et énergique. Sa peau légèrement bronzée est chaude tandis que ses longs doigts s’enroulent autour des miens pour les serrer avec une puissance soigneusement contenue. Un frisson se propage dans ma colonne vertébrale à cette sensation, tout mon corps réchauffé. Je dois faire appel à toute ma retenue pour ne pas me laisser attirer vers lui tant mes genoux semblent s’être changés en gélatine. Reprends-toi, Chloé. C’est peut-être ton futur employeur. Ressaisis-toi, bordel. Au prix d’un effort herculéen, je retire ma main et puise en moi ce qu’il me reste de contenance. — Tout le plaisir est pour moi, Monsieur Molotov. À mon grand soulagement, ma voix est posée, mon intonation calme et amicale, comme il convient à une personne qui passe un entretien d’embauche. Reculant de quelques pas, je souris à mon hôte. — Excusez-moi d’être un peu en avance. Ses yeux de tigre étincellent plus vivement encore. — Aucun problème. J’avais hâte de vous rencontrer, Chloé. Et je vous en prie, appelez-moi Nikolai. — Nikolai, répété-je, mon abruti de cœur s’emballant un peu plus à ces mots. Je ne comprends pas ce qui m’arrive, pourquoi j’ai cette réaction en présence de cet homme. Je n’ai jamais été du genre à perdre la tête pour un beau menton ciselé et des abdominaux en béton, pas même quand j’étais une adolescente aux hormones inconstantes. Pendant que mes copines craquaient sur les joueurs de foot et les stars de ciné, je sortais avec des garçons dont la personnalité me plaisait, dont l’esprit m’attirait plus que le corps. Pour moi, l’alchimie sexuelle s’est toujours développée au fil du temps, ça n’a jamais été quelque chose qui s’est imposé dès le départ. Cela dit, je n’ai jamais rencontré d’homme qui dégage un magnétisme animal aussi brut. Pour tout dire, j’ignorais que les hommes comme ça existaient. Concentre-toi, Chloé. Il est très certainement marié. Cette pensée me fait l’effet d’un jet d’eau froide sur le visage et je suis brutalement ramenée à la réalité de ma situation. Qu’est-ce que je fiche, à baver sur le père d’un futur élève ? J’ai besoin de ce travail pour survivre. Le trajet de cinquante kilomètres jusqu’ici a consommé plus d’un quart de mon réservoir, et si je ne gagne pas de l’argent au plus vite, je serai immobilisée, une proie facile pour les tueurs qui me poursuivent. La chaleur qui m’a envahie retombe immédiatement à cette idée, et lorsque Nikolai me demande de le suivre à l’intérieur, c’est l’anxiété qui joue avec mes nerfs, cette fois, et non plus ce sentiment qui m’a engourdie à sa vue. Dedans, la maison est aussi moderne qu’à l’extérieur. Tout autour de moi s’ouvrent d’immenses baies vitrées offrant une vue imprenable, avec des décorations dignes d’un musée d’art moderne et des meubles élégants qui semblent tout droit sortis de la salle d’exposition d’un architecte designer. Tout est dans des tons de gris et de blanc, adoucis çà et là par des touches de bois naturel et de pierre. C’est somptueux et franchement intimidant, tout comme l’homme devant moi. Alors qu’il me conduit à travers un vaste salon en direction d’un escalier en colimaçon à l’arrière, à la fois chic et rustique, j’ai la désagréable impression d’être un pigeon galeux entré par mégarde dans une salle d’opéra tout en dorures. Ravalant cette sensation étrange, je prends la parole : — Vous avez une belle maison. Ça fait longtemps que vous habitez ici ? — Quelques mois, répond-il en gravissant les marches. Il me lance un regard et ajoute : — Et vous ? Vous avez dit dans votre lettre de motivation que vous étiez en voyage ? — C’est exact. Ramenée sur un terrain plus familier, je lui explique posément que j’ai obtenu mon diplôme du Middlebury College en juin et que j’ai décidé de voir du pays avant de me lancer dans le monde du travail. — Et puis, j’ai vu votre annonce. Elle était trop parfaite pour que je la laisse passer, alors me voilà. — Oui, en effet, dit-il à voix basse alors que nous nous arrêtons devant une porte fermée. Ça y est, nous y sommes. Une fois de plus, ma respiration devient frénétique et mon pouls s’accélère de manière incontrôlable. Il y a quelque chose de troublant dans la courbe sensuelle de sa bouche, quelque chose de presque dangereux dans l’intensité de son regard. Peut-être est-ce la teinte inhabituelle de ses yeux, toujours est-il que je me sens très mal à l’aise quand il appuie sa paume sur un panneau discret du mur et que la porte s’ouvre devant nous, comme dans un film d’espionnage. — Je vous en prie, murmure-t-il en me faisant signe d’entrer. Je m’exécute, m’efforçant de chasser cette désagréable impression de pénétrer dans l’antre d’un prédateur. L’antre s’avère être un vaste bureau ensoleillé. Deux murs sont entièrement vitrés, offrant une vue sublime sur les montagnes, tandis qu’un bureau en forme de L, au milieu, est occupé par plusieurs écrans d’ordinateur. Sur le côté se trouve une petite table ronde avec deux chaises. C’est là que Nikolai me conduit. Réprimant un soupir de soulagement, je m’assieds et pose mon CV sur la table devant lui. Il est clair que je suis sur les nerfs, tellement tendue après ce dernier mois chaotique que j’ai tendance à voir le mal partout. C’est un entretien pour un poste de professeur particulier, rien de plus. Je dois vraiment me ressaisir avant de tout foutre en l’air. En dépit de mon petit sermon, mon cœur bat la chamade lorsque Nikolai se penche en avant sur sa chaise et darde sur moi ses yeux à la beauté troublante. Je sens mes paumes de plus en plus moites et je me retiens péniblement de les essuyer à nouveau sur mon jean. Aussi ridicule que cela puisse être, je me sens mise à nu par ce regard, tous mes secrets et mes peurs dévoilés. Arrête, Chloé. Il ne sait rien. C’est un entretien pour devenir prof particulier, rien de plus. — Alors, dis-je joyeusement pour masquer mon émoi... Je peux vous poser des questions sur l’enfant auquel je donnerai des cours ? S’agit-il de votre fils ou de votre fille ? Son expression devient indéchiffrable. — Mon fils. Miroslav. Nous l’appelons Slava. — C’est un très beau prénom. Est-ce qu’il... — Parlez-moi de vous, Chloé. Il prend mon CV sur la table, mais ne le regarde pas. Ses yeux restent rivés sur mon visage et je me sens comme un papillon épinglé sous un microscope. — Qu’est-ce qui vous intéresse dans ce poste ? — Oh, absolument tout. Après une longue inspiration pour stabiliser ma voix, je lui décris tout le baby-sitting et le tutorat que j’ai déjà fait au fil des ans, puis je passe en revue mes stages, y compris mon dernier emploi d’été dans un camp pour jeunes en difficulté, où j’ai travaillé avec des enfants de tous âges. — C’était une expérience formidable, conclus-je. À la fois stimulante et enrichissante. Mais ce que j’ai préféré, c’est enseigner les mathématiques et faire la lecture aux plus jeunes. Voilà pourquoi je pense que je serais parfaite à ce poste. L’enseignement est ma passion, et j’aimerais avoir la chance de travailler avec un enfant en tête-à-tête, d’adapter le programme à ses intérêts et à ses capacités. Il repose le CV sans y avoir accordé le moindre coup d’œil. — Et la perspective de vivre dans un endroit aussi éloigné de la civilisation ? Où il n’y a rien d’autre que des étendues sauvages sur des dizaines de kilomètres à la ronde et un contact minimal avec le monde extérieur ? — Eh bien, c’est vraiment... Un refuge inespéré. — ... incroyable. Je souris à belles dents. Pour le coup, mon enthousiasme est authentique. — J’adore les grands espaces et la nature en général. D’ailleurs, j’ai en partie choisi ma fac, Middlebury College, parce qu’elle était à la campagne. J’aime la randonnée et la pêche, et je me débrouille pour allumer un feu de camp. Vivre ici serait un rêve éveillé. Surtout si l’on tient compte de toutes les mesures de sécurité que j’ai repérées en arrivant, mais bien sûr, je me garde bien de le lui dire. Je dois passer pour une jeune diplômée en quête d’aventure, rien de plus. Il arque les sourcils. — Vos amis ne vont pas vous manquer ? Ou votre famille ? — Non, je... À ma grande consternation, ma gorge se noue dans un brusque élan de chagrin. Je déglutis et recommence : — Je suis très indépendante. Je voyage seule dans le pays depuis un mois. Et puis, il y a toujours des téléphones, la visio et les réseaux sociaux. Il penche la tête. — Pourtant, vous n’avez rien publié sur vos profils en ligne depuis un mois. Pourquoi cela ? Je le regarde, le cœur battant. Il a consulté mes réseaux sociaux ? Comment ? Quand ? J’ai mis en place les paramètres de confidentialité les plus élevés. Il devrait seulement savoir que je suis présente en ligne comme une personne normale, rien d’autre. A-t-il mené une enquête sur moi ? A-t-il piraté mes comptes d’une manière ou d’une autre ? Qui est cet homme ? — En fait, je n’ai pas de téléphone en ce moment. Une goutte de sueur coule le long de mon dos, mais je parviens à garder mon calme. — Je m’en suis débarrassée parce que j’avais envie de faire une pause dans toute cette technologie à l’occasion de mon voyage. Une sorte de défi personnel. — Je vois. Dans la lumière, ses yeux sont plus verts qu’ambrés. — Alors, comment faites-vous pour rester en contact avec votre famille et vos amis ? — Par e-mails essentiellement. C’est un mensonge, mais je ne peux pas admettre que je n’ai gardé contact avec personne et que je n’ai pas l’intention de le faire. — Je fréquente les bibliothèques publiques où j’utilise les ordinateurs, de temps en temps. Je prends conscience que mes doigts sont crispés et je desserre les mains tout en me forçant à sourire. — C’est assez libérateur de ne pas être attaché à un téléphone, vous savez. Être constamment connecté, c’est à la fois un bienfait et un malheur. Je profite de la liberté de voyager à travers le pays comme les gens le faisaient autrefois, avec seulement une bonne vieille carte routière pour me guider. — Une technophobe de la génération Z, comme c’est original. Je rougis à l’intonation doucement ironique de sa voix. Je sais très bien que mon explication paraît bancale, mais c’est la seule que je puisse trouver pour justifier mon récent manque d’activités sur les réseaux sociaux et, au cas où il examinerait mon CV de près, l’absence de numéro de téléphone. C’est même une excellente excuse pour à peu près toutes mes bizarreries, alors autant jouer le jeu. — Vous avez raison. Je suis un peu technophobe. C’est certainement pour ça que la vie en ville m’attire si peu et que j’ai trouvé votre offre d’emploi si intrigante. Vivre ici, dis-je en désignant le somptueux paysage de l’autre côté de la vitre, et donner des cours à votre fils, c’est le genre de travail dont j’ai toujours rêvé. Si vous m’engagez, je m’y consacrerai entièrement. Un sourire insaisissable recourbe ses lèvres. — Est-ce bien vrai ? — Oui. Je soutiens son regard, même si je sens mon souffle s’accélérer et la chaleur se propager furieusement sur ma peau. Je ne comprends vraiment pas ma réaction en présence de cet homme, ni comment je peux le trouver aussi magnétique alors qu’il déclenche toutes sortes d’alarmes dans mon esprit. Paranoïa ou pas, mon instinct me dit qu’il est dangereux, et pourtant les doigts me démangent d’effleurer ses lèvres bien dessinées et d’apparence si douce. Déglutissant, je détourne mes pensées de ce terrain traître et ajoute avec autant de sérieux que possible : — Je serai le prof particulier idéal. Il me regarde sans sourciller. Le silence s’étend sur plusieurs longues secondes, et alors que j’ai l’impression que mes nerfs risquent de claquer comme un élastique trop tendu, il se lève et déclare : — Suivez-moi. Il m’emmène hors du bureau, dans un long couloir terminé par une autre porte fermée. Celle-ci ne doit pas avoir de sécurité biométrique, puisqu’il frappe simplement et, sans attendre de réponse, il entre. À l’intérieur, une autre baie vitrée et une autre vue à couper le souffler. Cependant, cette pièce n’a rien d’élégant et de moderne. On dirait plutôt qu’une usine de jouets vient d’y exploser. Le chaos bariolé est partout où je porte le regard, avec des piles de jouets, de livres pour enfants et des Lego épars. Il y a un lit recouvert d’un drap sur le thème de Superman, dans le coin. Les oreillers et la couverture aux mêmes motifs sont entassés dans le coin opposé. Ce n’est que lorsque mon hôte lance d’un ton sévère : « Slava ! » que j’aperçois le petit garçon qui construit un château en Lego juste à côté. En l’entendant, le garçon lève brusquement la tête, révélant une paire de grands yeux d’un vert ambré, tout aussi hypnotiques que ceux de son père. Le garçon est Nikolai en miniature, ses cheveux noirs tombant autour de ses oreilles en un rideau lisse et brillant. Même son visage poupin annonce déjà les mêmes pommettes marquées. Sa bouche aussi est identique, à l’exception du rictus cynique et de la courbe assurée des lèvres de son père. — Slava, idi syuda, ordonne Nikolai. Le garçon se lève alors et s’approche prudemment de nous. Lorsqu’il s’arrête, je constate qu’il porte un jean et un t-shirt avec Spiderman sur le devant. Nikolai commence à lui parler en russe, dans un débit rapide. Je n’ai aucune idée de ce qu’il dit, mais cela doit avoir un rapport avec moi, car l’enfant ne cesse de me regarder d’un air à la fois curieux et craintif. Dès que Nikolai a fini de parler, je souris à l’enfant et m’agenouille, me plaçant au même niveau que ses yeux. — Salut, Slava, dis-je avec chaleur. Je m’appelle Chloé. Ravie de te rencontrer. Le garçon me regarde sans rien dire. — Il ne parle pas anglais, m’explique Nikolai un peu sèchement. Alina et moi avons essayé de le lui enseigner, mais il sait que nous parlons russe et il refuse de l’apprendre avec nous. Ce serait donc votre travail : lui apprendre l’anglais, ainsi que tout ce qu’un enfant de son âge devrait savoir. — Je vois. Je ne quitte pas le garçon des yeux, mon sourire toujours avenant même si d’autres alarmes se déclenchent dans mon esprit. Il y a quelque chose d’étrange dans la façon dont Nikolai s’adresse à l’enfant, comme si son fils était un inconnu. Et si Alina – sans doute sa femme, la mère du garçon – connaît l’anglais aussi bien que mon hôte, alors pourquoi Slava ne parle-t-il pas au moins quelques mots ? Pourquoi refuserait-il d’apprendre la langue de ses parents ? Et d’abord, pourquoi Nikolai ne prend-il pas le garçon dans ses bras pour l’embrasser ? Ou lui ébouriffer les cheveux avec cette tendresse propre aux pères ? Où est l’aisance habituelle avec laquelle les parents communiquent généralement avec leurs enfants ? — Slava, dis-je lentement. Je m’appelle Chloé. J’assortis ma phrase d’un geste me désignant. — Chloé. Il darde sur moi le même regard fixe que son père pendant un long moment. Puis sa bouche bouge enfin et il reproduit les syllabes : — Klo-ee. J’affiche un grand sourire. — C’est ça. Chloé, répété-je, une main sur ma poitrine. Et toi, tu es Slava. Je le montre du doigt. — Miroslav, c’est ça ? Il acquiesce gravement. — Slava. — Tu aimes les b****s dessinées, Slava ? Je touche délicatement l’image sur son t-shirt. — C’est Spiderman, n’est-ce pas ? Ses yeux s’illuminent. — Da, Spiderman, répond-il avec un accent russe prononcé. Ti znayesh o nyom ? Je regarde Nikolai, mais son visage demeure impassible. Un sentiment de gêne descend le long de ma colonne vertébrale et mon souffle reste suspendu. Soudain, je me sens vulnérable. Je ne tiens pas à rester à genoux en présence de cet homme. J’ai l’impression de dévoiler ma gorge devant un loup, aussi beau que sauvage. — Mon fils vous demande si vous connaissez Spiderman, dit-il après un moment de tension. Je suppose que la réponse est oui. Au prix d’un gros effort, je détache mon regard de lui pour me concentrer sur le garçon. — Oui, je connais Spiderman, dis-je en souriant. J’aimais Spiderman quand j’avais ton âge. Et aussi Superman, Batman, Wonder Woman et Aquaman. Le visage de l’enfant s’illumine un peu plus à chaque super-héros que je nomme. Lorsque j’arrive au dernier, un sourire malicieux apparaît sur son visage. — Aquaman ? demande-t-il en fronçant son petit nez. Nyet, nye Aquaman. — Pas Aquaman ? J’écarquille les yeux en feignant la stupeur. — Pourquoi pas ? Qu’est-ce qui ne va pas avec Aquaman ? Ma réaction le fait rire. — Nye Aquaman. — D’accord, tu as gagné. Pas Aquaman. Je laisse échapper un soupir triste. — Pauvre Aquaman, le mal-aimé. Le garçon rit à nouveau et détale vers une pile de b****s dessinées à côté du lit. Il en attrape une, la ramène et me montre la couverture. — Superman samiy sil’niy, déclare-t-il. — Superman est le meilleur ? tenté-je de deviner. C’est ton préféré ? — Il dit que c’est le plus fort, explique froidement Nikolai avant de passer au russe sur la même intonation autoritaire. Le visage du garçon se ferme et il baisse le livre, visiblement déçu. — Retournons dans mon bureau, me dit Nikolai. Sans un mot de plus à son fils, il se dirige vers la porte.
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD