Sauvetage

2403 Words
SAUVETAGE CETTE FOIS, MA DÉCISION EST PRISE, je dois rappeler Samueldottir. Ma toux sanguinolente, inquiétante à mon arrivée dans le refuge, s’est estompée. Je me sens faible mais non fébrile. Si l’on me sort de ce guêpier, je peux m’en sortir. Allons-y, téléphonons. Je fais consciencieusement le numéro appris par cœur, mon jackpot. – Allô. Miss Samueldottir ? Les sonneries s’égrènent, trois, quatre… six, sept, toujours rien, silence sur la ligne. Je désespère. Je vais raccrocher effondré. – Allô ? Une voix d’homme ! – Allô, Miss Samueldottir ? – Nei. Me répond une voix neutre sans doute en islandais. – Do you speak english ? – A little. – Oh ! I am a friend of Miss Samueldottir. I am a surgeon. Can I speak to her ? – Nei. She is at home this evening. Je croyais que nous étions en fin de matinée. Je continue. – Could you give me her phone number ? It’s an emergency. – Yes Sir, it’s… – Wait a minute I take a pencil. Avec soin, je transcris le numéro avec le stylo bille dérobé au park-ranger. Satisfait, je manque de lui envoyer un merci bien sonné en français. – Thank you very much. J’enchaîne avec le nouveau numéro. Ca marche. Une sonnerie, puis deux, puis trois – rien. Cinq, six, sept sonneries toujours rien, encore une fois. – Allô ! – It’s me, Doctor Paul Thuiller. – Oh gorgeous. You are alive ! Samueldottir paraît surprise. J’enchaîne en anglais : – Je suis vivant mais pas en grande forme comme vous devez vous en douter. Quand pourriez-vous venir me chercher ? – Je ne travaille pas les deux prochains jours. On annonce du très mauvais temps en fin de semaine. Demain me parait possible. Donnez-moi le numéro affiché sur le téléphone du refuge que je puisse vous localiser. Je vous rappellerai demain matin, vous êtes très chanceux vous savez. À demain. Je raccroche, boouleversé. Mon confrère n’a même pas évoqué l’épidémie. Je ne dois plus être un pestiféré. La sortie du tunnel approche. Euphorique, j’engloutis la totalité de la boîte de pâté pour chien. Ma délivrance approche. Que dire à Samueldottir ? Il est hors de question que je lui parle du park-ranger. Une pénible pensée me traverse l’esprit. Et si les recherches étaient déjà lancées après la disparition du park-ranger ? Peut-être qu’une patrouille va arriver d’un moment à l’autre ? Tout va s’écrouler. Je n’arriverai pas à cacher la vérité. Ma vie terminée, condamné à un cachot islandais ! Pour des années. J’essaye de chasser ces noires pensées. Ne soyons pas défaitiste. Encore surpris d’avoir confondu la discrète luminosité vespérale avec celle du matin, je m’enfouis sous mes couvertures. Il fait un froid d’enfer et le sympathique poêle qui m’a permis de survivre, s’est endormi faute de bois. Je ne tiendrai pas vingt-quatre heures de plus. Gelé, je me glisse encore une fois dans un de mes sacs plastiques, comme dans un sac de couchage, enveloppé dans mes couvertures. Je dois tenir, il le faut. J’hésite à faire une prière. En ai-je encore le droit ? Moi, l’assassin ! Je m’endors. Aucun remords ne m’assaille. Une sonnerie aigrelette me sort brutalement de mon sommeil. Empêtré dans mon sac plastique, je me précipite vers le vieil appareil mural. C’est Miss Samueldottir. – Allô ! – Allô ! – Oui, je vous écoute. – Je viens aujourd’hui, le temps va se dégrader plus vite que prévu. Votre refuge se situe à environ cinquante kilomètres d’Akureyri, au Sud Est. Vous avez eu une chance folle car il n’y en a pas d’autre à cinquante kilomètres à la ronde. Il me faudra trois bonnes heures pour vous rejoindre. Je pense pouvoir arriver vers deux heures de l’après-midi. Je vais faire installer les chaînes sur mon 4 x 4 et je pars. – Mais, merci encore ! Elle a déjà raccroché. Stupéfait, je réalise qu’une inconnue va venir me libérer. Je ne l’ai revue qu’une seule fois dans l’Hôpital d’Akureyri après l’opération de ma femme. Par la suite je n’ai eu que des contacts téléphoniques, quarantaine oblige ! J’ai le vague souvenir d’une grande femme, en tenue de bloc lilas, le visage masqué par une bavette chirurgicale. On était en pleine explosion virale. À quoi ressemble-t-elle ? Aucune idée. Blonde sans doute, comme la plupart des Islandaises. Le jour J est arrivé pour moi. Tenant toujours l’objet en bakélite, je l’embrasse avant de raccrocher. Les heures passent, interminables. Mon inquiétude augmente. Et si une patrouille arrivait avant elle. Horrible attente, un calvaire. Je tourne en rond dans l’unique pièce du refuge pour tenter de me réchauffer. Inutile de regarder par la petite lucarne, aucun faisceau lumineux ne viendra éclairer mon sinistre refuge. Fait-il jour, fait-il nuit ? Je ne sais, en tout cas il ne neige pas. Un bruit lointain, presque imperceptible, soudain, se fait entendre. Un moteur oui ! Un moteur. Le bruit, régulier, se rapproche peu à peu. Il semble venir du nord, du moins ce que je prends pour le nord, en tout cas, à l’opposé du fouillis rocheux où j’ai réalisé ma mise en scène criminelle. Je me précipite à la porte. Il fait à peine froid, guère plus que dans ma tanière. Certain cette fois d’entendre un moteur, je tiens à offrir à mon sauveur une tasse de chocolat chaud. Il me reste une allumette pour faire fondre un peu de neige sur le vieux réchaud du refuge. Un gros 4 x 4 Toyota approche doucement. L’engin ne parait pas trop souffrir sur ce sol inégal, rocailleux où la couche neigeuse est encore fine, neige balayée par les tempêtes récentes. Une grande silhouette descend du véhicule. Terrorisé soudain, je reste figé. L’individu ressemble à un park-ranger, même parka, même bottes fourrées. Il relève sa capuche, une femme ! Elle me tend sa main gantée. Docteur Samueldottir ! Je balbutie : – Vous voilà ! Presque incrédule, je suis pétrifié. Impossible d’en dire plus. J’ai la larme à l’œil. Ce moment tant attendu, tant espéré, est arrivé. – Vite, Docteur. On doit repartir. On annonce une nouvelle tempête ce soir. Je ne tiens pas à l’affronter. Rassemblez vos affaires. Je me précipite dans le refuge. Dans ma hâte, j’oublie de lui offrir le chocolat préparé. J’enfourne tout ce qui peut rappeler mon passage dans mon sac fétiche fabriqué de mes mains dans un sac… mortuaire. – Je suis prêt, Madame. – Allons-y. Dans le 4 x 4, je savoure la température de la cabine. Pendant dix bonnes minutes nous restons silencieux, l’un comme l’autre. Je n’ose regarder dans le rétroviseur à quoi je ressemble, ni penser à l’odeur de fauve que je dois dégager, sans doute pénible pour mon sauveur. – Oh ! m***e ! C’est un véritable cri que je pousse soudain. Je réalise que j’ai oublié dans le refuge les autres sacs plastiques dans la précipitation et l’euphorie du départ. – Quoi ? Qu’est ce qui se passe ? – J’ai oublié mes sacs plastiques dans le refuge. – Ce n’est pas grave. – Si, si, il faut absolument les récupérer. – Pourquoi ? – Je ne veux pas laisser des traces de mon passage dans le refuge. – C’est ridicule, Docteur. Tout le monde comprendra au contraire, en retrouvant ces sacs, que c’est un véritable exploit que vous venez de réaliser. – Non, non. Je ne tiens pas à cette publicité. Je veux absolument récupérer ces sacs. Je vous en prie. – Bon, si vous y tenez, enchaîne Miss Samueldottir, contrariée. On va perdre une bonne demi-heure. Je ne comprends pas votre acharnement. Sa réponse un peu cinglante me laisse indifférent. Ces sacs sont un indice trop flagrant. Autant me livrer à la police islandaise. Le retour au refuge se fait dans un silence glacial, je n’en ai cure. Je dois récupérer ces sacs. Agacée, pour le moins, mon confrère ne descend pas de voiture. Les sacs sous le bras, après un rapide regard circulaire, le dernier, certain de n’avoir laissé aucun autre indice – j’ai pris bien soin de vider la tasse de chocolat froide cette fois et de nettoyer la tasse – je reprends ma place dans le 4 x 4 sans un mot. Un silence pesant s’installe que je finis par rompre : – Désolé, ces sacs représentent tant pour moi. – Je n’en doute pas, répond-elle d’un ton sec. Le Docteur Samueldottir ne semble pas avoir trop de problèmes à suivre sa route. La visibilité est pourtant bien faible, cent mètres tout au plus. – Comment faites-vous pour ne pas vous perdre dans ce désert ? dis-je un peu inquiet. – Avec mon frère Gunnar, on circule sur ce plateau depuis notre enfance. Tant qu’il n’y a pas de tempête, je peux m’en sortir. Je ne connais pas tous les rochers que nous croisons, mais presque. Bercé par le bruit régulier du moteur, je m’endors confiant. Une secousse brutale du véhicule m’envoie percuter le tableau de bord. Réveillé en sursaut, je l’interroge. – Qu’est ce qui se passe ? – Rien de bien grave. J’ai touché un gros caillou avec ma roue avant droite. J’ai à peine le temps de constater que nous sommes toujours en plein désert neigeux, Miss Samueldottir a déjà fait le tour du véhicule et vérifié ses chaînes. – Il vaut mieux être prudent. À grande vitesse j’aurais cassé ma direction. Tout va bien. On approche. – Mais je ne vois rien, comment faites-vous ? – J’ai l’habitude. Comme je vous l’ai dit, avec mon frère qui est park-ranger, j’ai sillonné la région à ski ou en motoneige. Il nous est arrivé d’être bloqué par une tempête de neige pendant un ou deux jours dans votre refuge. C’est un de nos plaisirs dans notre île, pas très accueillante à partir de septembre à dire vrai, de se frotter aux éléments et à ce désert glacial. Je me tais, pensant soudain à la main tendue rigide qui se dresse quelque part sur le plateau… La main de Gunnar ? Plus nous approchons, plus mon angoisse augmente. Que va-t-elle me proposer ? Acceptera-t-elle de me loger ? Est-elle mariée ? Je ne sais rien de tout cela. – Nous allons bientôt descendre dans la vallée. La piste est maintenant balisée tous les cent mètres. Dans quelques minutes vous allez voir les lumières d’Akureyri. Je peux vous le dire maintenant Docteur, vous avez beaucoup de chance. – Pourquoi ? – Tous les déplacements sur le plateau sont interdits depuis hier. – En raison de la tempête ? – Oui mais surtout à cause du volcan. – Quel volcan ? L’Hekla ? – Non, non, le Eyjafjoll. C’est lui qui, l’an passé, a créé ce fameux nuage sur l’Europe paralysant le transport aérien. Il recommence à se manifester. Les experts sont inquiets. En cas d’émission de scories on ne peut plus circuler. Les GPS et les téléphones portables ne fonctionnent plus. Le fameux nuage me rappelait un triste souvenir, ma première altercation sérieuse avec Hélène. Ma femme en déplacement à Bâle pour son travail au laboratoire Roche, se trouvait coincée. Fatiguée, elle refuse de rejoindre Londres par le train préférant attendre quelques jours le retour à la normale de la circulation aérienne, comportement qui me mit dans une colère noire. Nos relations se sont dégradées progressivement depuis. – Vous avez pris un sacré risque pour me sauver la mise. Comment pourrai-je vous remercier… Satisfait, je réalisais que les recherches d’un park-ranger disparu sur le plateau central n’étaient pas prêtes d’être lancées. Nous commencions notre descente, les lumières de la vallée annonçant Akureyri devenaient plus distinctes, nous approchions. Cette fois je me lance. – Pouvez-vous me garder incognito quelques jours ? – Je vais voir ce que je peux faire. Sa réponse évasive n’est pas rassurante. Je me tais. La Toyota est toujours secouée sur ce sol inégal et cahoteux. Sa conductrice évite avec brio des congères traîtresses qui pourraient nous immobiliser. J’admire son art de conduire. – Nous allons passer près du bâtiment universitaire, me dit la femme chirurgien. Reconnaissant l’affreuse bâtisse, point de départ de mon calvaire, je m’enquiers de la situation sur place. – Mes compagnons de voyage sont encore là ? – Oui, ceux qui ont survécu. On devrait les rapatrier bientôt maintenant que la circulation aérienne est rétablie. – Sauf si le volcan se manifeste. – Oui bien sûr. Je n’ose lui demander le nombre des survivants. – Vous savez Docteur, je sais que vous avez fait tout votre possible pour ma femme. La femme chirurgien reste silencieuse. Nous venons de traverser la ville laissant l’hôpital et le petit aéroport sur notre droite. Le petit port d’Akureyri est niché au fond d’un fjord étroit, coincé entre l’océan polaire et le plateau volcanique. – Sommes-nous bientôt arrivés ? Je demande avec impatience. – Dans vingt minutes environ. J’habite sur les hauteurs, je vous emmène chez moi. – Mais je vais déranger votre famille. – Pas de danger. Je vis seule depuis mon divorce. J’ai très peu de visites à part mon jeune frère. Il est en stage actuellement au Canada. Il se marie bientôt avec la chef de la police d’Akureyri. C’est elle qui a pris en charge les passagers de votre avion. Vous avez dû la rencontrer. – Oui je crois, dis-je un peu contrarié, me souvenant d’une femme autoritaire et sans doute pas facile. Entre son frère park-ranger et la chef de la police locale je suis bien tombé. En tout cas, la main glacée sur le plateau n’est pas celle de Gunnar ! La Toyota s’engage sur une route en lacets. On ne voit goutte. L’obscurité est complète. Les phares de la voiture balaient la chaussée, très pentue. Je compte une bonne dizaine de virages en épingle à cheveux. Nous sommes enfin sur une partie plane. – Nous arrivons, lance Miss Samueldottir. Le faisceau lumineux du 4 x 4 caresse une grande maison basse paraissant isolée. Un concert d’aboiements joyeux nous accueille. – Ce sont mes samoyèdes. Vous ferez connaissance avec eux demain, rentrons maintenant. Deux dépendances encadrent la maison principale de mon hôtesse. Le chenil d’un côté, une grande remise de l’autre où la Toyota rejoint une Prius toute neuve et deux motoneiges. Deux grands traîneaux, suspendus aux murs de la bâtisse, semblent regretter leur passé de vaisseaux des neiges, supplantés par ces engins bruyants mais si pratiques, disposés, par respect sans doute, à leurs pieds. Avant de pénétrer dans la maison, je jette un regard circulaire. Aucune lumière à proximité. Le Docteur Samueldottir aime l’espace et l’isolement, cela me convient. Nous franchissons une sorte de sas où mon chauffeur dépose sa tenue hivernale. La porte d’entrée franchie, j’ai l’impression de tomber dans une étuve. Il fait une température équatoriale dans la maison. Voyant mon étonnement Miss Samueldottir me rassure. – Ne vous en faites pas. Je vais arranger cela, mon thermostat doit être mal réglé. Étonnant, ce contraste entre ce climat polaire et des maisons surchauffées grâce à la géothermie. La maison est simple mais coquette et spacieuse. Mon hôtesse me conduit sans un mot vers une chambre. – Voici votre domaine. Une chambre et une salle de bains, c’est un peu spartiate mais cela devrait faire votre affaire. Mes parents l’utilisent deux fois par an guère plus. Je vais vous trouver quelques vêtements qui appartiennent à mon frère. Il est à peu près de votre taille. Mettez-vous à l’aise. Je vais préparer quelque chose à manger. Ah ! Je n’ai pas de vin. – Pas de problème, je peux m’en passer. La femme chirurgien quitte la pièce et me jette deux grandes serviettes sur le lit. – Bon bain, vous en avez besoin ! Je suis aux petits soins. Débarrassé de mes hardes je me précipite dans la baignoire. Je savoure ce bain brûlant et réparateur. Je quitte avec regret cette eau réconfortante. La silhouette que je devine dans le miroir de la salle de bains me fait peur. C’est moi ! Je vois un homme hirsute, barbu, amaigri. Je ne me reconnais pas. J’ai dû perdre une dizaine de kilos. J’enfile le blue-jean et le tee-shirt déposés par mon hôtesse. Timidement je me dirige vers la cuisine. Pris d’un vertige soudain, je vacille et m’écroule inconscient.
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