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1046 Words
1 « Anouk ». « Anouk ». Et Anouk par-ci. Et Anouk par-là ! J’en peux plus. Je voudrais disparaître dans un trou. Me volatiliser. J’ai mal aux pieds. J’ai marché toute la journée. Je rêve d’avaler une aspirine et de me mettre au lit. Mais non, ils sont tous les trois postés devant la télé. Il est 20 h. Le dîner n’est pas prêt. Judith ne sera jamais couchée avant 21H00. Elle sera encore d’une humeur massacrante demain matin. Et Tom… — Tu n’as pas fait le repas ? — On t’attendait. — Ah ! Ils n’auront qu’un plat de pâtes ce soir. Je prends sur moi, comme d’habitude. Le sourire. Les câlins. L’intérêt. Pierrick doit bien voir que je suis fatiguée. Il parle à Judith. Je n’entends qu’un fond sonore. Je lance : — Judith, viens mettre la table. Pierrick se lève et le fait à sa place. Judith est tout à coup à nouveau absorbée par le dessin animé qu’ils diffusent pour la centième fois à la télévision. — Parfait, des pâtes à la bolognaise, s’enthousiasme Pierrick. Il ne lui faut pas grand-chose. J’installe Tom dans sa chaise. Judith s’assied. Elle n’a que cinq ans, mais j’ai toujours l’impression qu’elle me regarde de haut. Ses petits yeux gris m’accusent constamment. D’habitude je suis moins fatiguée. J’apprécie ces moments que nous partageons tous les quatre. Je parle de tout et de rien. Ce soir, je n’ai pas envie. Parce que Pierrick m’énerve avec son air de gentil garçon ! Parce que mes enfants font un bruit incessant et parce que j’ai passé une f****e mauvaise journée ! Mon chef m’a encore seriné avec ses dates à respecter, son insistance à satisfaire les clients, à être plus aimable. Dix ans que je bosse dans cette entreprise et pas une once de reconnaissance ! « Anouk, Anouk ! » La voix de Pierrick se mêle à celle de mon chef. Ma tête va exploser. Allez tous vous faire foutre ! — Ça ne va pas, ma chérie ? Ça ne va pas ? — Non. Je ne crois pas que ça aille. — C’est à cause du repas ? — Entre autres. — Anouk, je t’en prie, pas de scène devant les enfants ! « Je t’en prie, pas de scène devant les enfants ! ». Je me répète cette phrase en boucle. Je me moque de lui, de sa petite voix fluette. J’en arrive à certains moments à le détester, le détester vraiment. Tom pleure à présent. Judith parle sans discontinuer, comme elle le fait dès que la tension monte. Cela m’arrange bien je dois dire. Je prends Tom dans mes bras. Il s’apaise immédiatement. Il est beau. Il ressemble à Pierrick. À cause de son regard espiègle qui a toujours l’air de vous sourire. C’est un enfant d’un naturel gai, il est sensible. Je souhaite et je crains qu’il soit comme son père. Très fragile, mais à l’écoute, observateur. Je suis tombée amoureuse de Pierrick pour ces qualités qui aujourd’hui me le font percevoir comme faible, incapable de me soutenir, de me protéger. J’avais vingt ans quand je l’ai rencontré, tout juste vingt ans. Pour l’occasion, j’avais organisé une grosse soirée chez mes parents. Ils étaient comme tous les étés partis tous les trois, rien que tous les trois en vacances. J’avais la maison pour moi seule et j’en profitais un maximum. Il y avait une cinquantaine de personnes. Je n’en connaissais pas la moitié. À l’époque, je sortais avec Pierrot, mon vieux copain, mon copain de toujours, qui me trompait allègrement. Ça n’avait aucune importance, parce que je faisais pareil. C’était entendu entre nous. L’affection et le sexe, sans les chaînes. Je me sentais forte, je me sentais libre. J’ai remarqué ce garçon timide, mal à l’aise et seul. Il était tout en jambe, un grand corps qui s’excusait d’être là. Il avait ce visage doux et rond, qui promet bonté et générosité. Ses yeux rieurs et ses taches de rousseur ajoutaient une touche d’espièglerie. Il avait l’air d’un gosse. J’ai demandé aux gens s’ils le connaissaient. Personne ne savait qui c’était. J’ai fini par aller vers lui, en lui disant que c’était mon anniversaire. — Je sais, m’a-t-il répondu. — On se connaît ? — Non. — Qui t’a invité ? — Personne. — Ah ! Et tu fais souvent ça, de t’incruster aux soirées ? — Non, jamais. — T’es pas bavard… Et qu’est-ce que tu fais là ?... Comment t’as su qu’il y avait une fête ?... Pourquoi tu viens, alors que tu co<nnais personne… et qu’en plus tu t’amuses pas ? — … Je suis venu pour toi. Je te vois à la fac. Je t’ai écouté parler de ton anniversaire à la cafèt’. J’ai entendu qu’il y aurait plein de monde. Je me suis dit que ça se verrait pas que personne ne m’a invité et que je pourrais… — Tu pourrais… ? — Te… connaître, te rencontrer. — He ben ! c’est fait. — … Je suis content. — T’es un drôle de type ! — Ha bon… — Viens, je vais te présenter à mes copains. Au fait, tu t’appelles comment ? — Pierrick. — Moi, c’est Anouk. — Je sais. — Allez viens ! Je l’ai présenté à mes amis, comme ça, pour plaisanter de la situation. Il était toujours aussi timide. Cet étonnant mélange entre sa gêne et sa fierté d’être là me faisait rire. Nous avons quitté la fête, lassés du bruit, de l’alcool et du monde, et nous sommes promenés au bord de la mer. Il a fini par m’embrasser et m’a demandé ensuite si je voulais venir chez lui. J’avais bien compris où ça nous mènerait. J’étais sûre que ce serait encore un mec d’un soir. Un de plus. Mais je ne l’ai plus quitté. Jamais. Je me suis installée chez lui le jour de mes vingt ans. J’en ai 35 aujourd’hui et il m’énerve. Depuis que Tom est né, il a changé. Il s’est affaibli. On a déjà vécu une crise à la naissance de Judith. Il ne me laissait plus de place. C’est comme s’il l’aimait tellement que je ne pouvais, moi aussi, prendre un peu de l’amour de cet enfant. Ça s’est tassé. Ou alors, j’ai lâché. Je ne crois pas être une bonne mère et comme il se veut parfait, ça crée un équilibre. En tout cas, je ne veux pas d’un troisième enfant. Hors de question. J’ai du mal avec Judith. Tom est charmant. Mais je n’ai pas la force. Je sais que Pierrick y pense beaucoup. Les rêves ne se réalisent pas, voilà tout. De temps en temps, j’imagine qu’il me quitte. Il prendrait les enfants, à coup sûr. Je serais bien incapable de vivre sans mon Pierrick. Il m’aime tant. Et je l’aime aussi. Pas comme avant. Il est mon socle à présent. Peut-être l’a-t-il toujours été ? — Mais Anouk, t’as quoi ce soir ? — … Rien, je réfléchis… Tu peux coucher les enfants ? Je suis fatiguée, vraiment fatiguée. — Bien sûr, ma chérie. « Bien sûr ma chérie ». J’aimerais parfois qu’il m’envoie balader, qu’il me malmène. Je me glisse dans mon lit sans même aller embrasser Tom et Judith. Pierrick ne me rejoint pas. Il est sans doute trop tôt. C’est dommage. J’aurais voulu lui parler. J’aurais pu ce soir. Pour que je me débarrasse… Il ne vient pas. Il n’est jamais là quand il faut Pierrick. Je vais dormir. J’appellerais Pierrot demain. Il me comprend Pierrot.
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