MARTHA
LA FEMME EST ASSISE, une tasse de thé vert à la main, devant l’immense baie vitrée. Elle paraît songeuse. Son regard semble suivre l’incessant mouvement des cristaux de neige plaqués contre la vitre par le vent polaire, transformés en gouttes d’eau glaciale glissant sur ce miroir transparent.
L’ambiance est sinistre. Cette ouverture créée pour offrir un spectacle grandiose, ne présente, à cette saison, fin octobre, qu’un univers gris, opaque, peu fait pour remonter le moral de la jeune femme et, l’hiver ne fait que commencer.
Le contraste est saisissant entre ce monde hostile, glacial et la tenue presque estivale de la spectatrice en blue-jean et tee-shirt, de l’autre côté de la vitre. Il faut dire que Martha Samueldottir, la propriétaire des lieux, a tenu à créer cette maison, au sommet d’une falaise dominant le grandiose et impressionnant fjord où niche la ville d’Akureyri, sa ville natale. Pas de voisin, alentour. Une solitude voulue, assumée, dans cet univers étrange.
À la belle saison, l’endroit est un belvédère étonnant, surplombant de plusieurs centaines de mètres l’océan Arctique, offrant au regard ébahi du visiteur, le spectacle surprenant d’une mer immobile d’un bleu envoûtant, où de nombreux bateaux de pêche, transformés par la distance en simples taches colorées tracent leurs routes, accompagnés par le ballet incessant d’oiseaux de toutes sortes, sternes arctiques, goélands, macareux moines ou magnifiques Fous de Bassan au vol si majestueux.
Martha Samueldottir, chef du service chirurgical de l’Hôpital d’Akureyri, âgée de quarante ans, divorcée, sans enfant, adore son lieu de retraite. Elle l’a pensé, peaufiné, décoré. Sa salle de séjour, dans le prolongement d’une vaste cuisine à l’américaine en est la pièce maîtresse avec cette fantastique baie, presque à la verticale de l’océan.
Après des études médicales brillantes, Martha, comme il est de coutume en Islande est allée compléter sa formation à Boston pour devenir chirurgien viscéral. Elle termina son séjour américain par un long stage à la célèbre Mayo Clinic de Rochester. Au plan professionnel, elle n’eut qu’un regret, avoir été contrainte, pour raisons de santé, d’annuler un stage prévu en France pour se former à la chirurgie laparoscopique, technique encore balbutiante au moment de sa formation, aux États-Unis.
En effet, si son séjour professionnel fut une réussite, il n’en fut pas de même de sa vie personnelle. Amoureuse d’un collègue chirurgien, elle tombe enceinte. Ce dernier, fils d’une famille très collet monté de la bourgeoisie bostonienne « wasp », comme il se doit, l’épouse malgré tout. Sa vie devient un cauchemar. Elle fait une fausse couche compliquée, au cinquième mois, marquée par de sévères hémorragies. Son mari, qui plus est, a un penchant prononcé pour l’alcool et la bat. Elle demande et obtient rapidement le divorce, à la grande joie de la belle famille.
De retour à Reykjavik, elle reste longtemps marquée psychologiquement par ce double échec. Après quelques années indécises quant à son avenir, elle accepte de prendre le poste de chef de service de l’Hôpital d’Akureyri. Sa vie devient un véritable sacerdoce, son hôpital, ses malades d’un côté, sa maison et ses chiens de l’autre.
Malgré son célibat, elle soigne son physique, continuant de suivre quelques séances hebdomadaires de fitness à Akureyri et, l’hiver, pratique le ski nordique avec son frère Gunnar, park ranger à Akureyri.
À quoi songe-t-elle ? Sans doute aux deux semaines harassantes et dramatiques qu’elle vient de vivre à l’hôpital, après l’atterrissage forcé d’un avion de la compagnie United. L’incident lui apporta une bonne quinzaine de blessés à traiter d’urgence, dépassant les capacités de son hôpital, l’obligeant à vivre sur place pendant plusieurs jours, et la privant de sommeil. S’il n’y avait que cela ! Autrement plus angoissante, fut la gestion de l’explosion virale ayant frappé les occupants de l’avion, créant, ipso facto, la panique sur l’île. Sans doute, pense-t-elle avoir eu de la chance de survivre à ce drame, et ne pas avoir été contaminée, comme le furent la majorité des passagers de l’avion. Martha a toujours en mémoire cette femme blessée à l’atterrissage qu’elle dut opérer, emportée quarante-huit heures plus tard par l’explosion virale. Femme dont le métier était la virologie. Ironie du sort ! Elle se souvient de son mari, également chirurgien, devenu veuf, qui lui téléphona il y a quelques jours. Il avait réussi à fuir son lieu de quarantaine, qu’il partageait avec tous les rescapés du vol United Philadelphie-Londres. L’homme, on ne sait comment, parvint à rejoindre un refuge sur le plateau central. Va-t-il mourir lui aussi, malgré tous ces efforts ?
Martha, éreintée certes par ces deux semaines ahurissantes, est fière cependant d’avoir fait face, d’avoir su garder son sang-froid. Elle sait que son comportement a été exemplaire. Sa tasse de thé toujours à la main, debout devant l’imposante baie, elle se sent soudain bien seule, bien lasse. À quoi bon tout cela, tous ces efforts, cette débauche d’énergie ? Vais-je donc continuer à vivre ainsi ? Attendre patiemment le retour des beaux jours ? Dans six mois ! Il n’y aura pas un crash d’avion tous les mois.
Portant un regard circulaire à son environnement, son œil s’arrête sur le beau cadre planté sur la table basse au milieu de son salon présentant une Martha, radieuse, honorée en tant que Fellow de l’American College of Surgeons. Comme ce moment de bonheur fut éphémère.
Il est cinq heures de l’après-midi. L’horloge « design » sur le comptoir de la cuisine marque le jour, vingt-huit octobre. Avec tristesse, elle réalise que c’est le huitième anniversaire de sa fausse couche et de son entrée en… solitude !
Une sonnerie téléphonique vient mettre un terme à son spleen.