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Ça grouille. Je suis là au milieu de tous. Ils courent presque. Je marche tranquillement parmi eux, essayant, en vain, de croiser des regards. J’ai envie qu’on me voie. Gaby. Je veux leur dire que je m’appelle Gaby. Que je vis ici, que je suis née ici. Que je vis seule. Mais ils ne me voient pas. Ils filent. Avec leurs petits cartables, leurs sacs à main, leurs valises, leurs petits costumes et jolis tailleurs. Je sors de la gare, avec mon sac plastique pour tout bagage. Je connais peu Paris, si ce n’est au travers de quelques visites touristiques : Tour Eiffel, Sacré Cœur, Notre Dame, Quartier latin. Je quitte la gare Montparnasse. C’est grand.
Tout me semble possible. J’entre chez un coiffeur et lui laisse quarante euros pour une coupe à la garçonne et une teinture. Les cheveux courts, très courts, blonds. Ça me plaît. Moi, Gabrielle Rémi, garçon manqué, authentique, directe, détachée. Ne plus aimer, ne plus être entravée, jamais. Juste être libre comme j’aurais toujours dû l’être. Je marche. Je marche dans Paris au hasard. Lentement, j’avance. Je croise quelques regards. Des jeunes. Des touristes. Des gens seuls ou en petits groupes. Je les regarde avec insistance. J’ai envie qu’on me parle, qu’on vienne me chercher. Je suis à Belleville à présent. J’entre dans un bistrot. Un petit café simple. Je commande une bière au comptoir. Je vais vite me retrouver sans le sou si ça continue.
Faut que je trouve un boulot au noir. Pas de traces. Ne pas laisser de traces. Je demande au barman s’il embauche. Il me dit que non, mais il a un ami qui cherche dans le 18e.
— J’ai pas trop d’expérience, c’est pas grave ?
— Ben, si vous avez de la mémoire, que vous êtes rapide et sérieuse ça pose pas trop de problèmes.
— C’est possible de bosser sans contrat ?
— Ça peut être un peu plus compliqué. Mais allez voir Nico, vous verrez bien ? Ça peut l’intéresser.
Je lui commande une seconde bière. Le gars d’à côté me demande si je suis du quartier. Ouais, je réponds. Et toi, je lui demande. Je fais ainsi la connaissance d’Alain, un jeune homme, un peu perdu, ancien musicien, en mal de gagner sa vie. Je lui dis enfin mon nom, mon nouveau nom.
— Je m’appelle Gaby… J’ai quitté mon mec… je sais pas où aller.
— Ah merde. Pourquoi tu l’as quitté ?
— Il m’a trompé. Je transige pas avec ça. Je veux plus le voir.
Je pense à Pierrick, qui jamais n’aurait pu m’être infidèle. Cependant, il m’a abandonné quand Judith est née. On n’aurait pas dû devenir parents. On serait resté les enfants de l’amour, comme disait Léa. Au lieu de ça, on est devenus responsables, appliqués, prévoyants. Je suis en colère contre Pierrick. Je m’en rends compte à présent. J’ai occulté jusque-là, en m’imaginant que c’était aussi mon projet. Si j’avais pu, j’aurais avorté. J’ai senti dès que j’ai su que j’étais enceinte que j’étais prise dans un piège. Un piège dont je ne pouvais plus m’échapper.
— Ouais je l’ai quitté et je ne retournerai plus vers lui. C’est fini… Excuse-moi d’être directe, mais tu ne pourrais pas m’héberger quelques jours le temps que je trouve une solution ?
— Heu, ben… c’est délicat, je vis en coloc. Mais il héberge bien des potes de temps en temps. Faut que j’en parle à mon coloc.
— Ce serait hyper sympa, Alain. Je sais qu’on se connaît pas, mais…
— On se connaît un peu maintenant, dit-il dans un sourire.
— Par contre, pas de plan drague !
— Mais non ! T’inquiètes.
J’ai vingt ans. Je retrouve le ton que j’avais au lycée. Cette impertinence pour laquelle les gens m’aimaient. Tout marchait à l’époque. Je demandais. J’obtenais. C’est revenu. Ce sentiment que tout est possible et tout est possible.
On va se promener avec Alain sur le canal de l’Ourcq. Je le suis. Je ne veux pas qu’il voie que je ne connais pas Paris. Ce Paris-là est beau. Je visite avec lui le Paris des promeneurs, celui des habitants, loin du chemin tracé par les guides touristiques.
Nous traversons des avenues, des boulevards, des ruelles, des passages et d’une rue à l’autre, je découvre des monuments, la Seine, les boutiques, les restos. Il appelle son ami qui ne voit pas d’inconvénient à ce que je vienne si ce n’est que pour quelques jours.
Je passe quelques heures agréables avec Alain. Il me donne son adresse. Je m’engouffre dans un bus, sans payer et je vais à Barbès voir le patron du bar qui cherche quelqu’un. Un petit bar à vin sans prétention. Pourvu…
Je fonce vers l’homme posté derrière le comptoir. Il a une gueule de patron, un mélange d’assurance et d’accueil. Il est chez lui. Ça se voit.
— Bonjour, je m’appelle An… Gabrielle. Je suis une amie de Richard du « Café Ounis ». Je veux travailler. Je suis efficace et motivée.
— Effectivement, je cherche une serveuse. Mais je vous préviens. Je veux quelqu’un de sympa avec les clients. Je tiens à une ambiance ici. Il faut quelqu’un de communicatif, de gaie et rapide, dynamique. Et connaître un peu les vins, être capable d’en parler. Si vous pensez convenir, je veux bien qu’on essaie.
— Je suis cette personne. On essaie. Vous payez combien ?
Je lui chuchote : « Je préfère travailler au noir. »
— Ça m’arrange aussi. Je vous paie 10 euros de l’heure et je vous propose de venir de 17 h à 1 h du matin tous les jours sauf le dimanche et lundi. Je vous paie 400 la semaine. Ça vous va ?
— 450 ?
— Non. Mais si vous travaillez bien, ce sera négociable.
— Ça marche.
— Vous pouvez commencer demain ?
— Oui, c’est parfait.
— Je vous paie chaque samedi à la fin de votre service. À demain.
— OK. À demain.
Je marche jusqu’à l’adresse que m’a griffonnée Alain, après m’être procuré une carte de Paris à la RATP. J’aime arpenter cette grande ville.
Je vis au présent. Je regarde le monde avec des yeux neufs. Les yeux de Gaby. Je marche vite, décidée à accomplir…, à m’accomplir, à naître à moi-même.
L’immeuble est vieux. Je compose le code et je monte un petit escalier, je sonne. Un grand type m’ouvre.
— T’es Gaby ?
— Oui.
— Bienvenue.
— Merci. C’est hyper gentil de m’héberger. Juste quelques jours, promis.
— Oui, Alain m’a expliqué. C’est bon.
— Tu dormiras là, sur le canapé du salon.
— C’est parfait. Merci.
— Sers-toi si tu veux boire ou manger un truc.
— OK.
Ces deux types sont sympas. J’ai beaucoup de chance. C’est un signe. J’ai fait le bon choix. Tout va bien. Je vais bien.